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Défilé de mode pendant la Fashion Week© CatwalkPhotos - Shutterstock.com.jpg

Les débuts de la mode « à l’italienne »

Marco-Carlo Belfanti s’est régulièrement penché sur le phénomène du Made in Italy dans le secteur de la mode. Selon le professeur d’histoire économique à l’Université de Brescia, la recherche de l’étiquette commence après la Seconde Guerre mondiale, quand il fallut reconstruire l'Italie en ruine. L'aide américaine du plan Marshall contribue au rééquipement des usines italiennes ; l’économie repart, tirée en grande partie par l’industrie du textile. En 1951, Giovanni Battista Giorgini, un riche entrepreneur et marchand florentin, lance son premier défilé de mode dans le superbe palais Pitti, puis un second. En bon influenceur de son temps, il ose se mesurer à la haute couture parisienne, il séduit la presse, les grands magasins américains et la clientèle fortunée. Le mythe du Made in Italy est lancé et avec lui la fascination pour le bon goût italien.
L’héritage de l’esthétisme, du design élégant et de l’artisanat raffiné entre en continuité avec le savoir-faire local. Ainsi, la filature piémontaise Lanificio Fratelli Cerruti, le chausseur Salvatore Ferragamo et le maroquinier Guccio Gucci, florentins tous deux, puisent leur légitimité vis-à-vis des acheteurs internationaux auprès des ateliers et des entreprises familiales de proximité.

Le besoin de glamour s’affirme au cinéma

Dans les années 1950 et 1960, les films hollywoodiens réalisés en Italie ont un impact énorme sur la mode. Les stars américaines Audrey Hepburn ou Elizabeth Taylor en sont les meilleures ambassadrices, mais aussi Sophia Lauren, l’égérie de Gucci, qui donne envie de s’habiller comme elle, de marcher comme elle, avec son je-ne-sais-quoi de si glamour.

Côté hommes, la réputation du costume italien se développe à l'international grâce aux acteurs Peck, Mastroianni, Delon ou encore Belmondo. La demande pour le sur-mesure est croissante à Florence, Rome ou Naples. Milan, l’industrieuse, s’impose au début des années 1970, avec une mode manufacturée plus abordable. La capitale de la Lombardie devient alors la vitrine italienne du prêt-à-porter Made in Italy. Des petits ateliers de quartier aux maisons les plus exclusives, la ville fonctionne comme une grosse machine à coudre professionnelle, un aimant à aiguilles d’or, créateurs et stylistes.

Le 15 janvier 2022, en pleine fashion week automne-hiver, la disparition de Nino Cerutti, fondateur de la maison de haute couture éponyme, a ému le monde de la mode, alors réuni à Milan. Le « philosophe du vêtement » avait 91 ans. Maître incontesté de l’élégance masculine, il laisse un patrimoine inspirant pour les générations montantes. Avant-gardiste, il fut le premier à réellement casser les codes. Avec lui, fini l’uniforme, le costume étriqué. La veste déstructurée devient l’évidence. De nombreuses célébrités du grand écran l’adoptent, mais aussi les sportifs comme les pilotes de Formule 1 chez Ferrari.

Cerutti popularise une esthétique chic et décontractée, la « classe » en toute circonstance ! Inspiré par le vestiaire professionnel, le sportswear masculin ou la working girl, le grand couturier pose les bases du casual chic. Une mode mixte, basique, aujourd’hui toujours revue et retravaillée. « Il ne s'agit pas d'un style vestimentaire, mais d'un style de vie », disait-il. Sa fine connaissance des tissus et des matières lui a permis de mêler création-mode et industrialisation, à mi-chemin entre prêt-à-porter et mode sélective.

Habile en affaires également, la griffe pense en termes d’accessibilité, en multipliant les gammes. L’entreprise se décline sur des produits et accessoires de luxe, les parfums, montres, chaussures, bijoux, lunettes. Le rayonnement pérenne de la marque est initié par un nouveau système de licences. A Paris d’abord, en 1967, s’ouvre au 27, rue Royale une première boutique (Cerruti 1881), sous l’égide d’un jeune directeur artistique, un certain Giorgio Armani.

Entre création et fabrication régionale spécifique

La scène vestimentaire milanaise tient grâce aux liens solides qu’elle entretient avec son réseau local et régional, et dans les usines et les PME familiales s’activent toujours plusieurs métiers de la filière. L’Italie du Nord conserve aussi une assise manufacturière réputée sur la taille et la distribution de tissus de qualité, les laboratoires de fils et d'embobinages, la broderie, l’imprimerie de couleurs et motifs ; sur les produits manufacturés finis également, avec la lunetterie, la maroquinerie, la joaillerie.

Dans le Piémont, entre les Alpes et la plaine du Pô, Biella est la ville d’origine de Nino Cerruti. Grâce aux pâturages pour les moutons et l’eau de la rivière Cervo pour l’énergie hydraulique, les filatures et les laboratoires de teintures de l’entreprise familiale sont toujours en activité. Biella est d’ailleurs devenue capitale italienne de la laine, classée par l'Unesco en 2019 comme ville d’artisanat et d'arts populaires. Son environnement naturel a fait sa fortune. Tradition lainière toujours, en Toscane, la région de Prato s’industrialise à partir du XIXe siècle pour devenir l’un des pôles textiles les plus importants d'Europe, brillant aussi par ses récentes recherches-innovations en termes de recyclage du fil et de la fibre.

A l’ouest de Milan, autour de Novarre (Piémont), des grandes marques italiennes ou internationales ont installé leurs ateliers dans une ZAC spécialisée. La proximité avec les filatures régionales permet de confectionner des vêtements de luxe, qui seront expédiés plus tard aux clients par avion via l'aéroport de Malpensa situé tout près.

Historiquement, dans la région Nord, le travail de la soie s'est développé à la fin du XIXe  siècle sur les bords du lac de Côme, grâce à la culture du mûrier et l’élevage du ver à soie. Et, comble de l’élégance, le tour du cou en soie s’achète comme il se doit dans la cité lacustre au nom éponyme. L'industrie de ce tissu précieux a enrichi plusieurs familles lombardes, qui ont investi dans la magnanerie. En 1990, la municipalité s’est dotée d’un musée de la soie. Le visiteur peut ainsi découvrir les différentes étapes de la production jusqu'à la salle d'impression. Passage obligé, la boutique du musée propose de jolis modèles hommes et femmes.

En Toscane, entre Florence et Pise, c’est l’artisanat et l'industrie du cuir qui dominent. Près de deux cent-cinquante ateliers et usines, réputés pour la qualité des matières, ont transformé le bassin d’activité (chaussures, maroquinerie) en l’un des plus grands districts européens de tannage, reconnu à l’international.

Autres accessoires indispensables, les lunettes. Si la lunetterie italienne commence à se développer vers la fin du XIXe siècle, l’objet restera longtemps une simple prothèse, ni esthétique ni très confortable. Il faudra attendre la vision du pionnier Antonio Da Deppo, dans les années 1950, pour voir le vrai changement. D’abord mécanicien chez le constructeur automobile Fiat à Turin, il revient dans sa commune natale, Cadore (Vénétie) aux pieds des Dolomites, pour ouvrir un petit atelier. Il se met alors à fabriquer des moules qui serviront à fabriquer des composants pour lunettes revendues par la suite aux petites usines de la région. Puis, il se lance dans le verre fini, achète des machines neuves, embauche des ouvriers spécialisés. La production de modèles plus souples en celluloïd de la Frenk fabbrica occhial commence ainsi ; l’histoire se poursuit aujourd’hui sur la recherche de techniques et matériaux innovants. Ce savoir-faire en circuit court fera des émules. Le pôle lunetterie de Belluno s’articule autour d’un réseau territorial, de Cadore, Agordo, Longarone, Feltre au bassin d’Alpago, et place l’Italie en bonne position. C’est le premier fabricant mondial de lunettes de vue et de soleil qui gère aussi la galvanisation et livre les petites pièces, les étuis et lentilles. Quatre grands groupes se partagent le marché : Luxottica, Safilo Group, Marcolin Group, De Rigo Vision, ainsi qu'un réseau de sous-traitants approvisionnant le secteur sélect des lunettes haut de gamme.

Mondialisation, mode éthique et contrefaçon

Dans les années 1990, la mode se mondialise. Certains designers italiens ont transformé l’entreprise familiale en consortium international ; des maisons haut de gamme sont désormais sous contrôle étranger, rachetées notamment par Chanel, Kering ou LVMH. Mais l’Italie conserve de belles marques indépendantes, comme Prada, Armani, Dolce & Gabbana, Max Mara, Ferragamo ou Gianfranco Ferré et, malgré l’impact de la pandémie et la crise énergétique, la mode italienne reste influente.

A Milan, les fashion weeks - 4 par an - s’inscrivent toujours dans l’agenda des professionnels, aux côtés de Paris, Londres, New York. Les postmodernes se retrouvent chea Giambattista Valli, Fausto Puglisi, ainsi que le duo Maria Grazia Chiuri et Pier Paolo Piccioli chez Valentino. A découvrir également, les créations ultramodernes et féminines du label AC9 d’Alfredo Cortese, la maille jersey d’Andrea Adamo, les collections aux couleurs vitaminées de la marque Cormio ou celles bien plus épurées de Paolo Errico. Ce dernier, génois d’origine, vit et travaille entre Milan, Paris et Londres. Diplômé de l’Université d’Urbino, il rejoint les équipes de Calvin Klein et Versace en tant que consultant luxe puis, au début des années 2000, il conçoit des collections pour les groupes d’Ermenegildo Zegna et Roberto Cavalli. En 2005, il crée sa propre maison de couture, développe sa marque dans un usage presque exclusif de la maille en profitant du patrimoine textile de son pays. Paolo cite volontiers Nino Cerruti comme visionnaire mais s’émancipe totalement de son style. Le jeune créateur s’adapte aux nouveaux besoins des gens de sa génération, qui sont en quête d’ergonomie, d’épure chromatique et de fonctionnalité. Son style très structuré donne naissance à des vêtements pluridimensionnels, basés sur des formes géométriques et réversibles.

Comme en France, la relève italienne est audacieuse. Elle met en avant la fluidité des matières et des genres. Sur son site Internet marchand, Paolo Errico résume sa volonté de créer autrement une mode durable et responsable : « Nous prendrons bien soin de ne pas détruire la beauté de ce que nous possédons. » L’alter-style nous parle de l’écosystème dans lequel il est créé, de relocalisation, de recyclage. Une traçabilité sur la filière textile qui, selon lui, doit s’appliquer aux vêtements mais aussi aux lieux-ressources, aux employés du secteur. A voir si cette mode éthique aura un réel écho chez les fashionistas.

Ce tour d’horizon serait incomplet si l’on omettait de mentionner le fléau de la contrefaçon, qui coûte très cher à l’Italie. Si l’habillement, les sacs et les chaussures ne sont pas les seuls secteurs plébiscités par l’industrie du faux, la mode est particulièrement touchée.