Lecture de textes sacrés © narvikk - iStockphoto.com.jpg
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Idiome interdit et langue unificatrice

L’identité d’un territoire est intimement liée à ses mots, les premiers habitants de la vallée de Katmandou, les Newars, parlent nepālbhāsha, dit aussi newari, langue qui commença à s’écrire dès le XIIe siècle comme le prouve une feuille de palmier, support traditionnel en Asie, manuscrite et découverte au monastère bouddhique Uku Bahal à Patan, elle daterait de 1114. Deux siècles plus tard, les ouvrages s’intéressent à la médecine, à l’histoire ou bien à l’astrologie, mais il est habituel de faire naître la littérature népalaise avec Mahindra Malla, poète et roi du XVIe siècle appartenant à une très longue dynastie qui régnera sur la vallée durant six siècles. Les arts vivants, danse, théâtre, étant fort prisés, nul doute que nombre de pièces, d’hymnes ou d’épopées virent le jour durant cet âge d’or, et si l’Occident ignore leur existence, ce n’est pas tant du fait de l’éloignement culturel que la conséquence de l’arrivée au pouvoir d’une autre famille, les Rânâ, au milieu du XIXe siècle. L’utilisation du nawari à l’écrit est alors purement et simplement interdite, les écrivains jetés en prison, les livres confisqués. La censure perdurant, le langage parlé évoluant, bientôt les vieux textes paraissent abscons ou indigestes, jusqu’à ce qu’un homme, Nisthananda Bajracharya (1858-1935), modernise le style, le simplifie, offrant au nawari la chance de renaître dans l’écriture, bien qu’il faille pour cela agir dans une certaine clandestinité. Ainsi, c’est en Inde qu’il composa en 1909 Ek Bishanti Prajnaparamita, la première œuvre en nawari à sortir de presse. Si peu à peu ont été levées les restrictions, qu’un nouvel alphabet fut adopté, qu’une grammaire vit le jour, rares sont pourtant aujourd’hui les locuteurs qui usent de cet idiome. La langue officielle, choisie comme unificatrice, est le népali, dont chacun maîtrise au moins la salutation de base (namaste !), et qui, elle aussi, doit beaucoup à un écrivain, Bhanubhakta Acharya (1814-1868).

Le futur « Aadikavi », « Premier poète », selon le titre dont il fut honoré, naît à Chundi Ramgha. C’est son grand-père qui l’éduque et lui enseigne les textes sacrés rédigés en sanskrit, langue ancienne et érudite, certes maîtrisée par l’élite, mais totalement inaccessible pour la majorité des plus basses castes. Après un séjour à Bénarès, Bhanubhakta Acharya se lance dans une folle entreprise, la traduction en népali d’une œuvre fondatrice, le Râmâyana, qui compte tout de même plusieurs milliers de vers, ce qui, outre le respect de la métrique qu’il s’impose, l’oblige à enrichir le vocabulaire de sa langue maternelle car certains termes n’ont pas d’équivalents. Un travail considérable qui finit par lui valoir reconnaissance, tout autant que ses écrits poétiques ou que son engagement social.

De la poésie à l’apparition du roman

Comme il a été dit, jusqu’au milieu du XXe siècle, le pays subit le joug d’un pouvoir bien en place, mais, signe notable d’ouverture, une première revue littéraire est lancée en 1934, Sharada, une seconde, Bharati, apparaît en 1949, bénéficiant d’un rayonnement au-delà des limites de la capitale et favorisant l’émergence de nouvelles plumes. Citons notamment le « Maha Kavi », « Grand poète », Laxmi Prasad Devkota (1909-1959) qui, avec Muna Madan, acquiert rapidement ses lettres de noblesse. Cette réinterprétation d’une ballade populaire nawari met en scène un marchand quittant sa jeune épouse pour aller faire des affaires au Tibet. À son retour il apprend sa mort, un grand drame romantique à la portée universelle. Guru Prasad Mainali (1900-1971) est quant à lui devenu célèbre pour ses nouvelles, inspirées de la vie à la campagne, toujours prisées des élèves de notre époque. Bishweshwar Prasad Koirala, par ailleurs homme politique, est lui le premier à aborder la littérature sous l’angle psychologique; ses écrits ont été dispersés et longuement censurés. Enfin, du côté du théâtre, impossible de ne pas penser à Bala Krishna Sama (1903-1981), le Shakespeare du Népal. Si la poésie était en vogue dans les années 1930, depuis les années 1960 le roman occupe une place importante. Ce tournant est en partie dû à la publication en 1965 de La Fleur bleue du jacaranda qui, bien qu’il fît scandale, fut couronné par le prestigieux prix Madan Puraskar. Dans cette impossible histoire d’amour entre un ancien soldat et une jeune femme malade, Parijat, décédée en 1993 à Katmandou, explorait la question délicate du patriarcat. Ainsi, la littérature népalaise du XXe siècle n’a pas hésité à se montrer critique, voire révolutionnaire, ce qui valut à certains écrivains quelques années de prison, comme ce fut le cas pour Gopal Prasad Rimal (1918-1973) ou Siddhi Charan Shrestha (1912-1992). Elle est en tout cas bien vivante, pour preuve le prolixe Bhim Nidhi Tiwari, ou le jeune Prajwal Parajuly, né d’une mère népalaise et d’un père indien en 1984 dans l’État du Sikkim, dont Fuir et revenir, épique récit d’une réunion familiale, a été traduit par les éditions Emmanuelle Collas en 2020.