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Le monde kanak

Le monde kanak a conservé une grande partie de son authenticité et reste très marqué par la « coutume », qui fonde ses règles sociales et son organisation politique et institutionnelle. Grand Chef, chefs de tribu et chefs de clan sont les garants de la cohésion sociale. Ceci est plus fortement vrai dans le monde rural que dans la grande périphérie de Nouméa. Imparfaitement traduisible en français, la notion de chef dans la société kanake diffère d’une conception strictement hiérarchique. Porte-parole et médiateur en cas de conflit, le chef, s’il jouit d’un respect certain, ne dispose cependant pas de pouvoirs très étendus. La décision appartient le plus souvent aux anciens, qui bénéficient d’un très fort rayonnement moral. Le culte des ancêtres illustre bien l’attachement essentiel des Kanaks aux origines et à la filiation. Ce lien fort entretenu avec le passé, censé garantir l’avenir, se traduit également par un attachement viscéral à la terre et à ses cultures, qui cimente l’identité kanake. Issues d’un ensemble de traditions séculaires, la coutume ou les coutumes (variables selon les régions) se transmettent de génération en génération. Les rites et les récits mythiques, non écrits, circulent par le biais de la tradition orale. Contrairement aux idées reçues, la coutume n’est pas immuable et s’adapte aux influences et aux éléments extérieurs : courants migratoires, évangélisation, modernisation... En revanche, la base fondamentale demeure identique. La tribu et la famille forment en effet la référence commune hors de laquelle la vie de l’individu n’a pas de sens. Lors des contacts que vous entretiendrez en Nouvelle-Calédonie, gardez donc à l’esprit que l’homme dans l’univers kanak n’est rien en dehors du groupe et qu’un groupe ne peut se développer qu’à partir d’une terre, d’une aire culturelle. Etre exclu de l’un ou de l’autre est alors vécu comme un châtiment terrible...

Le Grand Chef. La tribu et le district constituent deux des principaux niveaux de spatialisation et d’identification après la famille et le clan. Le Grand Chef est à la tête du district, qui compte une ou plusieurs tribus. Une tribu est, quant à elle, composée de plusieurs clans, eux-mêmes issus du même ancêtre. Les membres d’une même tribu parlent la même langue et appartiennent au même territoire. Le clan jouit d’une certaine autonomie au sein du district. Le Grand Chef descend généralement de l’ancêtre commun. Il symbolise le passé et le présent, le mythe et la réalité. Il représente l’autorité morale qu’on ne défie pas, sous peine d’encourir la réprobation générale. La fonction du Grand Chef est (normalement) héréditaire. Seuls les hommes de la lignée directe peuvent hériter de cette charge, mais cela peut être remis en question. La société kanake, où le dialogue tient une place prépondérante, offre en effet une marge de manœuvre importante. Cependant, le terme de « tribu » peut aussi se comprendre sous le terme de « chefferie ». Aujourd’hui, si le terme « tribu » est généralisé et employé par toutes les ethnies calédoniennes, on pourrait lui préférer le terme de « communauté » comme c’est déjà le cas en Australie.

Le Petit Chef, pour sa part, dirige le clan ou la tribu. Il participe aux discussions aux côtés du Grand Chef et siège au conseil des anciens, reconnus pour leur sagesse et leur expérience. Ce conseil joue un rôle crucial. Il traite autant du débroussaillement des champs que de la construction d’une case, de la réfection d’une église que de l’autorisation accordée aux militaires pour un bivouac sur la terre tribale. Le conseil désigne le successeur du Grand Chef, dont l’influence dépend à la fois du nombre de ses sujets et de son rayon d’action (le territoire). Les clans dits « terriens » possèdent leur « tertre » d’origine et leur territoire coutumier. Des clans « déplacés » ont été intégrés aussi à des tribus. Ce sont des clans « assis ». Chaque clan se caractérise par une fonction hiérarchique, ainsi il y aura le clan des chefs, le clan « porte parole », le clan « gardien », le clan « taro »... Autre personnage important : le sorcier, censé commander et interpréter les éléments naturels ou dispenser la maladie et la mort, qui était et reste un personnage redouté. La famille, quant à elle, constitue un clan à elle seule. La vie communautaire, très ritualisée, renforce encore la cohésion du groupe. Le mariage formalise une alliance entre deux clans. Ainsi, le couple est l’une des pièces du système clanique. Le mari et la femme ne se choisissent pas : c’est le choix coutumier. Ainsi la naissance d’un enfant est-elle plus considérée comme le fruit du clan que la conséquence de l’union entre une femme et un homme. Une mère qui donne naissance à un enfant accomplit son devoir envers le clan du mari : en lui assurant une pérennité, elle assure la survie du clan.

Le rôle du père. Dans la société traditionnelle, il se limite à celui de géniteur. Il n’intervient ni dans l’éducation de l’enfant ni dans sa vie quotidienne. La mère a des devoirs jusqu’au sevrage de l’enfant. Elle laisse ensuite son éducation aux mains des grands-mères et des tantes. Le personnage masculin essentiel de la famille clanique est le frère de la mère : l’oncle. C’est lui, en tant que « père », qui reconnaît ses neveux et ses nièces comme issus de son sang et garants d’un prolongement de sa lignée dans l’avenir. Les Kanaks considèrent les cousins comme des frères, et les membres d’un même clan et d’une même tranche d’âge comme cousins.

La terre est inséparablement liée au clan : c’est sa propriété, son prolongement. Elle appartient au premier qui s’y est installé. Elle comprend les champs, les cultures, les montagnes, les sources, le rivage, la mer et les poissons. C’est l’habitat au sens général. Cela englobe également les membres de la tribu, morts ou vivants. On comprend mieux dès lors les affrontements avec les colons et l’administration à partir de 1853. Des clans, autres que celui du propriétaire originel, peuvent également cultiver des parcelles de terre en usufruit sans remettre pour autant en cause la notion de propriété initiale. Au sein du clan, chaque membre cultive la parcelle qu’il a défrichée. Les travaux pénibles, en revanche, sont exécutés collectivement, comme la réfection et la construction des cases. La communauté travaille alors tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Ce travail collectif bénéficie à chaque membre du clan sous forme d’usufruit. Les récoltes, la case et le champ sont associés à des biens communs au clan au même titre que la terre. La notion de propriété individuelle n’existe pas. La loi de la tribu respecte un élément essentiel : la mise en communauté de toutes les ressources. Si des membres d’une tribu travaillent chez des employeurs contre rémunération, ils « donneront la main » à l’occasion d’une fête (mariage, naissance...) et pour la préparation des agapes dans la tribu. Ils se cotiseront pour le clan. S’ils ne peuvent participer à ces travaux collectifs, ils ne se rendront pas à la fête, leur présence serait mal perçue. Arborer des signes extérieurs de richesse sans les partager au sein de la tribu est généralement mal perçu. Ceci représente de grandes difficultés d’adaptation au monde moderne occidental et à ses objets de consommation les plus représentatifs.

Bien comprendre la coutume

Aujourd’hui encore, la vie quotidienne des insulaires reste très marquée par l’organisation coutumière. Chaque individu appartient à un clan, qui possède ses propres symboles (un chef de clan et un totem) et se regroupe avec d'autres au sein de tribus. Dirigées par un petit chef, ces dernières sont elles-mêmes sous l'autorité d’un grand chef, qui s’étend à tout un district. Si cette tradition s’est délitée sur certaines régions de la Grande Terre, elle demeure beaucoup plus prégnante ici. Le grand chef règle les conflits d’intérêts, gère les rapports avec l’administration publique et organise la vie coutumière. Il décide, par exemple, de la période des mariages. Le sens de l’hospitalité des gens du coin n’est pas une légende et s'inscrit dans un mode de vie qui peut être résumé en un proverbe mélanésien : « Les Blancs ont l’heure, nous avons le temps. »

Si vous êtes invité chez le chef d’un clan, d’une tribu ou tout simplement dans une famille, pensez à respecter la coutume. Offrez un paquet de riz, de lentilles, un paquet de tabac ou un petit quelque chose en provenance de chez vous. Ajoutez-y un billet de 500 ou de 1 000 CFP enveloppé dans un tissu, le manou ou paréo. Attention cependant : le geste coutumier exclut l’alcool ! Présentez votre paquet à l’intermédiaire du Petit Chef ou du Grand Chef et faites alors la coutume oralement. Ce petit discours de présentation, destiné à vos hôtes, est un signe de respect et de reconnaissance. Les Kanaks y sont très sensibles.

Case traditionnelle

Les constructions de case sont symboliques. La grande case ronde est représentative du clan et joue un rôle indéniable dans la vie politique, sociale et religieuse du groupe. Elle centralise le pouvoir. Il est nécessaire de se pencher pour y rentrer en signe d’humilité et de respect. La case est édifiée non loin de la « place de la danse » sur le tertre culminant de chaque village, au bout d’une allée soigneusement entretenue et bordée de pins colonnaires ou de cocotiers, sorte d’avenue végétale qui dessine la structure du village. Elle peut être entourée d’une palissade ou d’un mur. Il en est ainsi de la grande case du chef de clan de Saint-Joseph à Ouvéa. Sanctuaire des hommes, c’est également un lieu de discussion autour du chef. On y reçoit les invités à proximité du foyer situé le plus souvent au centre de la case. Parfois, les membres du clan y sont convoqués toutes affaires cessantes. L’appel résonne au son de la conque (ou toutoute), un gros coquillage utilisé dans tout le Pacifique. En Nouvelle-Calédonie, elle est épointée, ménageant ainsi une ouverture à l’embouchure de la trompe. A son retentissement, le rassemblement est impératif et la palabre commence. Les missionnaires l’utilisèrent également comme cloche pour prévenir les fidèles des cérémonies religieuses et les appeler à la prière. Ces grandes cases de bois et de chaume portent un faîtage sur leur sommet conique. Le motif qui y est sculpté représente le plus souvent la figure en double face d’un ancêtre. Au-dessus, vous verrez encore la flèche sculptée et ornée de coquillages. Observez également les chambranles en bas-reliefs de la porte d’entrée, qui symbolisent généralement le couple. Le grand poteau central, à l’intérieur, incarne le clan. La case est aussi un lieu de vie familial traditionnel.

Etapes de construction d’une case ronde. Ce type de case est adapté au climat et aux ressources du pays. Le flottage, le roulage et le remorquage d’un gros tronc, destiné à devenir le poteau central de la case, nécessitent toutes les forces de la tribu. Le poteau central exprime le lien entre le clan et les ancêtres. Le choix, l’abattage, le transport et l’érection de ce poteau (généralement en bois de houp) constituent l’opération la plus délicate de la construction et nécessitent l’intervention du sorcier. Le montage de la structure de la case peut alors débuter avec la mise en place des traverses destinées à stabiliser les bois, qui relient le poteau central aux piliers périphériques. Des gaulettes et des traverses sont attachées par des lianes pour renforcer la toiture. On couvre enfin la case. La première couverture est faite d’écorces d’arbres, généralement des peaux de niaoulis, qui en renforcent l’étanchéité. La couverture définitive suit la pose de la paille. Couvrir la case jusqu’au sommet nécessite un échafaudage extérieur et intérieur. L’installation de la flèche faîtière marque la fin de la construction. La conception d’un abri est en général moins complexe. Les villageois s’en servent comme hangars, pour accueillir des invités lors des fêtes ou cérémonies, ou encore pour leurs commodités personnelles. Moins solide que la case, l’armature du toit de l’abri est recouverte de peaux de niaoulis et de paille. Les murs sont réalisés en branches de cocotier tressées ou en torchis. Les enfants participent à la fabrication du torchis en foulant avec les pieds la terre argileuse et la paille hachée. Ils transportent ensuite les seaux un par un. Les hommes appliquent le torchis à la main sur le clayonnage tressé soigneusement pour le montage des murs. Le lissage à la main reste l’opération la plus délicate. Les enfants peignent l’ensemble à la chaux dès que le mur est sec. La collecte et l’acheminement de la paille sont effectués par les femmes, qui la rassemblent en petites bottes comme sur la piste entre Pouébo et Hienghène (côte Est). Une fois terminée, la case est régulièrement « fumée », de manière à éliminer les parasites et lier le toit. Le foyer intérieur prévu à cet effet permet d’y allumer un feu en toute sécurité.

Dès 1930, l’administration intervint pour remplacer les cases rondes jugées insalubres par des constructions à l’européenne. Vous verrez donc sur la Grande Terre des cases quadrangulaires aux murs en torchis ou en dur, et au toit à quatre pans débordant pour former une véranda. La case ronde traditionnelle côtoie désormais la maison en dur. Néanmoins, suite à une volonté de retour à l’habitat traditionnel, on assiste aujourd’hui à une reprise des constructions de cases rondes. Le Musée néo-calédonien de Nouméa s’attache à expliquer la portée symbolique et le fonctionnement de la case. Les sculptures identiques, au niveau des chambranles de l’entrée, évoquent les ancêtres paternels et maternels de la chefferie. Le visiteur se baisse forcément pour entrer et franchir le seuil toujours très bas d’une case. Incliner ainsi la tête est un signe de respect. Le poteau central est dressé en premier, d’abord pour des raisons pratiques, mais également parce qu’il est censé soutenir les structures sociales de la tribu représentée par la flèche que l’on installe au faîte du toit. Chaque poteau situé au pourtour de la case symbolise les ancêtres. De petites statues, censées protéger les membres de la tribu, sont déposées à l’intérieur de la grande case.

Evolution de la communauté kanake

Depuis l’émergence dans les années 1970 et 1980 de la question de l’indépendance, les Kanaks ont recouvré une forme d’autonomie longtemps refusée par les autorités françaises.  Au premier rang de ces préoccupations : le niveau de formation de sa jeunesse. Les douloureuses inégalités de niveau scolaire et de formation entretiennent une frustration et un ressentiment pour les jeunes Mélanésiens, souvent précarisés dès lors qu’ils quittent la tribu pour s’installer dans le Grand Nouméa en quête d’un emploi. A la fois très soucieux de revendiquer leurs origines, ils prennent également dans les faits leur distance avec la coutume et les règles qui la fondent. La consommation d’alcool et de cannabis constitue à ce titre l’un des dérivatifs les plus courants pour les plus désœuvrés.

Dans ce contexte, les femmes tentent timidement de prendre la parole. Longtemps tenues à l’écart du débat en vertu des règles coutumières, certaines veulent aujourd’hui se faire entendre et ne plus être simplement cantonnées à l’éducation des enfants, aux travaux ménagers et agraires. Même si elles sont très présentes dans les mouvements associatifs et les initiatives économiques locales, l’accès des femmes kanakes aux postes de responsabilité n’en est cependant qu’à ses débuts. Leur réussite scolaire, nettement supérieure à celle des garçons, témoigne néanmoins d’une évolution significative et décisive qui en dit long sur leur désir d’autonomie. Leurs recours aux tribunaux, de plus en plus fréquents dans les cas de violences, prouvent encore que les femmes se détournent peu à peu du règlement coutumier et demandent l’application du droit pénal (en Nouvelle-Calédonie, une femme sur quatre est victime de violences conjugales). Il y a un siècle et demi, les Kanaks étaient colonisés ; aujourd’hui, ils doivent apprendre à combiner leur héritage culturel avec les réalités contemporaines, à l’image de l’ensemble des sociétés traditionnelles. Ce délicat travail d’inventaire entre fidélité au passé et nécessaire ouverture est également le signe d’une vitalité et d’une conscience toujours en marche. Des mesures ont été prises, comme celle des 400 cadres, visant à promouvoir la venue de jeunes cadres issus du monde mélanésien, mais aussi des autres ethnies.

Depuis la signature des accords de Matignon en 1988, l’Etat français encourage et favorise un nécessaire rééquilibrage des richesses au sein du territoire. Logiquement, une partie des terres confisquées par les colons et l’administration aux XIXe et XXe siècles a ainsi été rétrocédée aux tribus. 120 000 hectares ont donc changé de mains entre 1978 et 1995. La mise en place de l’Agence de développement rural et d’aménagement foncier (Adraf) a incontestablement stimulé cette politique avec plus des deux tiers des terres restitués après 1989. Ces attributions ont parfois conduit à un doublement ou un triplement de la surface dont disposaient les tribus. L’élevage, qui était pratiqué sur les propriétés reprises, s’est maintenu sur environ 40 % des surfaces attribuées. La majorité est exploitée sous forme de groupements, les GDPL (groupement de droit particulier local). Cependant, le passage d’une économie traditionnelle, dont la production est essentiellement destinée à la consommation familiale ou clanique, à une économie marchande peine à s’amorcer. Souvent, en raison de conflits internes, de jalousies ou de désaffections, les terres réaffectées sont peu entretenues et cultivées et le cheptel délaissé ne servant que de réserve pour les fêtes coutumières.