Un coin de paradis... terrestre
C'est en Arménie, dit-on, que " le Tout-Puissant établit le paradis terrestre ". C'est encore dans cette contrée caucasienne, au carrefour de l'Orient et de l'Occident, entre mer Noire et mer Caspienne, que s'élève le mont Ararat, dont les glaciers renfermeraient les vestiges de l'Arche de Noé. Ces quelques repères symboliques, qui la désignent comme le berceau de certains des grands mythes originels, suffiraient à graver l'Arménie dans notre imaginaire, en bonne place aux côtés d'autres contrées légendaires excitant la curiosité du voyageur. Ces références, pourtant, ne parlent réellement qu'aux initiés, spécialistes de l'Orient chrétien ; pour le grand public, l'Arménie reste encore une terra incognita, méconnue, mal connue.
Ironie d'une histoire vieille de 3 000 ans, la légende des siècles, virant au conte cruel dans ce pays situé à la croisée des chemins des envahisseurs, effacera cette dimension mythique de notre mémoire. L'Arménie chrétienne est de ces pays dont le nom résonne comme un cri de douleur, renvoyant à une litanie de souffrances plus qu'à la délicieuse insouciance du jardin d'Eden.
Comment pourrait-il en être autrement d'ailleurs ? C'est par les massacres des Arméniens de l'Empire ottoman que l'Arménie se révéla au public européen à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Et cette actualité tragique, qui mobilisa nos hommes politiques et qui sut émouvoir l'opinion, ne donnait qu'une vague idée de la réalité culturelle, artistique, voire géographique de l'Arménie, alors divisée entre les Empires russe et ottoman. Après la Première Guerre mondiale, l'Arménie retourne à son anonymat, quand l'armée de Lénine met un terme à l'éphémère indépendance de l'Etat arménien, créé au Caucase le 28 mai 1918 sur les ruines de l'empire des tsars. Province méridionale de l'URSS, elle se fige dès lors dans le long hiver soviétique, et disparaît de notre ligne d'horizon matérialisée par le rideau de fer.
En Occident, où ils ont constitué d'importantes communautés, les Arméniens nous sont certes familiers, mais on songe rarement à les associer à un pays : et pour cause, puisqu'ils sont pour la plupart d'entre eux originaires d'une Arménie désormais rayée de la carte, cette " autre " Arménie sous domination turco-ottomane d'où leurs aïeux ont été chassés par les massacres perpétrés de 1915 à 1922. Ce génocide et le lourd contentieux qu'il a provoqué entre la Turquie, qui persiste à en nier l'existence, et des Arméniens profondément marqués dans leur conscience collective et nationale, font partie de ces deux ou trois choses que l'on sait d'une communauté forte en France de 600 000 membres. Animée par une volonté d'intégration payée d'un réel succès, cette communauté, qui cultive ses traditions et son identité dans la plus grande discrétion, a très vite perdu de son exotisme, trahie par la seule terminaison en " ian " de ses patronymes. Rançon de cette intégration réussie, l'Arménie semble à la fois très proche et terriblement lointaine, et la levée du rideau de fer n'a pas vraiment dissipé l'opacité qui entoure ce pays, sinon pour le révéler, encore une fois, sur un mode tragique : c'est par le meurtrier séisme du 7 décembre 1988 que l'Arménie soviétique a fait irruption dans notre actualité ; et son retour dans le concert des nations indépendantes a été couvert par le fracas de la guerre avec l'Azerbaïdjan voisin, autour de l'enclave arménienne du Haut-Karabagh (ou Artsakh), ajoutant aux difficultés liées à la transition économique communes à tous les pays de l'ex-URSS.
Corrigeant une injustice, ce guide répond à la nécessité de réhabiliter l'Arménie comme terre de voyage. L'Arménie n'a certes pas vocation à devenir un " paradis touristique ", au sens où l'entendent les agences de voyage, et reste une destination insolite, hors des sentiers battus du tourisme de masse, même si, à l'époque soviétique, son soleil et son peuple généreux attirèrent des cohortes de visiteurs originaires des Républiques et des pays satellites de l'ex-URSS, de Cuba au Yémen du Sud en passant par l'ex-RDA. Relevant, non sans difficulté il est vrai, le défi de la mondialisation, l'Arménie s'ouvre désormais au monde entier, montrant un autre visage que celui, parfois inquiétant, suggéré par la presse. Ses montagnes majestueuses, tour à tour austères et luxuriantes, renferment un patrimoine architectural d'une richesse insoupçonnée, forgé dans le creuset du christianisme que l'Arménie fut le premier Etat à embrasser, en 301. Entre mythes et actualité, un voyage en Arménie permettra de voir vivre les Arméniens in vivo et in situ, de partager avec eux l'exaltation d'un antique pays en voie de reconstruction, d'admirer la ténacité d'un peuple qui a su garder intact son sens de la fête et de l'hospitalité malgré les épreuves de l'histoire et les invasions. Développant des infrastructures qui étaient il y a quelques années encore lourdement marquées par le soviétisme, l'Arménie s'ouvre résolument au tourisme, et de plus en plus à l'écotourisme. Il était temps que cette destination sorte des réseaux confidentiels du pèlerinage national, réservé aux Arméniens de la diaspora cultivant leur jardin - d'Eden - secret, ou du voyage culturel réservé aux spécialistes et aux érudits. Après tout, il fut une époque où l'Arménie était assez à la mode pour que Jean-Jacques Rousseau s'habille à la mode arménienne, en turban et en caftan !
On n'en est pas encore là, mais l'Arménie se transforme rapidement pour s'adapter à une demande touristique en hausse constante, mais sans perdre son âme. Certaines des informations pratiques livrées dans ces pages risquent donc d'être obsolètes ou incomplètes, mais du moins peut-on espérer qu'elles exhaleront toujours cet envoûtant parfum d'encens, à l'instar de celui que laisse le " papier d'Arménie " en se consumant... et qu'elles donneront l'envie de cette aventure aux sources du christianisme, voire de l'humanité, au pays de l'Arche perdue...