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Les temples du Kerala

Recouvert à 80 % de latérite, une roche rouge solide et non poreuse, le Kerala a, depuis des millénaires, vu se développer une étonnante architecture de pierre. Dans le centre de l’État, vous pourrez ainsi découvrir des tombes souterraines préhistoriques de plan oblong et composées de plusieurs chambres funéraires. Le Kerala abrite également des dolmens protégés par des cercles de pierres. Ces pierres peuvent prendre des formes pour le moins originales comme les pierres-parapluies aux allures de grandes feuilles de palmiers, dont la fonction est de protéger les fosses abritant les sépultures. Ce travail de la pierre se retrouve dans les tout premiers temples appartenant à la grande tradition indienne de l’architecture sculptée dans la roche. Ces temples rupestres possèdent un porche (ardhamandapa) symbolisant la transition entre le profane et le sacré. Les grottes de Kaviyoor au Sud, le Thrikkakudi Rock Temple ou le Kalill Temple en sont de beaux exemples. Durant l’Antiquité, les temples se font plus élaborés. Ils se présentent sous la forme d’un sri-kovil ou sanctuaire unique abritant les idoles. De plan carré, rectangulaire ou circulaire, il repose sur des fondations en granite, tandis que la structure, elle, est en latérite. Le toit, le plus souvent un dôme en encorbellement, est très haut et surmonté d’un fleuron spiralé en cuivre. Ce sanctuaire dégage un grand sentiment d’harmonie du fait des canons de proportions respectés dans l’élaboration de sa structure. Il est précédé d’un namaskra mandapam, un pavillon de plan carré érigé sur une plateforme, et que l’on reconnaît à son toit pyramidal supporté par une série de piliers. Puis au fil des siècles, les temples vont se transformer en véritables complexes religieux. Le sanctuaire – dont le toit, pyramidal et recouvert de tuiles ou de plaques de bronze compte désormais plusieurs niveaux – et le pavillon sont entourés d’un nalambalam. Cette enceinte, composée de plusieurs halls, est percée d’entrées baptisées balithara, sortes d’autels en pierre surélevés sur lesquels on vient disposer les offrandes. L’ensemble est entièrement protégé par un mur protecteur, kshetra-madillukal, rythmé par des tours-guérites baptisées gopuram, généralement à 2 étages. A l’extérieur, il n’est pas rare de trouver un chemin de circumambulation en pierre qui permet aux fidèles d’effectuer la marche rituelle en rond autour du sanctuaire. Dans les grands complexes, des sanctuaires secondaires sont souvent ajoutés et regroupés autour de cours communes et protégés par un même nalambalam. Les temples possèdent un ou plusieurs ambala-kulam, bassin ou étang sacré. Enfin, les temples abritent également les kootambulam, théâtres traditionnels aux superbes intérieurs de bois et aux toits pyramidaux pensés pour assurer une excellente acoustique. D’une façon générale, les temples du Kerala forment un superbe ensemble uniforme du fait du respect du Vastu Shastra, art de la construction millénaire fondé sur des règles de proportion et symétrie. Ils se distinguent également par leur sobriété. Même lorsque certains principes d’abondance typiques de l’architecture dravidienne sont respectés comme avec le gopura à 7 étages du Sree Padmanabhaswamy Temple de Thiruvananthapuram, ces derniers sont compensés par une sobriété toute kéralaise, ici une couleur crème uniforme. Les jeux de hauteurs de toits, les effets de perspective dans la disposition des bâtiments, les élégants décors de pierre et de bois, les effets d’éclairages permis par le vilakkumadam ou rangées de lampes à l’huile entourant le nalambalam suffisent à faire des temples kéralais des chefs-d’œuvre d’architecture. Le Vadakkunnathan Temple de Thrissur aux multiples sanctuaires, l’Ananthapura Lake Temple se reflétant dans les eaux du lac, ou bien encore le Vallabha Temple de Thiruvalla aux étonnants pignons à plusieurs niveaux, comptent parmi les plus beaux de l’État.

Influences étrangères

Le Kerala a très tôt attiré les commerçants arabes, premiers initiateurs du développement de l’islam dans la région. Mais les toutes premières mosquées furent réalisées par des artisans hindous qui n’avaient pour exemple d’architecture religieuse que leurs temples hindous, et certains temples furent même convertis en mosquées. Voilà qui explique l’étonnante ressemblance entre ces édifices de religions différentes ! Les mosquées d’alors avaient donc des murs en blocs de latérite, des structures en bois et des toits à plusieurs étages recouverts de feuille de cuivre et surplombé de fleurons. Ce n’est que beaucoup plus tardivement que furent intégrés des éléments typiques de l’architecture islamique comme les minarets, les dômes, les arcs en fer à cheval et les éléments décoratifs (calligraphie, motifs géométriques et floraux…). L’île de Kavaratti comptent 52 mosquées, dont la très belle mosquée d’Ujra au plafond sculpté. Parmi les autres superbes mosquées du Kerala, notons : les mosquées de Kollampalli et Panthalayani ; ou bien encore la mosquée Cheraman Juma de Thrissur. Les différents forts, superstructures de latérite souvent recouvertes d’un mélange de chaux vive, blanc d’œuf et sucre de canne, jalonnant le territoire rappellent que le Kerala fut un objet de convoitise entre les grandes puissances d’alors. Bekal Fort, monumentale structure circulaire surplombant la mer de ses 39 m de haut ; le Saint Angelo Fort de Kannur ; ou bien encore le gigantesque fort de Thalasserry comptent parmi les témoins des affrontements entre Portugais, Hollandais, Arabes et rajas kéralais. La présence de ces derniers se laisse également deviner dans les palais et maisons qu’ils se firent construire. Façades colorées, toits de tuile aux avancées protectrices, volets de bois et persiennes aux allures de moucharabiehs, fondations de pierre, galeries et vérandas, patios ou cours centrales ouvertes, plafonds en bois souvent sculptés, telles sont les grandes caractéristiques des édifices de cette époque. Le Dutch Palace de Thalasserry et le Mattanchery Palace à Ernakulam en sont deux superbes exemples.

Les églises, elles, ont très vite opéré une fusion entre tradition kéralaise (toits en tuiles pyramidaux à plusieurs niveaux) et influences européennes (art du décor baroque avec façades colorées et richement sculptées, fresques et peintures murales…). Parmi les plus beaux exemples d’églises, notons : la cathédrale Saint-François de Thalasserry avec ses pankas, étonnant système d’aération consistant en des tentures mobiles actionnées par des cordes ; et l’église Saint-Thomas de Palai avec sa jolie façade bleue. Le judaïsme, lui, s’est exprimé dans de très belles synagogues tout en sobriété. L’une des plus célèbres est celle de Thalasserry dont vous pourrez admirer le sol en carreaux de faïence venus… de Chine ! Les quartiers juifs, tous comme les quartiers arabes, ont également su conserver une atmosphère particulière rappelant celle des bazars avec leurs ruelles étroites bordées d’entrepôts, de boutiques et de maisons à persiennes et linteaux sculptés. Les derniers à avoir apposé leur marque furent les Britanniques. Ces derniers établirent de grandes plantations de thé qu’ils jalonnèrent de lieux de villégiature, à l’image de Munnar et son High Range Club tout en teck et osier. Ils développèrent également un style d’architecture baptisé anglo-indien car offrant un étonnant mélange entre inspiration moghole locale et néogothique victorien. Pavillons et kiosques coiffés de dômes, clochers à bulbes, arches lobées, pinacles très travaillés, vitraux colorés, structures massives en brique, tours crénelées, comptent parmi les grandes caractéristiques de ce style. Le musée d’Art et d’Artisanat de Triruvananthapuram en est un bon exemple. Mais pour vous imprégner pleinement de cette atmosphère coloniale, rendez-vous à Kochi. Avec son fort, ses belles maisons, ses entrepôts et manufactures liés au commerce d’épices, ses églises, mosquées et synagogues, la ville fait défiler l’histoire sous vos yeux !

Kerala moderne et contemporain

Au Kerala, la période d’effervescence liée à l’Indépendance a été marquée par l’apparition d’un style étonnant baptisé modernisme hybride, et qui s’est principalement exprimé dans les… églises ! Inspirées par l’architecture de béton de Le Corbusier, ces églises offrent un langage formel très sculptural et coloré souligné par l’emploi de motifs chrétiens transposés de façon monumentale en 3D. Autels, bibles ouvertes, mains tendues, orgues, viennent ainsi orner ces églises aux formes hexagonales, trapézoïdales ou même en étoiles et souvent érigées sur des plateformes auxquelles on accède par de grands escaliers. Dans les années 1960-1970, l’Inde met en place une grande réforme foncière, notamment fondée sur la redistribution des biens des riches propriétaires terriens. Alors que les plus aisés optent pour des styles modernistes tout en béton, ou pour des maisons aux allures de palais, surnommées « Gulf Houses » car bâties par des Kéralais ayant fait fortune dans les pays du Golfe ; les plus modestes sont installés dans des logements sociaux ou optent pour des maisons inspirées de l’architecture traditionnelle. C’est à cette époque que se fait connaître celui que l’on nommera souvent « l’architecte du peuple » ou « le Gandhi de l’architecture » : Laurie Baker. Originaire de Birmingham, l’architecte se lance dans ce que certains décrivent comme la première forme « d’architecture low-cost et écologique ». Son objectif est de pouvoir permettre aux familles de se loger rapidement, simplement et à moindre coût. Il s’agit de n’employer que des matériaux locaux, disponibles dans un rayon de quelques kilomètres seulement, et de proposer des structures passives capables de s’adapter au climat tropical. Son matériau de prédilection est la brique qu’il travaille tout en courbes et en légèreté et qu’il perce de milliers de petites ouvertures aux formes géométriques pour assurer une ventilation permanente. L’Indian Coffee House en forme de cylindre en spirale et le Centre for Development Studies dans le quartier d’Ulloor avec sa double peau, ses puits de lumière et ses bassins rafraîchissants sont autant de chefs-d’œuvre du maître à découvrir à Thiruvananthapuram.

Aujourd’hui, le Kerala voit naître de superbes villas contemporaines faisant dialoguer tradition et modernité en mêlant maçonnerie de latérite, toits pentus en tuile et éléments de verre, béton et acier ; tout en y ajoutant des panneaux solaires ou des systèmes de récupération des eaux élégamment camouflés dans les structures. Ces villas s’intègrent harmonieusement dans leur environnement, à l’image des créations de Vinu Daniel, fondateur de Wallmakers, studio d’architecture basé à Thiruvananthapuram. Ses mots d’ordre : rationalité, simplicité, utilité et beauté. Sa IHA Residence à Mananthala en est le parfait exemple. Ici, Vinu Daniel a fait le choix de surélever la maison afin de conserver le marécage présent sur le site et où réside des serpents qui s’avèrent d’excellents protecteurs contre les nuisibles ! En 2018, le Kerala a subi de terribles et destructrices inondations qui ont poussé certains créateurs à repenser l’architecture afin de la rendre plus résiliente face à ces catastrophes. C’est le cas notamment de Benny Kuriakose qui a établi des prototypes de maisons sur pilotis. L’architecte est également un fervent défenseur de l’architecture traditionnelle qu’il met en valeur à travers de très beaux projets de restauration, à l’image du Alappuzha Heritage Project qui doit redonner toute sa splendeur à celle que l’on surnomme « la Venise indienne ».

Richesses vernaculaires

L’architecture traditionnelle kéralaise est tout entière imprégnée de spiritualité. Comme pour l’architecture religieuse, les grandes croyances hindoues président à la construction de chaque édifice. Selon l’art millénaire du Vastu Shastra, toute structure a une âme, une vie et la science de l’architecture consiste à trouver l’harmonie entre la structure et ses habitants. Rien n’est laissé au hasard, qu’il s’agisse de l’emplacement choisi, du chemin d’accès pour y parvenir, de l’orientation, des proportions et de la décoration. Tout répond à des principes de symétrie, d’alignements directionnels et de circulations des flux et énergies. L’architecture traditionnelle kéralaise est également indissociable du savoir-faire du perunthachhan, le grand maître charpentier qui pratique le Thatchu Shastra ou science de la menuiserie. Il n’utilise pas de clous mais des chevilles en bois et des techniques d’assemblage assurant une étonnante solidité. Le plus souvent érigées sur des plateformes ou fondations en latérite ou en granit, ces maisons de bois aux toits de tuiles très pentus et à plusieurs niveaux supportés par des piliers, offrent un superbe travail décoratif, notamment dans les plafonds divisés en panneaux sculptés de motifs de lotus ou de divinités hindoues. Les sols y sont souvent brillants et polis. Certains sont polis à l’aide d’un mélange de chaux, de sable, de blanc d’œuf, de lait de coco et de charbon ; d’autres le sont à l’aide de fleurs d’hibiscus pour obtenir une teinte rouge brillante. Tout dans l’architecture traditionnelle a été pensé pour s’adapter au climat. Ainsi la forme de base de la maison, ou tharavad, est appelée nalukettu et consiste en 4 blocs joints par une cour centrale. Cette dernière assure un rafraîchissement constant des différents espaces. Les familles les plus aisées se font construire des ettukettu comprenant 8 halls et 2 cours, voire des pathinarukettu comprenant 16 halls et 4 cours. Les maisons traditionnelles possèdent des padipura ou entrées principales, ainsi que des poomukham, porches faisant souvent office d’espaces de réception, et menant à la véranda ou galerie chuttu entourant la maison. Chaque maison possède également une mare ou un bassin pour les bains rituels, et dans la cour, il n’est pas rare de trouver un vrindavan ou bac en maçonnerie où est cultivé le basilic pour la pratique du culte, ainsi qu’un sarpa-kavu ou bosquet de serpent où se trouvent les nagakal ou pierres-serpents indissociables du culte des serpents sacrés. Le Padmanabhapuram Palace et Krishnapuram Palace sont sans doute les deux plus beaux exemples de cette architecture kéralaise. Un faste qui détone face à la simplicité des habitations colorées bordant les backwaters et sur lesquels circulent les fameux houseboats. Ces barques faites de nattes de coco et de bois attachées par de la fibre de coco et recouvertes d’un enduit protecteur fabriqué à partir de la noix de cajou, reconnaissables à leurs coques de bambou et de palme se transforment souvent en véritables maisons flottantes… Les architectes contemporains pourraient bien s’inspirer de ces ingénieuses créations pour imaginer des structures capables de résister aux inondations !