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De l’expansion au déclin

À en croire l’historien perse Rashid al-Din né au mitan du XIIIe siècle, la littérature écrite mongole remonte au moins au XIIe siècle : il se réfère en effet dans son encyclopédique histoire universelle (Jami al-tawarikh) à un ouvrage malheureusement disparu, l’Altan Devter. Pour autant, nul doute que la tradition orale a gardé trace d’une épopée bien plus ancienne qui se déploie du Tibet jusqu’à la Mongolie. Ce récit, de plusieurs millions de vers – ce qui lui vaut le titre de plus longue œuvre du monde et le mérite d’être inscrit par l’Unesco depuis 2009 au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité – se raconte toujours de nos jours, lors d’occasions particulières et parfois en musique, comme c’est le cas en Mongolie où les chanteurs sont accompagnés de violonistes, il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il ne cesse d’inspirer et qu’il ne continue de s’étoffer. Ce récit s’attarde sur le destin d’un roi d’Asie centrale, Gesar (Kesar en tibétain, Geser en mongol), qui bien possédant des pouvoir surnaturels, n’en demeure pas moins humain. Les épreuves qu’il affronte ainsi que les valeurs qu’il porte – courage d’être soi et respect envers les autres – l’amèneront à atteindre la bouddhéité, l’histoire se teintant en effet d’une dimension religieuse dans certaines de ses versions. Au vu de son ampleur, il est difficile d’appréhender ce cycle légendaire dans son ensemble, il faut tout de même souligner que d’aucuns le raccrochent à un personnage qui aurait véritablement existé au XIe siècle dans la principauté de Ling, dans le Kham, au Tibet, et que ce texte suprême a parfois pu être récupéré à des fins politiques. L’adaptation de Douglas J. Penick – traduit de l’américain par les éditions Points sous le titre Gesar de Ling : l’épopée du guerrier de Shambala – permet en tous cas de s’en faire une idée en français.

Le codex qui est considéré comme le premier livre du pays s’intitule dans notre langue L’Histoire secrète des Mongols (Mongolyiin Nuuts Tovtchoo), il campe la vie d’un personnage au prestige tout aussi mythique, bien que parfaitement ambivalent car il est considéré par les uns comme un génie militaire qui sut réunir des tribus nomades pour fonder le plus grand empire de tous les temps, par d’autres comme un fou sanguinaire : Gengis Khan. Cet ouvrage daté du XIIIe siècle est resté anonyme. Il était à l’origine rédigé dans le plus ancien alphabet mongol, le ouïghour – une des nombreuses adaptations de l’alphabet arabe utilisé pour écrire d’autres langues – mais a survécu dans ses traductions chinoises, et ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il se fera connaître en Occident. Comme tous les textes fondateurs, celui-ci n’hésite pas à se faire légendaire sans prétendre à une parfaite véracité factuelle; bien qu’imparfaitement historique il n’en demeure pas moins inestimable. C’est dans cette lignée – entre folklore, définition d’une identité nationale et mémoire du passé – que s’inscriront plusieurs ouvrages postérieurs, dont l’Atltan tovch, une chronique historique du XVIIe siècle, et l’Erdeni-yin tobči (XVIIe siècle), une chronique nationale composée notamment de textes législatifs du XVIIe siècle.

Par ailleurs, et ce dès le XIIIe siècle, on assiste à la mise en traduction de livres venus d’horizons proches, l’Inde, le Tibet ou la Chine, un phénomène qui ira en s’accélérant, encouragé certainement par la conversion au bouddhisme du souverain Altan Khan (1502-1582) en 1578. Des textes sacrés, poétiques, scientifiques ou philosophiques, d’origine étrangère trouvent ainsi leur place dans la culture locale, à laquelle ils s’entremêlent parfois, à une époque où la Mongolie se confronte de plus en plus aux influences extérieures, submergée par des rivalités qui voient par exemple s’affronter les tribus Oïrats et les Mandchous. Un vrai roman aux multiples rebondissements qui s’achèvera quand s’imposera le joug de la dynastie Qing qui signera la fin de l’indépendance.

La lutte pour l’indépendance

Il faudra attendre la seconde partie du XIXe pour que les mouvements pour l’indépendance prennent suffisamment d’ampleur pour que celle-ci enfin s’envisage. À la faveur de cette nouvelle effervescence se réinvente une littérature nationale, tout d’abord sous sa forme orale et par le bais de contes hautement populaires, certains mettant en scène des gens du peuple humiliant des fonctionnaires de la caste dirigeante, d’autres prenant des moines mendiants (et non des lamas) comme héros, l’allégorie dissimulant la rébellion et encourageant à dénoncer la misère que subissent les opprimés. Deux conteurs ont alors spécialement marqué les mémoires : Sandag et Guélegbalsane.

À l’écrit, la littérature s’incarne sous les traits de celui dont la double identité – Bao Henshan en chinois, Vanchinbalyn Injinash en mongol – exprime parfaitement la divergence de son époque. Né en 1837 d’un père dont le titre de taiji garantissait qu’il était un descendant direct de Gengis Khan, par ailleurs fin lettré et grand collectionneur de livres mongols, le futur écrivain reçoit une très bonne éducation dans les deux langues, mais ce sont bien les tensions ethniques qui indirectement causeront sa mort, puisqu’en 1891 la révolte – renommée « incident » par les Chinois malgré les dizaines de milliers de Mongols tués – de Jindandao l’amènera à fuir vers Liaoning où il décèdera l’année suivante. Considéré comme le premier romancier mongol, il aura au cours de sa vie composé une œuvre clairement axée sur les questions sociales, voire politiques, se faisant critique et patriote dans The Blue Chronicle qui évoquait le XIIIe siècle, et décrivant les luttes de la jeunesse face à l’oppresseur dans le sud de la Mongolie dans One-Storey Pavilion. Bien que ses romans aient fait l’objet de traductions en anglais et en russe au cours du XXe siècle, nulle version française ne semble avoir été donnée. Parmi ses contemporains, deux noms ressortent plus particulièrement dans le genre poétique (volontiers satyrique) : celui de Dulduityn Danzanravjaa (1803-1856), qui se fit également astrologue et philosophe, et celui de Danzanvanjil (1856-1907) qui figure dans la liste des 100 personnalités les plus influentes de Mongolie telle qu’établie par Myagmar Dush.

Entre 1911 et 1921, l’oppression chinoise laisse place au protectorat russe. La période communiste, qui s’étendra de 1924 à 1990, va pourtant coïncider avec une certaine ouverture sur le monde, d’une part parce que l’usage de la langue russe va permettre d’accéder à certains classiques de la littérature internationale, d’autre part parce que certains écrivains mongols s’attellent à des traductions, à l’instar de Byambyn Rinchen qui traduit des œuvres de Gorki, Maïakovski mais aussi Guy de Maupassant ou Nazim Hikmet. En outre linguiste de renom – il a obtenu son diplôme à l’Université de Budapest en 1956 –, il travaillera ardemment à moderniser sa langue natale, et à en figer les idiomes en publiant notamment une grammaire de khamnigan en 1969.

Du côté de la création, plusieurs écrivains se font remarquer, notamment Sodonombaljiryn Buyannemekh dont l’histoire n’a pas retenu grand-chose, sinon qu’il était né en 1901 et a été exécuté en 1937, victime des grandes purges. Dashdorjiin Natsagdorj (1906-1937) aura également connu quelques démêlés avec la justice, mais hérite néanmoins de la réputation d’être le père de la littérature mongole moderne. L’histoire d’amour tragique qu’il inventa est devenue un opéra – The Three Sad Hills – toujours assidument joué de nos jours, son poème Ma terre natale est resté un classique du genre. Son cadet de deux ans, Tsendiin Damdinsüren fera également montre de patriotisme en rédigeant les paroles de l’Hymne national qui seront adoptées en 1950 à la place de celles de L’Internationale qui s’étaient imposées au début de l’ère soviétique. Quelques années plus tard, Chadrabalyn Lodoidamba (1917-1970), qui s’était déjà fait remarquer en 1954 avec son conte Malgait chono (Le Loup et le bonnet), écrit ce qui est considéré comme son œuvre la plus remarquable, Tungalag tamir (Le Tamir limpide), un roman auquel il est difficile de ne pas prêter des accents révolutionnaires puisqu’il raconte l’histoire d’un ouvrier qui, dans les années 1920, est injustement licencié puis à nouveau maltraité par son nouveau patron, jusqu’au moment où il n’arrive plus à supporter ces humiliations répétées… Ce texte sera adapté à l’écran en 1970 par le cinéaste Ravjagiin Dorjpalam et deviendra un immense succès cinématographique. Citons enfin le prolixe Ryentchinii Tchoinom (1936-1979) qui eut également maille à partir avec le régime communiste, avant de nous intéresser à un auteur – que l’on aura le privilège de pouvoir découvrir en français – qui s’est surtout penché sur la difficulté des Mongols à concilier la sauvegarde des traditions et l’entrée dans la modernité.

Le renouveau

Galsan Tschinag est né en 1944 et a passé une partie de sa vie à l’étranger, notamment en Allemagne dont il a conservé la langue. Les steppes mongoles où il a grandi lui ont offert un décor où il a aimé camper ses héroïnes, de Dojnaa (éditions Picquier) à Dombruk (dans Le Fin du chant). De manière plus intime, cet auteur se découvre aussi dans Ciel bleu : une enfance dans le Haut-Altaï (éditions Métaillié) un récit, le premier, qui déjà lui assura une reconnaissance internationale, et dans Chaman, chez le même éditeur, qui rappelle l’héritage spirituel dont il est le digne dépositaire.

Son pays a beaucoup changé depuis l’année de sa naissance puisqu’en 1990 la Mongolie a connu une révolution démocratique et est devenue une république. Ce revirement a un effet paradoxal sur la littérature : si la censure n’était plus de mise, l’unique maison d’édition nationale disparut également, les livres devinrent donc une denrée rare. Néanmoins, à l’aube des années 2000, la situation a fini par se stabiliser, le secteur peut en effet désormais s’enorgueillir de compter plusieurs dizaines d’éditeurs indépendants qui s’ingénient à contourner les difficultés, le prix des livres et surtout le fait que les locuteurs du mongol utilisent des alphabets différents (cyrillique ou bitchig). Malgré tout, les demandes des lecteurs restent fortes, que ce soit pour les ouvrages historiques dans un pays dont le passé a été si longtemps gommé, que pour les traductions de romans étrangers dont ils se montrent toujours aussi friands. Ce lectorat encourage la production locale, les écrivains n’hésitant pas à passer par l’autoédition, parfois avec un grand succès, ou à recourir à des voies plus classiques, comme le fit la journaliste Baatarsuren Shuudertsetseg qui publia ses premiers textes en revues et est aujourd’hui extrêmement connue.  Son roman inspiré de la vie de la reine Anu a ainsi été adapté au théâtre, puis au cinéma, et même en bande dessinée à destination du jeune public. Luvsandorj Ulziitugs, également journaliste, a quant à elle commencé par écrire de la poésie avant de se consacrer à l’art délicat des nouvelles dont 13 ont été traduites en français dans une anthologie intitulée Aquarium : nouvelles de la Mongolie d’aujourd’hui. Ce recueil est proposé par les éditions Borealia qui ont également publié Cœur de bronze, un recueil de 22 nouvelles d’écrivains mongols du XXe siècle. Fière de ses origines et bien ancrée dans son époque, la génération littéraire née dans les années 1970 prouve qu’elle n’hésite pas à repousser les frontières.