Timbre représentant John Muir © ecliff6 - iStockphoto.com.jpg

Des aventuriers aux romanciers

Il semblerait évident de faire débuter l’histoire en 1741, quand le Danois Vitus Jonassen Béring, à la solde des Russes, franchit le détroit auquel il laissa son nom, voire même 80 ans auparavant lorsque Simon Dejnev accomplit le même exploit sans pour autant marquer les mémoires. Cela ne ferait pas oublier les peuples autochtones – notamment les Aléoutes – qui continuent aujourd’hui de se battre pour faire perdurer leur culture et leur savoir ancestral, bien que les colons n’aient cessé de les opprimer. Après que les trappeurs russes eurent fini de profiter des ressources – au point que la loutre de mer, dont la fourrure se revendait à des prix fous, disparut de certains territoires –, ils se désintéressèrent de l’Alaska qu’ils revendirent pour quelques millions de dollars aux Américains en 1867. À peine une quinzaine d’années plus tard, un écrivain français choisira ce décor pour camper une partie de l’intrigue de son roman César Cascabel. Jules Verne (1828-1905) n’a pourtant jamais posé le pied en Alaska, et finalement très peu voyagé durant une vie où il composera cependant, avec brio et une vive imagination, de fascinantes expéditions.
Si ces paysages particuliers se montrent propices à inspirer des fictions, ils ne manquent pas non plus de fasciner les véritables aventuriers, qui parfois s’y rendent uniquement équipés de thé et de pain sec, mais dénués de fusils, comme l’aurait fait l’Écossais John Muir. Grand défenseur d’une nature qu’il sait d’ores et déjà menacée, en avance sur son temps, visionnaire, ce naturaliste vécut de 1838 à 1914. Il deviendra, entre autres, le fondateur du Sierra Club, organisation non gouvernementale de protection de l’environnement toujours en activité de nos jours, ce qui ne lui fait pas démériter sa réputation de père de l’écologie moderne. Entre érudition et anecdotes rocambolesques, son ouvrage Voyages en Alaska (éditions Payot) demeure un classique pour qui s’intéresse à ces terres lointaines. Il y raconte son expédition réalisée en 1899, soit deux ans après qu’un homme – de 38 ans son cadet ! – s'est lui aussi risqué à parcourir ces contrées reculées. C’est en effet le 2 août 1897 que Jack London (1876-1916) débarqua à Juneau, une étape sur le trajet qui le mena à Dawson (Canada) où il exploita une concession dans l’espoir d’y découvrir de l’or. Sa fièvre fut de courte durée – la littérature déjà l’appelait – et prit une autre forme puisque le scorbut ne l’épargna pas. S’il ne revint pas riche de ce nouveau voyage – à 21 ans il en comptait déjà plusieurs à son palmarès –, il y a gagna une matière qu’il ne manqua pas d’utiliser dans son célèbre roman L’Appel de la forêt, l’histoire d’un chien californien, Buck, kidnappé et attelé de force à un traîneau, et dans plusieurs nouvelles à retrouver, par exemple, dans le recueil L’Amour de la vie (éditions Folio).
Entre 1900 et 1909 vont naître au moins quatre auteurs qui vont donner une autre coloration à leurs récits, faisant montre d’un intérêt quasi scientifique et surtout humaniste : Bob Marshall (1901-1939), Segundo Llorente (1906-1989), Margaret Lantis (1906-2006) et James Louis Giddings (1909-1964). À l’égal de John Muir, le premier est un militant écologique qui contribuera lui aussi à la protection des terres sauvages. Guidé par sa passion pour les arbres, c’est celle qu’il nourrit pour les hommes qu’il rencontre dans le village de Wiseman où il loge qui l’amènera à écrire le grand best-seller de l’année 1933 : Arctic Village. Le deuxième, quant à lui, est un missionnaire espagnol que son amour pour l’Alaska amène à endosser des fonctions politiques. Prolixe, il laisse une œuvre abondante qui laisse transparaître sa vocation d’ethnologue, un domaine qu’exploreront tour à tour l’anthropologue Margaret Lantis et l’archéologue James Louis Giddings qui prouvera que l’Alaska était peuplé depuis au bas mot 4 000 ans. Enfin, c’est avec une certaine mélancolie qu’il ne faudra pas manquer d’évoquer la mémoire de Marie Smith Jones, née en 1918 à Cordova, qui fut la dernière locutrice de la langue eyak, un héritage qu’elle tenta toute de sa vie de préserver, notamment en collaborant à The Eyak Language Project, toujours en ligne sur Internet.

Ouverture et foisonnement

L’Alaska, qui n’était accessible que par une unique voie de chemin de fer au début du XXe siècle, va connaître dans la seconde partie du siècle une immigration importante, du fait de l’exploitation de ses richesses souterraines. Officiellement rattaché à l’Union américaine en 1959 lorsqu’il deviendra le 49e État, le territoire attire les écrivains non natifs, bien qu’il n’en produise pas encore. Dans la liste de ceux qui y ont trouvé la mort, à défaut d’y voir le jour, nous pourrions par exemple citer l’ancien marine Robert Owen Bowen (1920-2003) qui fut prisonnier de guerre aux Philippines, et surtout l’ermite John Haines (1924-2011) qui passera de longues années isolé dans une cabane et en tirera le livre Vingt-cinq ans de solitude, à se procurer sans plus tarder en traduction française aux éditions Gallmeister. Mentionnons encore Sue Henry (1940-2020) qui s’adonnera avec succès au roman policier, ainsi que Tom Sexton, né en 1940 à Lowell dans le Massachussetts, qui fera acte de poésie, tout comme Richard Dauenhauer (1942-2014). Ce dernier produira en outre avec son épouse, Nora Marks, Alaskaine Tlingite née en 1927 à Juneau, une œuvre dédiée à cette ethnie du sud-est de l’État.
Peu à peu, les voix d’auteurs originaires de l’Alaska commencent elles aussi à se faire entendre, portées par l’alphabétisation croissante dont le développement de l’Université (initialement Alaska Agricultural College and School of Mines, de son ouverture aux étudiants en 1922 jusqu’en 1935) n’est que l’un des signes.  Cela se confirme notamment du côté de la littérature féminine, dont l’une des premières représentantes fut la dramaturge et romancière Susan Arnout Smit, qui vit le jour en 1948 à Anchorage, la ville la plus peuplée d’Alaska. Elle se fit tout d’abord connaître avec une fiction d’inspiration historique et mettant en scène un couple métis, The Frozen Lady, puis remporta tous les suffrages avec sa pièce BEAST qui fut honorée par le Stanley Drama Award en 1990. Elle poursuivra sa carrière en devenant essayiste puis en écrivant des scénarios de téléfilms ainsi que des thrillers, ce qui achèvera d’asseoir sa réputation et ouvrira des voies dans lesquelles s’engouffreront Dana Stabenow – dont les romans policiers ont été traduits en français par les éditions Delpierre (À pierre fendre, Dégel mortel, En plein ciel, Mort en eaux vives…) – et Diane E. Benson qui, outre ses fonctions politiques, s’investira dans le milieu théâtral dès les années 1980, en donnant des ateliers à des publics en marge, en initiant la création de la première troupe indépendante et en mettant en scène certaines de ses propres pièces. Toute une génération née dans les années 1960 confirme ce nouvel engouement pour la chose littéraire, les plumes alors se démultiplient et explorent des espaces jusqu’alors insoupçonnés, à l’instar de Nick Jans. Tout d’abord journaliste, celui-ci a développé son talent pour la photographie en même temps que l’écriture, et vend tout autant son exposition Visions of Wild Alaska que ses différents ouvrages sur son site Internet, comme le font Nancy Lord ou encore Shelley Gill.
D’autres sont passés par la voie éditoriale classique et ont parfois eu la chance d’accéder à la reconnaissance grâce à de nombreuses traductions internationales. Ainsi, née à Fort Ykon, dans la tribu athabaskane qui ne comptait que quelques centaines de personnes, Velma Wallis a connu un immense succès (plus d’un million d’exemplaires vendus à travers le monde) avec Le Cadeau du froid : un conte de l’Alaska (JC Lattès) inspiré des légendes qui ont bercé son enfance. Don Rearden, qui a grandi dans la toundra au plus proche de la culture yupik, a quant à lui vu deux de ses ouvrages repris par Fleuve – Le Présage du corbeau et Un dimanche soir en Alaska –, tandis que Eowyn Ivey a trouvé place aux éditions 10-18 (La Fille de l’hiver, Au bord de la terre glacée). Si les ouvrages de poésie nous demeurent pour l’instant encore difficilement accessibles et que le défaut de traduction nous prive du travail de Joan Naviyuk Kane et Dg Nanouk Okpik, par contre une maison d’édition s’annonce comme un vivier intéressant. En effet, Gallmeister a décidé d’introduire le « Nature writting » en France, ce courant spécifique digne héritage des écrits de Henry David Thoreau. Elle propose ainsi, dans notre langue, quelques titres incontournables, tels que Alaska, recueil de nouvelles de Mélinda Moustakis, Sauvage, l’histoire d’une chasseuse de 17 ans écrite par Jamey Bradbury, et surtout plusieurs romans du plus grand romancier alaskain contemporain, David Vann. Dès la parution de sa première traduction en 2010 – Sukkwan Island –, cet auteur né en 1966 sur l’île Adak a conquis les lecteurs qui n’ont pas réussi à oublier ce tête-à-tête angoissant entre un père et son fils de 13 ans, qui s’achève sur un drame. Depuis, chaque publication est fort attendue et les succès s’enchaînent : Désolation (2011), Impurs (2013), Dernier jour sur Terre (2014), Le Bleu au-delà (2020), etc.
Pour conclure, si désormais la production native se porte bien, notamment grâce aux vertus de la diffusion via Internet et à celles de l’autoédition, l’Alaska continue d’inspirer les étrangers, aventuriers et écrivains. Côté français, à leur nombre se comptera évidemment Nicolas Vannier dont l’amour des régions polaires et celui des chiens de traîneau ont donné lieu à plusieurs récits (C’est encore loin l’Alaska ? chez Albin Michel, Otchum, chef de meute à La Martinière) qui ont durablement marqué la littérature de voyage, ainsi qu’à quelques films documentaires, notamment L’Enfant des neiges qui se déroule en partie en Alaska puis dans le Klondike. Pour la fiction, il ne faudra pas oublier le premier roman de Marie Vingtras, Blizzard, paru chez L’Olivier en 2021 et lauréat du Prix des Libraires l’année suivante, ou Le Grand Marin de Catherine Poulain, qui est également un premier roman et a été couronné en 2016 par plusieurs récompenses : Prix Étonnants voyageurs, Prix Nicolas Bouvier, Prix Gens de mer… Côté américain, grâce à son adaptation cinématographique, Into the Wild a gagné une réputation mondiale. Ce récit biographique, écrit par Jon Krakauer en 1996, retrace le parcours hallucinant et halluciné de Christopher Mc Candless, un jeune homme qui voulut se confronter en solitaire à la vie sauvage et y trouva la mort. Un grand livre, qui explore à la fois les limites de l’âme humaine et celles de la nature. Plus ancien, Aventures dans le commerce des peaux en Alaska de John Hawkes (1925-1998) a remporté le Prix Médicis en 1986, il appartient désormais au catalogue des éditions Points. Enfin, Julie des loups, l’histoire d’une jeune fille de 13 ans qui se retrouve isolée au milieu des glaces pour avoir voulu échapper à un mariage forcé et qui trouve réconfort auprès de la faune, est devenu un classique de la littérature adolescente, dû à l’imagination de Jean Craighead George (1919-2012) et, bien sûr, toujours disponible en version française à L’École des loisirs.