Bernard Dadié, le père de la littérature ivoirienne

Il est toujours délicat de faire peser sur les épaules d’un seul homme les fondations d’une littérature, pourtant Bernard Dadié a sans nul doute le talent et le charisme nécessaires pour supporter un tel honneur.

Né en 1916, il assiste enfant aux dérives de la colonisation, son père Gabriel, bien que naturalisé français suite aux services rendus lors de la Première Guerre mondiale, ne bénéficie guère des mêmes droits et avantages que ses homologues Blancs ce qui le pousse à démissionner de l’Administration coloniale, ce qui éveille chez son fils une vraie conscience de l’injustice. Tout d’abord fâché avec l’école classique et lui préférant celle de la nature, il accompagne alors son père devenu exploitant forestier, Bernard Dadié finit par se réconcilier avec l’enseignement par la grâce de la lecture et de l’écriture qui lui ouvrent de nouveaux horizons puis intègre l’École normale Willy Ponty de Gorée.

Il continue par ailleurs à s’intéresser aux questions politiques, ce qui se ressent dans son œuvre inaugurale, Les Villes (1933), qui est au demeurant reconnue comme la première pièce de théâtre écrite de Côte d’Ivoire. Dans ce texte, le tout jeune homme imagine des cités personnifiées qui se disputent le titre de capitale du pays, celle-ci étant déplacée au gré des desiderata du pouvoir colonial.

Si Dadié débute sa carrière par le théâtre, genre auquel il restera fort attaché, c’est parce qu’il suit la voie ouverte par les élèves de la Gold Coast (actuel Ghana) qui venaient présenter à l’EPS de Bingerville les saynètes qu’ils imaginaient, mais aussi parce qu’il est influencé par la tradition orale qui, par les contes et légendes, porte la littérature de façon ancestrale en Côte d’Ivoire. La référence est d’autant plus marquée dans sa seconde pièce, Assémien Déhylé, roi du Sanwi, dans laquelle il intercale aux dialogues des proverbes – pour n’en citer qu’un retenons La rivière a beau déborder, l’oiseau trouve toujours un endroit où se poser – marquant ainsi le rythme et entrant en conversation avec des spectateurs qui, par le biais des livres, n’auraient peut-être pas eu si facilement accès à ses créations.

Cette œuvre et la suivante, Les prétendants rivaux, offrent l’occasion à François-Joseph d’Amon d’Aby de monter sur scène. Ce camarade d’école créera quelques années plus tard, en 1938, le Théâtre indigène avec Germain Coffi Gadeau, assurant la pérennité d’un genre qui décidément est intimement lié à la Côte d’Ivoire. Pour Dadié, le succès est au rendez-vous, il est joué jusqu’à Paris. Durant dix ans, il travaille à l’IFAN (Institut Fondamental d’Afrique noire) de Dakar, et commence à militer pour l’indépendance de son pays. Il y retournera en 1947, son engagement au sein du RDA (Rassemblement démocratique africain) lui vaudra une peine de prison.

Après l’Indépendance proclamée en 1960, Dadié occupera des fonctions officielles, notamment celles de ministre de la Culture, mais, prolixe, il n’a par ailleurs jamais cessé d’écrire. Climbié, publié en 1952 et dont il réfutait le caractère purement autobiographique, est considéré comme le premier roman ivoirien, suivront Un Nègre à Paris en 1959, savoureuse visite quasi ethnographique de la capitale hexagonale, et bien sûr ses Carnets de prison (1949-1950) enfin édités en 1974. L’histoire ne dit pas si à l’IFAN il côtoyait Amadou Hampâté Bâ, lui-même décédé en 1991 à Abidjan, mais la célèbre citation de ce dernier qui, célébrant la tradition orale, affirmait qu’« en Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », semble taillée sur mesure pour Bernard Dadié, l’instigateur du passage à l’écrit, qui poussera son dernier soupir à l’âge honorable de 103 ans.

La liberté par la littérature

La décolonisation en Afrique a rimé avec espoirs d’un monde nouveau, ceux-ci furent minés par les conflits et la corruption, tels sont les thèmes récurrents qu’aborde un autre illustre écrivain, Ahmadou Kourouma. D’origine malinké, né à Boundiali en 1927, il connaîtra bien des escales avant de trouver la mort à Lyon en 2003. Il laisse derrière lui une œuvre qui se révèle d’importance dès son premier roman, Les Soleils des indépendances, publié en 1968 par les Presses de l’Université de Montréal puis réédité deux ans plus tard par les éditions du Seuil à Paris. Dans ce récit, il invente une contrée qui n’existe pas, mais rappelle étrangement la sienne, la Côte des Ébènes, y campe Fama Doumbouya, prince déchu n’ayant hérité que d’une carte l’affiliant d’office au Parti Unique. Fresque sans concession, ce texte évoque aussi le triste sort réservé aux femmes.

Kourouma poursuivra son œuvre politique sous couvert de fiction avec Monnè, outrages et défis (Seuil, 1990), il y livrera sa vision d’un colonialisme qui rimerait trop souvent avec compromissions. Huit ans plus tard, En attendant le vote des bêtes sauvages, satire d’un despote qui croit jouir d’une protection mi-divine mi-magique, est couronné par le Prix du Livre Inter. C’est au réalisme tragique qu’il voue le dernier livre paru de son vivant, Allah n’est pas obligé, Prix Renaudot et Goncourt des Lycéens de l’année 2000. La Côte d’Ivoire et le Liberia, où le petit Birahima veut rejoindre sa tante après la mort de sa mère, affichent leur nom véritable, hélas la guerre règne et l’enfant se retrouvera sur la route enrôlé comme soldat.

Si la liberté, voire la véritable indépendance face aux anciens pays colonisateurs, ne semblent pas totalement de mise dans la réalité, la littérature offre de nouveaux espaces à explorer, ce à quoi s’ingénie le « roman N’zassa » dont le père fondateur est Jean-Marie Adiaffi (1941-1999). Il s’inspire d’un terme de la langue agni qui désigne un patchwork de pièces en tissu pour illustrer son procédé qui use de la juxtaposition de genres et d’idiomes différents, tentant d’apporter une réponse qui ne peut être que politique à la délicate question de savoir si une littérature africaine peut s’écrire dans la langue européenne de l’ex-colon.

Jean-Marie Adiaffi, qui ne fut longtemps l’auteur que d’un seul recueil de poésie, Yale Sonan publié en 1969, reçut pour son roman La Carte d’identité (éditions Hatier, 1980) le Grand prix littéraire d’Afrique noire. Il y racontait l’histoire d’un prince, Mélédouman, qui n’ayant pas en sa possession le document adéquat pour justifier de son identité fut molesté et jeté en prison par une police un peu trop véloce. Adiaffi souhaitait conquérir « la piste de la libération » par le biais d’une trilogie qui s’écrirait dans trois formes littéraires, il n’eut pas le temps de s’atteler au théâtre, celui-ci devenant l’un des domaines de prédilection d’un autre novateur, Charles Nokan.

L’homme naît à Yamoussoukro en 1936, étudie en France puis enseigne à Abidjan, un parcours bien plus limpide que son œuvre qui dès Le Soleil noir point en 1962 se garde bien de définir précisément à quel genre il appartient, laissant le lecteur et le critique libres de décider de la meilleure façon d’aborder cet inclassable. S’il se joue des catégorisations – nouvelle, pièce de théâtre, roman épistolaire ou même autobiographique – Nokan s’amuse également des didascalies et des règles typographiques. Les 64 « tableaux » s’attachent au pas d’un jeune Africain qui, de retour à Gnassé après un séjour estudiantin plutôt malheureux à Paris, retrouve son pays détruit, miséreux. Cette dénonciation politique des problématiques de l’Indépendance s’avère passionnante par la découverte de l’appareil critique, tant la lecture est riche de différents niveaux de compréhension. Charles Nokan ouvre une voie et s’affranchit des classiques récits de séjours à l’étranger comme avait pu, par exemple, en écrire Aké Loba (1927-2012), lauréat du Grand Prix littéraire d’Afrique noire pour Kocoumbo, l’étudiant noir en 1961.

L’affirmation

La brèche est ouverte pour une littérature audacieuse et affirmée, encouragée par plusieurs initiatives, à l’instar de la fondation de l’Association des écrivains de Côte d’Ivoire, dont Paul Ahizi sera le premier président de 1987 à 1996, ou le lancement du Salon International du Livre d’Abidjan (SILA) qui a comptabilisé plus de 175 000 visiteurs en 2019.

La Côte d’Ivoire est l’un des pays africains dont le taux d’alphabétisation est le plus fort ce qui facilite l’émergence d’un terreau éditorial dense (Nouvelles éditions ivoiriennes, L’Harmattan Côte d’Ivoire, Éburnie, Les Classiques Ivoiriens, etc.) et la création de nombreux prix littéraires reconnus à l’international. Les communautés de lecteurs (Abidjan Lit) ou d’écrivains (225nouvelles.com) fleurissent et n’hésitent pas à s’emparer des outils modernes de communication pour promouvoir leur passion, quand, sur place, le slam conquiert les scènes ouvertes. Les auteurs de deuxième et troisième générations, nés respectivement dans les années 50 et 70, explorent tous les styles. Ainsi, la littérature pour la jeunesse s’épanouit sous la plume de Véronique Tadjo, née à Paris en 1955, mais élevée dans le pays de son père, qui s’y consacre tout en poursuivant ses recherches poétiques, sous celle de sa contemporaine Tanella Boni qui s’est également fait reconnaître pour ses romans dont Matins de couvre-feu qui lui a valu le Prix Ahmadou-Kourouma en 2005, ou sous celle de Fatou Keïta qui n’a pas hésité à soulever le thème de l’excision dans Rebelle (1998).

Par ailleurs, la bande dessinée commence à trouver son public depuis les années 1970, elle est aujourd’hui fort bien représentée par Marguerite Abouet, scénariste qui a donné vie à la facétieuse Akissi et à Aya de Yopougon (Gallimard jeunesse) devenue héroïne d’un dessin animé, et par Jean-Louis Lacombe, créateur de Monsieur Zézé dont les aventures ont longuement égayé les pages du journal Ivoire Dimanche.

Si, quant à lui, Isaie Biton Koulibaly avoue une prédilection pour la « littérature de genre », notamment la romance, le non moins prolifique Camara Nangala poursuit la voie de l’humanisme, tandis que Koffi Kwahulé s’investit pleinement dans le théâtre engagé. Enfin, impossible de conclure sans citer deux nouvelles voix qui méritent une large audience : Josué Guébo, né en 1972 à Abidjan, qui, porté par son goût précoce pour l’œuvre de Paul Verlaine et celle d’Aimé Césaire, s’est essayé avec succès aux concours d’écriture qui l’ont fait découvrir, il est aujourd’hui récipiendaire des prestigieux Prix Bernard Dadié et Tchicaya U Tam’si, et bien sûr Armand Gbaka-Brédé qui nous est plus familier sous son surnom, Gauz. La parution en 2014 aux éditions Le Nouvel Attila de Debout-Payé sonne comme un coup de tonnerre. Par l’œil d’un vigile à l’humour corrosif se trouvent épinglées aussi bien la Françafrique que la politique douteuse de la capitale hexagonale face aux immigrés sans papier. Camarade Papa, publié en 2018, n’est pas moins tendre et affirme d’autant plus le style recherché de l’auteur.