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Une nation ancrée dans le christianisme

Peut-on être Arménien sans être chrétien ou, mieux, sans appartenir à l’Église apostolique arménienne ? Les chiffres sont éloquents : 90 % des Arméniens en Arménie et dans le monde sont fidèles à l’Église nationale, le reste se partageant entre catholiques et protestants. Malgré l’environnement musulman prépondérant depuis le VIIe siècle, les cas d’apostasie ont été rares et beaucoup ont préféré l’exil plutôt que de renier leur foi lors des invasions seldjoukides, au XIe siècle. Après la perte de leur indépendance, les Arméniens ont connu le sort des autres chrétiens des Empires ottoman et perse, mais ce statut d’infériorité (on leur donnait le nom de raya dans l’Empire ottoman) n’a pas donné lieu à des conversions massives. On leur a imposé l’islam de force parfois, dans l’Empire ottoman, où l’on enlevait les enfants arméniens et autres chrétiens pour en faire des Janissaires, les plus belles femmes intégrant le harem. On a noté aussi l’existence d’une communauté d’Arméniens musulmans, à Hamchen, aux confins turco-géorgiens. Enfin, le génocide a provoqué des cas de conversions forcées à l’islam, dont des descendants se sont révélés dans les années 2000 en Turquie. En raison de cette étroite imbrication de la nation et de la foi, propre d’ailleurs aussi à d’autres chrétientés orientales, il est difficile de faire la part de l’identité nationale et religieuse. L’Église a souvent été perçue comme l’ultime refuge face aux tentatives d’assimilation, et le clergé a pris une part active à la défense de la nation ; et les Arméniens, qu’ils soient ou non pratiquants après 70 ans d’athéisme soviétique, tiennent toujours leurs lieux de culte pour des marqueurs de leur identité.

Du panthéon païen…

Avant leur conversion, les Arméniens adoraient un riche panthéon, dont les divinités ont leur équivalent dans ceux d’autres peuples indo-européens. En dominant l’Ourartou au VIIe siècle av. J.-C., les Arméniens mirent fin au culte du dieu Khald et autres divinités, mais les dieux indo-européens qu’ils avaient apportés dans leur migration depuis les Balkans s’adapteront aux cultes locaux. Ce panthéon accordait une place majeure au dieu de feu et de lumière, Vahagn, dont le cycle épique fut magnifié par la poésie arménienne : né d’une mince tige de roseau émergeant d’une mer en fusion, il incarne le triomphe de la liberté et de la lumière, sur le dragon (Vichap), maître des ténèbres et des eaux, qui assoiffe les hommes et les tourmente, avec les dev « diables » des temps païens. Agraire et patriarcale, la civilisation arménienne a néanmoins accordé un rôle majeur à Anahit, déesse de la fertilité et « mère de toute pureté », la « Dame des Arméniens » (Diguin Hayots). Le panthéon arménien s’enrichit ensuite des apports iranien et hellénistique, à la faveur d’interactions autour du bassin méditerranéen. L’Arménie accorde ainsi une large place au dieu perse Mithra (Mitra en Inde) auquel était dédié le temple de Garni, et dont le culte avait même atteint Rome.

… Au christianisme

C’est dans ce contexte qu’apparurent les premières communautés chrétiennes, persécutées comme à Rome. Bien avant sa conversion, l’Arménie avait été évangélisée par les apôtres Thaddée (43), et Bartholomée (68), tous deux martyrisés, ce qui a valu à son Église le statut apostolique. L’Église rapporte que ces premiers saints avaient acquis un tel prestige par leurs miracles qu’ils entraînèrent un grand nombre de baptêmes par immersion, rite toujours en vigueur, les baptisés se regroupant en une Église de type syriaque. Si Bartholomée et Thadée sont les premiers « illuminateurs », c’est à saint Grégoire (Krikor Loussavoritch) que revient ce titre, pour avoir converti l’Arménie, qui se flatte d’être la première nation à adopter le christianisme comme religion d’État, en 301 (toléré par Constantin en 313, le christianisme ne sera la religion officielle de l’Empire romain qu’en 392). La conversion de la nation passera par l’« illumination » de son roi, Trdat III. Les chrétiens étaient alors en butte aux pires persécutions, qui valurent le martyre à Hripsimée et Gayanée, canonisées et à qui sont dédiées deux églises d’Etchmiadzine, et aussi à Grégoire, un noble arménien ayant suivi des études chrétiennes en Cappadoce. Il est jeté au fond d’un puits (à Khor Virap, lieu de pèlerinage très fréquenté) près de l’ancienne capitale Artachat, où il survit miraculeusement pendant 13 ans jusqu’à ce qu’il soit appelé au chevet du roi, atteint de folie.

Selon la tradition rapportée par les historiens Agathange et Moïse de Khorène, le roi Trdat se serait transformé en une bête fauve, à force de cruauté envers les chrétiens ; Grégoire lui rendra son humanité, une guérison dont le roi le remercie en embrassant le christianisme. Consacré évêque à Césarée de Cappadoce, Grégoire baptise le roi et les dignitaires de l’État dans l’Aratzani, un affluent de l’Euphrate, et devient le premier catholicos d’Arménie. L’« illumination » n’a pas été aussi soudaine pour tous les habitants de l’Arménie, mais le christianisme y était assez implanté en 451 pour résister aux efforts des Perses visant à restaurer le paganisme lors de la bataille d’Avaraïr.

Une Église indépendante

En adoptant le christianisme, l’Arménie écrivait une nouvelle page de son histoire, avec les lettres d’un alphabet créé en 406 par Mesrop Machtots, canonisé par la suite. La création de l’alphabet scellera l’union de l’Arménie et du christianisme, dont les Saintes Écritures sont les premiers textes traduits en arménien. Le rejet par l’Église arménienne du dogme adopté par la Chrétienté au concile de Chalcédoine, en 451, lui vaudra d’être accusée de verser dans l’hérésie monophysite (qui ne reconnaît au Christ que sa nature divine), mais les catholicos siégeant à Etchmiadzine (Vagharchapat) y gagneront en indépendance, tout en surmontant les menaces de schisme ou de division. L’unité de l’Église arménienne a été pourtant mise à rude épreuve par l’éclatement de la nation : deux patriarcats, l’un à Constantinople (légalisé par les Ottomans en 1461) et l’autre, depuis 1311, à Jérusalem, où il gère une partie du Saint Sépulcre ; au-dessus, deux catholicossats, celui de la Grande Maison de Cilicie, créé à Sis au XIIe siècle et siégeant à Antélias (Beyrouth) après le génocide, et celui d’Etchmiadzine, près d’Erevan, dont le catholicos, Karekine II, a une primauté d’honneur au titre de « Catholicos de tous les Arméniens ». La soviétisation a aggravé ces divisions. Réprimée sous Staline, qui fit assassiner le catholicos Khoren Ier, en 1938, l’Église d’Etchmiadzine a été récupérée par le régime soviétique en vue de rallier à la RSS d’Arménie la diaspora et y neutraliser l’influence du catholicossat de Cilicie, indépendantiste. L’effondrement de l’URSS a mis fin à cette rivalité, rétablissant l’unité de l’Église, préoccupée désormais par sa restauration dans un pays où elle n’était que tolérée, et par la lutte contre les sectes qui se sont implantées à la faveur du vide spirituel.  L’Arménie se compose de cinq diocèses – Aïrarat, Chirak, Siounik, Outik et Artsakh –, mais le Saint-Siège d’Etchmiadzine étend son autorité sur les diocèses créés dans la diaspora. L’unité de l’Église arménienne repose sur son rite, l’un des cinq grands rites de l’Église d’Orient, et sa liturgie en arménien ancien (Grabar), remontant au Ve siècle, avec des apports byzantins. Longtemps taxée d’hérésie pour être restée fidèle au dogme des Églises des premiers siècles selon lequel « le Christ est un » – une unité illustrée par la célébration le 6 janvier de la Nativité, de la Théophanie et de l'Epiphanie – l’Église arménienne a pu lever ce long malentendu dogmatique sur la nature du Christ, et est traitée en égale dans la grande famille chrétienne, où elle poursuit son dialogue œcuménique. C’est le cas avec l’Église de Rome, comme le montre la visite du pape Jean Paul II en 2001, puis du pape François en 2017, d’autant qu’elle n’a pas à redouter le prosélytisme des catholiques, dont l’Arménie ne compte qu’une petite communauté, autant que de protestants, plus actifs quant à eux. En contact étroit avec l’orthodoxie, représentée en Arménie par quelques milliers de Russes et Ukrainiens, l’Église arménienne promeut aussi le dialogue avec l’islam, qui ne compte plus de fidèles depuis que les Azéris ont quitté le pays, en 1988-1990, en raison du conflit du Karabagh, et « protège » les Yézidis, principale minorité religieuse du pays. L'Eglise arménienne mène aussi un actif combat pour préserver le diocèse d'Artsakh (Karabagh), durement éprouvé par la guerre de 2020 qui lui a coûté le superbe monastère de Dadivank, passé, ainsi que la cathédrale Ghazantchetsots de Shushi, sous le contrôle des Azéris qui tentent d'exhumer l'antique diocèse des Albanais du Caucase, peuple aujourd'hui éteint gravitant dans l'orbite arménienne avant l'arrivée des Turcs (ancêtres des Azéris) dans la région, au 11e siècle, pour récuser aux Arméniens tout droit sur les lieux de culte du Karabagh, et plus généralement sur la région.

Des traditions vivaces

Les traditions se perdent, dit-on, et l’Arménie ne déroge pas à la règle, même si elle se flatte de mieux les préserver. Paradoxe, la période soviétique, imperméable à l’américanisation, lui a permis de conserver nombre de traditions. Au-delà du folklore, les traditions ont résisté, après l’indépendance, aux effets de la globalisation, visibles surtout sur la jeunesse, qui reste toutefois fière de ses coutumes, comme de sa langue et de sa culture. Avec le retour en force de l’Église, gardienne des traditions nationales, le calendrier religieux est redevenu un vivier de traditions et coutumes réhabilitées. Organisée surtout autour de la famille, même si le modèle patriarcal est menacé par les contraintes économiques qui accordent un rôle toujours plus important à la femme, la vie des Arméniens est ponctuée par le baptême, le mariage et l’enterrement, qui sont à chaque fois l’occasion de se réunir et de faire la fête, même s’il s’agit de faire ses adieux à un être cher. La tradition du madagh, sacrifice rituel d’un animal, mouton ou plus souvent agneau et poulet, est de plus en plus répandue dans les villes comme dans les campagnes lors de grandes occasions, pour conjurer le mauvais sort. De même, la tradition des rubans votifs est encore très vivace, toutes générations confondues : de nombreux arbres à vœux en témoignent, plus souvent près de lieux saints, arborant dans leurs branchages une multitude de rubans, papiers, plastiques multicolores qui sont autant de marques tangibles des vœux formulés par ailleurs dans les églises, où l’on allume un cierge pour l’occasion, avant d'en sortir, toujours à reculons, en se signant et regardant l’autel. Autre tradition, celle de ne manger le raisin qu’après sa bénédiction par l’Église le 15 août, moins contraignante que celle d’observer le jeûne du carême à Pâques pendant 40 jours. Le développement du tourisme a aussi exhumé certaines traditions enfouies, dans les campagnes, où l’on sort des placards les vieux costumes régionaux. Il est une autre tradition qui ne s’est jamais perdue et à laquelle les Arméniens se font fort de sacrifier, malgré les difficultés, celle de l’hospitalité. On lui fait plus honneur encore dans les campagnes, où l’on se fait un devoir d’accueillir l’étranger de passage et de rompre avec lui le pain et le sel, comme le veut l’Église, en l’invitant à partager sa table, où une assiette l’attend toujours, au cas où…