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La miniature arménienne : l’amour du livre, la force de l’image

Très tôt, les Arméniens ont cherché à donner plus de force à la parole révélée en recourant à l’image. L’amour du livre s’est affirmé dans la nécessité de l’illustrer, avec une profusion de miniatures et d’enluminures qui sont à l’art pictural arménien ce que sont les icônes pour la chrétienté orthodoxe. Les ouvrages qui nous sont parvenus racontent l’histoire de la peinture arménienne, depuis un premier spécimen datant du VIe siècle jusqu’aux exemplaires les plus tardifs des XVIIe-XVIIIe siècles. Outre la dimension picturale, ces manuscrits conçus par les copistes du Moyen Âge constituent une précieuse mine d’informations sur l’époque.

Le plus ancien fragment connu consiste en quatre miniatures relatant des épisodes de l’Évangile, cousues au bas de l’Évangéliaire d'Etchmiadzin (conservé au Maténadaran), manuscrit copié en 989 et réputé pour sa belle reliure du VIe siècle. Pendant la période de domination arabe, l’art du manuscrit marque une pause, la reprise de l’activité picturale étant magistralement annoncée par l’Évangéliaire dit de la reine Mlk’ê datant de 850-860, qui anticipe les caractéristiques à l’œuvre dans les manuscrits enluminés des Xe et XIe siècles. Les personnages aux traits précis et expressifs sont représentés dans des couleurs vives, portant encore l’influence de Byzance. Les illustrations consistent en des encadrements à doubles et triples arcatures des canons de concordance (xoran), minutieusement enluminés de motifs floraux et végétaux, où se fondent paons et autres oiseaux.

De l’école d’Ani à la renaissance

C’est au XIe siècle que la miniature arménienne s’affirme comme un art national, sous l’impulsion de la dynastie des Bagratides. À côté des influences byzantines, naît un style plus original, dit « de cour », dont Ani est le centre de rayonnement. Deux manuscrits majeurs témoignent de la richesse de cette école d’Ani, l’Évangéliaire de Trébizonde (Saint-Lazare) et celui dit de Gaguik (Jérusalem). Les tons vifs des illustrations, l’audace des combinaisons chromatiques, trahissent l’influence orientale.

Aux XIIIe et XIVe siècles, la miniature atteint son plein essor, profitant de la renaissance de la souveraineté arménienne au nord et du rayonnement culturel et politique de l’État arménien qui s’est créé en 1080 en Cilicie. Un développement parallèle toutefois, ces deux centres étant soumis à des influences très diverses. La production picturale de la Grande Arménie est composite, en raison de l’hétérogénéité d’un territoire où cohabitent plusieurs influences, notamment géorgiennes, visibles sur les murs intérieurs de certaines églises. Au XIVe siècle, l’école de Gladzor, dans la province de Siounik, au sud de l’actuelle Arménie, est la plus réputée, comme l’atteste l’Évangéliaire de 1323 (Maténadaran) dû au célèbre Toros Taronetsi. L’école de Cilicie, où les influences byzantines et occidentales se sont greffées sur les traditions nationales pour donner un art ornemental somptueux, témoigne d’une plus grande homogénéité, due à la nature même du nouvel État arménien. Son plus grand représentant est Toros Roslin (1210-1270). Bien que lui-même n’ait légué qu’un petit nombre d’ouvrages signés, les scriptoria aristocratiques de Hromkla et de Sis deviennent grâce à lui une pépinière de talents. Ces manuscrits foisonnent de grandes illustrations raffinées, attestant un sens de la théâtralité dans la disposition des personnages au sein de décors détaillés. La chute du royaume de Cilicie en 1375 et les invasions mongoles en Asie Mineure marquent la fin de cet âge d’or de la miniature, qui ne fut plus guère pratiqué par la suite que dans quelques centres du Vaspourakan ou dans les colonies diasporiques.

De la peinture moderne à l’art contemporain

Que reste-t-il de cet art de la miniature dans la peinture arménienne moderne ? Peu de choses, sinon ce sens du sacré qui l’a inspiré, et la volonté de produire un art profondément national. Dès la fin du XVIIIe siècle, les peintres arméniens sacrifient aux canons esthétiques occidentaux, sans renier les influences persane et ottomane. En témoignent les œuvres des Hovnatanian, une dynastie de peintres arméniens de la fin du XVIIIe siècle, qui ont exécuté notamment les fresques de la cathédrale d’Etchmiadzine et ont laissé derrière eux toute une galerie de portraits sur toiles des personnages importants de l’époque. Ils ont ainsi jeté les fondations de la peinture arménienne moderne, dont les influences occidentales se confirment quand la région d’Erevan intègre l’Empire russe, tout en préservant les traditions nationales. La Galerie nationale de peinture d’Erevan donne un aperçu complet des œuvres de l’époque, qui déclinent le mont Ararat à l’infini, mais offrent aussi un précieux témoignage sur une société arménienne en évolution.

Au début des années 1920, le pays est propulsé dans un monde nouveau sous l’influence de l’URSS, et les canons de l’art soviétiques s’imposent peu à peu. Le peintre Mardiros Sarian (1880-1972) cherche ainsi à concilier les normes soviétiques et l’identité arménienne, une mission délicate exécutée avec un évident sens du compromis dans ses paysages, portraits et scènes de la vie quotidienne. Aux antipodes de Sarian, Arshile Gorky (1904-1948) suit une tout autre voie, explorant les nouveaux courants de l’art d’avant-garde new-yorkais. Plus tard, dans les années 1970, Minas Avétissian (1928-1975), disciple de Sarian, émancipe son art des canons du réalisme socialiste, ce qui lui vaut d’être rangé parmi les anticonformistes et d’être confronté à la censure. De même, Sergueï Paradjanov (1924-1990), réalisateur, mais aussi peintre et auteur de collages, paye de la prison son refus de se plier à la norme dans les années 1980. Disparu alors que l’Arménie accédait à l’indépendance, il y est aujourd’hui considéré comme une gloire nationale.

Par la suite, nombre d'artistes se penchent sur la mémoire du génocide, à l’instar de Grigor Khandjian (1926-2000) ou du Franco-Arménien Jean Jansem (1920-2013), qui expriment dans leurs œuvres des pulsions morbides sublimées dans un élan vital puisant au sein des mythes nationaux. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artiste est venue renouveler la scène arménienne, bénéficiant d’une attention de plus en plus importante à l’international. Le Lion d'or a ainsi récompensé en mai 2015 le pavillon arménien, représenté par une dizaine d'artistes de la diaspora, dont l’incontournable Sarkis (1938 -), originaire d'Istanbul et installé en France, ou la jeune Stambouliote Hera Büyüktaşçıyan (1984 -).

La sculpture, un art avant tout décoratif

Les fouilles archéologiques ont mis à jour des statuettes et figurines de bronze ou de pierre montrant que l'on sculptait en Arménie dès la plus haute Antiquité. Pendant la période hellénistique, les canons esthétiques gréco-romains s’imposent chez les sculpteurs grecs, comme en témoignent les bas-reliefs de la base du temple de Garni ou la ravissante statue en bronze de la déesse Anahit, aujourd’hui exposée au British Museum de Londres.

Avec l'apparition du christianisme, la sculpture a eu surtout une vocation ornementale, l'Église arménienne se refusant à reproduire l'image du Christ et des saints, si ce n'est dans les manuscrits richement enluminés. Ces réserves dogmatiques ont limité le recours aux fresques et, dans une moindre mesure, à la statuaire pour décorer les lieux de culte. Les façades et les murs intérieurs des églises sont ainsi ciselés d'arcatures aveugles et autres frontons soulignant les porches et les fenêtres, tandis que les sculptures figuratives se composent principalement de quelques bas-reliefs. Les milliers de khatchkars, ces stèles incrustées de croix brodées dans la pierre, témoignent d’une capacité précoce de ciseler la pierre avec la précision des dentellières. Ces décors évoluent par la suite vers le haut-relief, mais jamais la ronde-bosse, proscrite comme chez les Byzantins. L'église d'Aghtamar, sur une île du lac de Van, aujourd'hui en Turquie, en donne un parfait exemple.

Aux XIIIe-XIVe siècles, les sculpteurs arméniens manifestent une audace sans précédent, multipliant leurs libres interventions sur des tympans de portails monumentaux. La sculpture arménienne est alors influencée par les thèmes ornementaux appartenant au monde musulman. Aux XVIIe-XIXe siècles, ce répertoire s’enrichit de motifs persans, ottomans et européens, répondant ainsi aux goûts éclectiques des commanditaires, principalement des marchands. L’influence occidentale, d’abord discrète et se réduisant à certains motifs floraux, s’accentue au XIXe siècle sous l'influence de la Russie dans l'architecture, vers une exubérance presque baroque.

À l'époque soviétique, la sculpture arménienne suit les canons de l'art prolétarien, exaltant dans le bronze les nouveaux héros, ouvriers et paysans, représentés aux côtés des gloires nationales, locales et soviétiques, à commencer par Lénine – dont la statue trônait sur la place de la République d’Erevan jusqu'en 1991. Les statues puissantes d’Ervand Kotchar (1899-1979), illustratives de cette tendance, ornent toujours les places d’Erevan. Loin de renier Kotchar, l'Arménie actuelle lui reconnaît le mérite d'avoir su exprimer le génie arménien et glorifier les héros nationaux dans le contexte contraignant du réalisme socialiste. On peut aujourd’hui admirer sa maison-musée à Erevan. Depuis l'indépendance, les places, parcs et rues de la capitale s'ornent de nombreuses sculptures, dont certaines venues de l'étranger, comme le Botero au pied de la fameuse Cascade, non loin d'une sculpture de Rodin.

Les Arméniens, pionniers de la photographie dans le monde ottoman

Lorsque la photographie s’est développée au XIXe siècle, les Arméniens se sont immédiatement emparés de la technique, pour en devenir les pionniers et les principaux acteurs dans tout l’Empire ottoman. Tout commence par les frères Abdullah, premiers photographes officiels de Sa Majesté Impériale le Sultan, qui s'installent dans le quartier de Péra, à Istanbul, pour en faire peu à peu le centre photographique du Levant. Pour nombre d’autres membres de la diaspora arménienne orientale, cet art devient un moyen de subsistance privilégié. Tandis que les visiteurs occidentaux s’adonnent principalement au paysage, les photographes arméniens se concentrent plutôt sur le portrait et les prises de vues studio – se rendant indispensables à mesure que la pratique se popularise. Qu’il s’agisse d’Istanbul, de Beyrouth, de Damas ou du Caire, leurs travaux représentent des archives précieuses, témoignages et mémoires d’une société orientale en pleine évolution. Aujourd’hui, cette tradition se prolonge avec de nouvelles générations d’artistes, dont on peut admirer les travaux à l’occasion de l’Armenian International Photofest qui se tient à Erevan chaque été.

Le Street Art, une pratique en plein essor

Sans envahir les rues des villes arméniennes, le street art commence à s'exprimer timidement, mais sûrement. La révolution de velours en 2018 a stimulé un élan de créativité dans la jeunesse arménienne, qui s’exprime plus librement et a fait du street art un de ses médiums de prédilection. C’est dans la capitale que ce mouvement se fait le plus sentir, témoignant de la réappropriation de l’espace public par les citoyens. Peu à peu, les murs des anciens bâtiments soviétiques se parent de couleurs, de messages engagés ou poétiques. Diverses manifestations viennent soutenir cette ferveur créative au long de l’année, comme le festival Urvakan qui a lieu chaque automne. Pour admirer les pépites du street art erevanais, rendez-vous à la galerie Kond, espace à ciel ouvert créé par Sereg Navasardyan aka Yerevantropics, ou dans les nombreuses arcades qui ponctuent la ville. Vous y croiserez sans doute les œuvres d’un des maîtres du genre, Robert Nikoghossian, dont le parcours reflète celui de bien d’autres tagueurs qui s’institutionnalisent après des années à travailler dans l’ombre et l’illégalité. Ses œuvres ont ainsi eu le privilège d'orner les quais du métro de la capitale en 2017.