De la poésie orale à la poésie écrite

La population tend à se concentrer dans la capitale, Doha. Pour autant, le reste du pays compte de nombreux villages – dont certains abandonnés depuis des siècles mais miraculeusement conservés par le sable – qu’il ne faut pas manquer de visiter, à l’instar d’Al Jassasiya où se découvrent 874 gravures rupestres, première forme d’« écriture » dont la plus ancienne date du néolithique. Un autre lieu emblématique – Al Khuwayr – rappelle d’une part la pêche aux perles qui a constitué une activité florissante jusqu’au début du XXe siècle, évoque d’autre part celui qui y est né et est considéré comme l’un des premiers poètes qataris dont la culture populaire en a gardé mémoire au point d’en faire un personnage quasi mythique, Qatari ibn al-Fuja’a. Il serait décédé à la toute fin du VIIe siècle après avoir fait frapper une pièce de monnaie portant la devise de l’Islam Kharidji auquel il appartenait, en laissant une poésie plutôt guerrière, glorifiant le martyre. De la même manière, l’histoire du pirate Rahmah ibn Jabir Al Jahami (1760-1826) inspira le journaliste anglais James Silk Buckingham (1786-1855) et prit l’ampleur d’une véritable légende. Ce folklore local comptait également nombre de contes s’inspirant souvent des activités maritimes. L’un des plus connus est sans doute celui de Gilan et May, l’histoire d’un homme riche d’Al Khor, propriétaire de bateaux perliers (boutres) qui vit, non sans agacement, une femme, May, commencer à empiéter sur son territoire. Lors d’une récolte de perles durant laquelle ils se retrouvèrent encore une fois en compétition, Gilan, furieux, observa une sauterelle dont il imagina imiter les ailes, inventant ainsi le bateau à voile qui lui permit de ne plus jamais se laisser distancer. Dans un autre registre, il continue de se raconter que Bu Daryā, djinn aquatique du golfe Persique, aime à faire peur aux marins.

Tout comme le folklore, la poésie -– dite Nabati et spécifique à la péninsule arabique – a très longuement privilégié la transmission orale. Pratiquée par les Bédouins, peuple nomade, elle respectait des formes fixes (qasidas) proches de celles utilisées par les poètes préislamiques, et se déclinait en thèmes récurrents, tels que le « ritha », la lamentation que pratiquaient les femmes en guise d’élégies funéraires. En effet, la poésie n’avait pas que vocation à transmettre les traditions ou les histoires anciennes, elle était utilisée au quotidien, jouant un rôle social permettant de fluidifier la vie en communauté, en dénouant par exemple des conflits ou, au contraire, en servant de déclaration de guerre ! Quoi qu’il en soit, le fait qu’une tribu puisse revendiquer la présence d’un poète en son sein était source de grande fierté, certains connaîtront d’ailleurs une très large renommée. La Nabati a eu tendance à s’étioler à l’aube du XXe siècle, elle renaît pourtant avec ferveur, depuis quelques décennies, dans certains émirats proches du Qatar.

Si certains poètes étrangers avaient séjourné au Qatar, au point que l’on se souvient au moins de leur passage – Abdul Jalil Al-Tabatabai ou Mohammed bin Abdullah bin Uthaymin – l’un des premiers natifs est Majid Al-Khulaifi (env. 1873-1907). Ses poèmes avaient conservé la versification de la Nabati et parlaient tout autant de la guerre que de la mort de sa femme. Ils seront repris dans l’anthologie From Qatari Poetry, réalisée en 1969, dans laquelle figurera également Mohammed bin Jassîm al Fayhani (1907-1939), bien qu’il vécût à Al Muharrig (Bahreïn). Ce marin, issu d’une famille aisée, connut une grande histoire d’amour, tragique et platonique, qui lui inspira des vers d’une telle beauté qu’ils furent repris en chanson.

De la poésie au roman

Avec le taux d’alphabétisation croissant, la littérature commence véritablement à s’écrire au milieu du XXe siècle. Cette ébullition coïncide avec une autre révolution, celle de l’apparition d’une scène artistique dans un pays où, jusqu’alors, l’art figuratif n’allait pas de soi, l’islam refusant la représentation des êtres. Ces changements bénéficient de plusieurs facteurs : le Qatar jouit d’une prospérité nouvelle grâce au pétrole, le statut des femmes s’améliore et – c’est assez notable pour le signaler – elles s’impliquent tout autant que les hommes en littérature, l’indépendance se pressent et s’impose en 1971, l’Université de Doha ouvre ses portes deux ans plus tard… Le journalisme lui aussi se développe : 14 titres sont créés dans les années 1970. Enfin, les frontières sont poreuses : les séjours d’étudiants à l’étranger se généralisent, les mouvements d’immigration ouvrent à de nouvelles cultures. Aujourd’hui, cet état de fait pose problème puisque l’arabe se retrouve en concurrence avec l’anglais qui est naturellement devenu la langue de communication – et la seconde reconnue comme officielle – mais les services culturels essayent d’endiguer ce phénomène, par exemple avec la création du Prix Katara qui depuis 2014 récompense des auteurs de langue arabe (même non Qataris).

Enfin, la prose trouve sa place, d’abord sous la forme de textes courts : Yousef Ni’ma publie deux recueils de nouvelles en 1970 (Bin Al-Khaleej : Fille du Golfe, et Liqa fi Beirut : Une Rencontre à Beyrouth), suivis par celui de Kattham Jaber en 1978 qui devient ainsi, avec Ania wa Ghabat as-Samt wa at-Taraddud, la première femme à faire paraître une œuvre plus conséquente que des poèmes dans les journaux. Elle ouvrait alors la voie aux sœurs Khalifa, romancières qui publieront trois titres en 1993 : al-Ubur ila al-haqiqa (Passage vers la vérité) et Ahlam al-bahr al-qadima (Les Vieux rêves de la mer) signés par Shu’a, Usturat al-Insan wa-l-buhayra (Le Mythe de l’homme et du lac) écrit par Dalal. Ces romans n’hésitent pas à interroger la société, son évolution rapide et les problèmes sociaux qui s’ensuivent. Les femmes, en tous les cas, revendiquent leur place dans cette restructuration sociétale. Elles accéderont au droit de vote et à celui de se présenter à des élections le même jour que les hommes, le 8 mars 1999, date symbolique.

Si c’est avec un roman historique que Abdulaziz Al-Mahmoud devient en 2011 l’auteur du premier best-seller du pays (Al Qursan, traduit en anglais sous le titre The Corsair), la littérature – bien qu’encore confidentielle – se fait volontiers politique par le biais d’essais, d’autobiographies ou de récits psychologiques, tels que Ahdan al-manafi (Les Étreintes de l’exil) d’Ahmed Abul Malik en 2005, Mud Foam (L’Écume de la boue) de Jamal Fayiz en 2013, ou Racines d’une vie de Hashim Al-Sayed traduit en français chez Érick Bonnier éditeur en 2017. Cette aspiration à la liberté de ton crée parfois de vives tensions avec les autorités, comme ce fut le cas en 2012 quand Iben Al-Dhib (Mohamed Al-Ajami) fut jugé pour atteinte aux symboles de l’Etat et incitation à renverser le pouvoir.