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Un modèle caucasien revisité par les soviets

L’Arménie est une province reculée de l’Empire tsariste, marquée par des siècles de domination persane, mais initiée à la culture occidentale par la Russie, quand elle accède à l’indépendance en 1918. Les grands foyers culturels arméniens sont alors ailleurs, à Tbilissi, Bakou et Constantinople. Mais c’est sur ce petit territoire essentiellement rural, où affluent les rescapés du génocide perpétré par les autorités ottomanes dans l’Arménie occidentale, mais qui doit poursuivre l’effort de guerre contre les Turcs kémalistes et contre leurs alliés azéris, eux aussi devenus indépendants, que seront jetées, sous l’autorité du Parti dachnak, les fondations d’une société moderne, où la femme se voit ainsi accorder le droit de vote. Les Soviétiques feront ensuite table rase pour édifier un nouveau modèle de société, urbain et industriel, où le PC se substitue à la famille et à l’Église. L’Arménie porte encore dans ses villes – rares à part Erevan – et ses campagnes, dans la mentalité, aussi, de ses habitants, l’empreinte de l’Orient soviétique. Une marque de fabrique tenace ! Car c’est la Russie, et surtout son avatar soviétique, qui l’ont initiée à la modernité. La gabegie soviétique s’est greffée sur la nonchalance orientale, et le bilan ne fut guère concluant : le développement de la RSS d’Arménie, exalté par la propagande, qui ironisait sur la torpeur orientale dans laquelle végétait la petite « république sœur » avant que Lénine ne la propulse dans l’ère industrielle, a été souvent un cache-misère. Le masque ôté, la misère est restée, d’autant plus frappante dans ce décor pseudo-moderne hérité de l’ère soviétique. Et les valeurs de solidarité enseignées par le communisme n’ont pas résisté à la période de transition qui a vu naître un système oligarchique, fauteur de corruption, laissant sur le bas-côté de la route de la croissance une grande partie de la population, dont 45 % vivaient sous le seuil de pauvreté au début des années 2000. En 2019, 24 % des Arméniens vivaient encore sous le seuil de pauvreté. Avec l’amélioration des conditions de vie, la grisaille soviétique résiste certes par touches résiduelles, mais elle cohabite avec une société en pleine mutation.

La famille, une valeur toujours sûre

Une société à deux vitesses s’est mise en place, selon qu’on habite la ville ou la campagne, qu’on est riche ou pauvre, les deux allant souvent de pair. Mais la famille de type patriarcal, scellée par un mariage précoce et fécond, sous l’autorité du père et maître de maison (dandér), en reste le socle. Déjà contrarié par le modèle soviétique, ce schéma, qui n’est pas sans rappeler les codes familiaux des sociétés méditerranéennes et orientales, est pourtant en perte de vitesse. Les écarts sociaux se sont creusés, mettant à mal la cohésion de la société sur ses fondations familiales. L’influence occidentale, conjuguée aux difficultés économiques, a porté un coup sévère aux familles nombreuses, tandis que l’autorité du patriarche est entamée par l’accession au monde du travail de l’épouse, qui assure parfois l’unique revenu du foyer. L’émigration économique massive a aussi contribué à l’éclatement des familles, le mari allant s’exiler en Russie ou ailleurs pour faire vivre sa famille restée au pays. Les grandes familles d’oligarques quant à elles, fonctionnent toujours sur un mode clanique, à la caucasienne. Si l’on n’enlève plus la future mariée à cheval, comme cela se pratiquait dans certaines régions d’Arménie, jusqu’à la fin du XIXe siècle, le mariage, plus tardif, reste un moment phare et festif de la vie familiale. Mais les divorces, banalisés durant la période soviétique, sont en hausse, flétrissant le mythe de la fidélité du couple arménien. Le roi mythique Ara le Beau doit se retourner dans sa tombe : la légende dit que, pressé par la pulpeuse reine d’Assyrie, Sémiramis, de l’épouser ou, à défaut, de combler ses désirs, il repoussa ses avances au péril de sa vie, pour l’amour de Nvard son épouse et de ses enfants… Les couples libres sont rares, quant au célibat, il reste encore marginal, même s’il ne se limite pas qu’au haut clergé – les membres du bas clergé, comme chez les orthodoxes, peuvent fonder une famille !

La place de la femme

Patriarcale, la société arménienne a attribué à la femme un statut ambigu, entre soumission et pouvoir. Traditionnellement, elle est l’objet de tous les égards et de toutes les attentions, en tant que gardienne du foyer et détentrice du pouvoir éducatif, mais cette considération se paye d’une obéissance absolue au « dander » (chef de famille). La femme arménienne a certes fait bien du chemin depuis l’époque où elle devait servir son époux à table et n’avait pas droit à la parole en sa présence, règles observées encore dans certaines campagnes. Avant même la soviétisation, qui contribua à son émancipation, elle avait acquis des droits dans les mouvements révolutionnaires qui en firent une « auxiliaire » précieuse de son époux ou compagnon « fédahi ». Cette évolution vers la parité s’est heurtée à la résistance des vieux réflexes patriarcaux, depuis les campagnes jusqu’aux organes du pouvoir, où la femme reste sous-représentée. Si elle subvient parfois seule aux besoins du foyer, si elle affiche un caractère volontaire et indépendant, elle doit le respect à l’homme, qui prétend le lui rendre et se flatte de ne jamais la brutaliser… en théorie, comme le montrait la polémique suscitée en 2017 par un texte de loi sanctionnant les violences domestiques ! La nouvelle génération féminine entend pourtant secouer ce carcan rigide, et ne renvoie pas vraiment l’image de la soumission. Mais les tenues provocantes et le maquillage outrancier ne sont pas les signes extérieurs d’une révolution sexuelle qui aurait libéré la femme des diktats machistes, et traduisent plutôt les efforts parfois maladroits pour copier les modèles occidentaux, à commencer par Kim Kardashian, l’icône de la téléréalité américaine qui a fait entrer l’Arménie dans la planète people et les réseaux sociaux. Derrière ce masque se cache la personnalité pudique et farouche d’une femme prête à éconduire le dragueur trop entreprenant, mais aussi à séduire le futur mari.

Gays et lesbiennes… sous le regard critique de l’Église

L’Église trace régulièrement la ligne rouge en matière de mœurs, exaltant les valeurs nationales, à commencer par la famille traditionnelle, qui seraient menacées par les débats sur le genre, à l’origine de vives controverses. Autant dire que la communauté LGBTQ+ ne voit pas la vie en rose. La morale arménienne réprouve généralement l’homosexualité, même si depuis 2003, l’Arménie a retiré de son code pénal l’article condamnant les relations homosexuelles à 5 ans de prison. Embryonnaire, la communauté LGBTQ+ (l’ONG Pink Armenia défend ses droits depuis 2007) a brisé un tabou à la faveur du vent nouveau qui souffle sur le pays depuis la « Révolution de velours » d’avril 2018. En 2019, un transgenre arménien s’est invité à un débat du Parlement, provoquant une levée de boucliers des ligues de vertu, de l’Église et d’une partie de la classe politique. Les gays préfèrent donc éviter de s’afficher en public, sinon dans de rares lieux friendly d’Erevan... et pour éviter tout malentendu, si les jeunes hommes se tiennent souvent par la main dans la rue, c'est une habitude locale, et non pas, en général, le signe d'une amitié particulière l     .

Une terre promise

L’attachement aux traditions, avec l’exaltation de valeurs viriles, voire martiales, est la rançon d’une histoire cruelle autant qu'un atavisme caucasien. Les Arméniens doivent à leurs racines rurales d’avoir les pieds sur terre et ils sont d’autant plus décidés à les y garder qu’elle s’est trop souvent dérobée sous eux. Après de multiples avatars, l’Arménie fait figure de sanctuaire d’une identité en péril. Marqué par le rappel lancinant d’un lourd passé, l’apprentissage de la modernité doit passer ici par l’affirmation véhémente du droit à l’existence, et pas seulement le 24 avril, jour anniversaire du génocide où le pays se fige dans le recueillement. L’Arménie vit comme un combat la défense de sa langue, de sa culture, de son Église, bref, des éléments constitutifs de son identité. Cela explique son engagement massif en faveur du Haut-Karabagh. Pour les Arméniens, c’est la survie de toute la nation qui était en jeu dans cette guerre, désignée comme une « lutte de libération nationale », avec ses « martyrs » (zoh) et ses « héros », les fédahis ou azadamardik. Loin des fantasmes d’une « Grande Arménie », le retour de cette terre ancestrale dans le giron national résonnait comme une victoire sur la fatalité de l’Histoire, restituant aux Arméniens leur dignité après des siècles de défaites et de sujétion, comme une revanche aussi sur un XXe siècle inauguré par le génocide… C'est dire le choc immense, le traumatisme que causa la défaite humiliante, dans la guerre du Karabagh de l'automne 2020, qui rappelait à l'Arménie sa fragilité dans un environnement hostile.  Terre promise ou « terre acquise » (l’expression est du défunt catholicos Karekine Ier), l’Arménie est aussi une terre rêvée, fantasmée, qui fera voyager au tréfonds des consciences arméniennes. Chaque Arménien, d’où qu’il vienne, aura sa vision bien à lui d’une Arménie où il projette ses attentes, ses espoirs. Ce pays intérieur, on le discerne dans l’excitation des passagers d’origine arménienne quand l’avion amorce sa descente sur Erevan. Comme un rituel, ils se pressent autour des hublots pour apercevoir un bout de la calotte neigeuse de l’Ararat, la montagne magique des Arméniens, qui s’élève en Arménie occidentale, terre de leurs ancêtres. Venus de France, des États-Unis, du Canada ou du Liban, ils laissent parler alors cette Arménie qu’ils portent en eux sous d’autres cieux et qu’ils cultivent comme un jardin – d’Eden ! – secret. Ce pays ne ressemblera pas forcément à l’idée, exigeante, qu’ils s’en font, forgée dans le récit d’une Arménie disparue. Mais l’Arménie n’est-elle pas aussi le laboratoire de cette rencontre entre un pays enraciné sur sa terre et la projection fantasmée d’une diaspora riche de sa diversité ? Du haut de ses montagnes, l’Arménie a rendez-vous avec le monde. « Lorsque deux Arméniens se rencontrent, n’importe où dans le monde, voyez s’ils ne savent pas recréer une nouvelle Arménie… », écrivait le romancier arméno-américain William Saroyan.