Littérature népalaise

Les années 1970 sont passées par là et Katmandou fait désormais partie de ces villes qui allument notre imaginaire, c’est sans compter que jusque dans les années 1950, les Français ignoraient à peu près tout d’un pays qui commençait à peine à s’ouvrir au monde extérieur. Si on ajoute à la raison politique la difficulté d’accès géographique, si par ailleurs on prend en considération la question linguistique – et elles sont nombreuses les langues au Népal ! –, alors s’explique la méconnaissance d’une littérature qui pourtant se montre dynamique, bien que trop rarement traduite.

L’identité d’un territoire est intimement liée à ses mots. Les premiers habitants de la vallée de Katmandou, les Newars, parlent nepālbhāsha, dit aussi newari, langue qui commença à s’écrire dès le XIIe siècle comme le prouve une feuille de palmier, support traditionnel en Asie, manuscrite et découverte au monastère bouddhique Uku Bahal à Patan, elle daterait de 1114. Deux siècles plus tard, les ouvrages s’intéressent à la médecine, à l’histoire ou bien à l’astrologie, mais il est habituel de faire naître la littérature népalaise avec Mahindra Malla, poète et roi du XVIe siècle, appartenant à une très longue dynastie qui régnera sur la vallée durant six siècles. Les arts vivants, danse, théâtre, étant fort prisés, nul doute que nombre de pièces, d’hymnes ou d’épopées virent le jour durant cet âge d’or, et si l’Occident ignore leur existence, ce n’est pas tant du fait de l’éloignement culturel que la conséquence de l’arrivée au pouvoir d’une autre famille, les Rânâ, au milieu du XIXe siècle. L’utilisation du nawari à l’écrit est alors purement et simplement interdite, les écrivains jetés en prison, les livres confisqués.

La censure perdurant, le langage parlé évoluant, bientôt les vieux textes paraissent abscons ou indigestes, jusqu’à ce qu’un homme, Nisthananda Bajracharya (1858-1935), modernise le style, le simplifie, offrant au nawari la chance de renaître dans l’écriture, bien qu’il faille pour cela agir dans une certaine clandestinité. Ainsi, c’est en Inde qu’il composa en 1909 Ek Bishanti Prajnaparamita, la première œuvre en nawari à sortir de presse. Si peu à peu ont été levées les restrictions, qu’un nouvel alphabet fut adopté, qu’une grammaire vit le jour, rares sont pourtant aujourd’hui les locuteurs qui usent de cet idiome. La langue officielle, choisie comme unificatrice, est le népali, dont chacun maîtrise au moins la salutation de base (namaste !), et qui, elle aussi, doit beaucoup à un écrivain, Bhanubhakta Acharya (1814-1868).

Le futur « Aadikavi », « Premier poète », selon le titre dont il fut honoré, naît à Chundi Ramgha. C’est son grand-père qui l’éduque et lui enseigne les textes sacrés rédigés en sanskrit, langue ancienne et érudite, certes maîtrisée par l’élite, mais totalement inaccessible pour la majorité des plus basses castes. Après un séjour à Bénarès, Bhanubhakta Acharya se lance dans une folle entreprise, la traduction en népali d’une œuvre fondatrice, le Râmâyana, qui compte tout de même plusieurs milliers de vers, ce qui, outre le respect de la métrique qu’il s’impose, l’oblige à enrichir le vocabulaire de sa langue maternelle car certains termes n’ont pas d’équivalents. Un travail considérable qui finit par lui valoir reconnaissance, tout autant que ses écrits poétiques ou que son engagement social.

Comme il a été dit, jusqu’au milieu du XXe siècle, le pays subit le joug d’un pouvoir bien en place, mais, signe notable d’ouverture, une première revue littéraire est lancée en 1934, Sharada, une seconde, Bharati, apparaît en 1949, bénéficiant d’un rayonnement au-delà des limites de la capitale et favorisant l’émergence de nouvelles plumes. Citons notamment le « Maha Kavi », « Grand poète », Laxmi Prasad Devkota (1909-1959) qui, avec Muna Madan, acquiert rapidement ses lettres de noblesse. Cette réinterprétation d’une ballade populaire nawari met en scène un marchand quittant sa jeune épouse pour aller faire des affaires au Tibet. À son retour il apprend sa mort, un grand drame romantique à la portée universelle. Guru Prasad Mainali (1900-1971) est quant à lui devenu célèbre pour ses nouvelles, inspirées de la vie à la campagne, toujours prisées des élèves de notre époque. Bishweshwar Prasad Koirala, par ailleurs homme politique, est lui le premier à aborder la littérature sous l’angle psychologique. Ses écrits ont été dispersés et longuement censurés. Enfin, du côté du théâtre, impossible de ne pas penser à Bala Krishna Sama (1903-1981), le Shakespeare du Népal.

Si la poésie était en vogue dans les années 1930, depuis les années 1960 le roman occupe une place importante. Ce tournant est en partie dû à la publication en 1965 de La Fleur bleue du jacaranda qui, bien qu’il fît scandale, fut couronné par le prestigieux prix Madan Puraskar. Dans cette impossible histoire d’amour entre un ancien soldat et une jeune femme malade, Parijat, décédée en 1993 à Katmandou, explorait la question délicate du patriarcat. Ainsi, la littérature népalaise du XXe siècle n’a pas hésité à se montrer critique, voire révolutionnaire, ce qui valut à certains écrivains quelques années de prison, comme ce fut le cas pour Gopal Prasad Rimal (1918-1973) ou Siddhi Charan Shrestha (1912-1992). Elle est en tout cas bien vivante, pour preuve le prolixe Bhim Nidhi Tiwari, ou le jeune Prajwal Parajuly, né d’une mère népalaise et d’un père indien en 1984 dans l’État du Sikkim, dont Fuir et revenir, épique récit d’une réunion familiale, a été traduit par les éditions Emmanuelle Collas en 2020.

La littérature bouthanaise

C’est l’État indien du Sikkim qui justement s’intercale entre le Népal et le Bhoutan, minuscule confetti, pas plus grand que la Suisse, qui ne compte même pas un million d’habitants. Pour comprendre la littérature qui s’y écrit, il faut se pencher sur l’histoire d’un pays enclavé et coincé entre l’immense Chine et l’Inde bouillonnante, prendre conscience que depuis sa création, le Bhoutan n’a eu de cesse de s’affranchir de l’assimilation au Tibet et de se forger une identité propre.

C’est au début du XVIIe siècle que tout commence, quand Shabdrung Ngawang Namgyal, fuyant les persécutions religieuses, se réfugie dans ces zones montagneuses et quasiment inaccessibles. Il unifiera les tribus guerrières qui dominaient le paysage en instaurant un code législatif unique. Son action est administrative et se traduit par la construction d’un réseau de forteresses, mais elle est également spirituelle, dans ce territoire où coexistaient jusqu’alors plusieurs branches du bouddhisme, et ce depuis le VIIe siècle.

Ce sont ainsi des textes sacrés qui constituent la première littérature bhoutanaise, ceux-là même qui désormais se découvrent, par exemple, à la Bibliothèque nationale du Bhoutan, érigée en 1967 dans la capitale, Thimphou, qui expose de remarquables incunables xylographiques, ces blocs de bois traditionnels antérieurs à l’invention de l’imprimerie.

Le Bhoutan aura à lutter pour conserver son indépendance, connaîtra périodes de repli, guerres civiles et protectorat britannique. Le 17 décembre 1907, jour que commémore la fête nationale, est décrétée une monarchie, peu à peu reconnue par les pays voisins et les forces en présence, bien que l’équilibre soit toujours fragile. En 1953, le nouveau roi, Jigme Dorji Wangchuck entend faire évoluer son pays, abolit le servage, opère une réforme agraire. Le Bhoutan devient membre des Nations unies en 1971. Son successeur, Jigme Singye Wangchuck couronné en 1974 à 19 ans, poursuit le mouvement mais décide de renforcer l’unité culturelle en imposant une langue commune, le dzongkha, au détriment des minorités empêchées de conserver leurs us et coutumes, parfois même privées de leur citoyenneté. La question est complexe, éminemment politique, quoiqu’il en soit dans les faits, l’anglais, aussi enseigné à l’école, rivalise fortement avec la langue nationale.

Pays secret, le Bhoutan se protège,  la télévision et l’utilisation d’Internet ne sont autorisées qu’à partir de 1999, et c’est dans ce contexte, auquel il faut ajouter une alphabétisation toujours en cours, que s’inscrit la littérature contemporaine. Encore discrète, elle existe pourtant, comme le démontrent le festival international Mountain Echoes lancé en 2009, les timides tentatives de création d’une page Facebook des Writers Association of Bhutan (WAB) ou les livres pour enfants que propose le journal Kuensel.

La capitale voit augmenter le nombre de ses librairies, bien qu’elles pratiquent surtout l’importation, les maisons d’édition se comptent sur les doigts de la main mais se consacrent pour l’essentiel à la publication de manuels scolaires. Pour découvrir la littérature bhoutanaise, à vrai dire, il faut creuser du côté du monde virtuel, les auteurs se tournant vers l’auto-édition facilitée par la diffusion de fichiers numériques ou par l’émergence de l’impression à la demande.

Monu Tamang a ainsi proposé Chronicle of a Love Foretold en 2015, Chador Wangmo met en ligne régulièrement de nouveaux textes sur Goodreads depuis 2012…  Dans le monde du théâtre, un nom rencontre quelques rares occurrences, Ravi Chaturvedi, et en poésie celui de Gopilal Acharya, né en 1978 à Gelephu, commence à émerger. Il est dit qu’il a suivi ses études au Bhoutan et en Suède, que son roman With a Stone in my Heart a figuré sur la liste du Man Asian Literary Prize en 2009, que certains de ses poèmes ont fait l’objet de publications en revue, et qu’il est surtout l’auteur de Bhutanese Folk Tales. Ce recueil de contes traditionnels s’inscrit dans une mouvance plus large, généralement la première étape de l’apparition d’une littérature, celle de la collecte du matériau folklorique.

Dans un pays qui doit aujourd’hui apprendre à concilier ses traditions et l’ouverture au monde extérieur, à conserver sa langue tout en usant de l’anglais facilitateur de contacts, la fiction laisse pour l’instant place au désir de garder traces de ce qui a existé, ainsi la nostalgie imprègne les pages des jeunes auteurs, et quelques biographies ont rencontré leur public. Pour autant, l’étape suivante, celle d’un regard toujours réaliste mais un peu plus acéré, critique, commence à s’affirmer. C’est ainsi que le lecteur français, curieux de voyager par les livres, pourra se procurer Le Cercle du karma aux éditions Actes Sud. Dans ce roman, Kunzang Choden née en 1952 à Bumthang, la première auteure à être traduite dans notre langue, raconte le parcours initiatique de Tsomo, petite fille qui, frustrée que l’école soit réservée aux garçons, décide de s’enfuir pour rejoindre l’Inde et plus précisément Bodh Gaya, l’un des quatre lieux saints du bouddhisme.