De l’art du mot à la littérature

En 988, Vladimir se convertit au christianisme orthodoxe. En 1703, Pierre le Grand fonde Saint-Pétersbourg. A priori rien ne rapproche ces deux événements et pourtant chacun aura un impact décisif sur la littérature russe. La première révolution est donc religieuse, les moines mettent l’écriture au service de l’évangélisation d’un peuple qui jusqu’alors se consacrait au paganisme. Le slavon est retenu, car si cette langue liturgique, toujours utilisée aujourd’hui, n’est plus parlée depuis longtemps, elle présente l’indéniable avantage d’être lue par le plus grand nombre, en cela nous pourrions la rapprocher, bien hâtivement, du latin. Le plus ancien livre à nous être parvenu, le Codex de Novgorod, tablette de bois et de cire datée du Xe siècle, présente ainsi divers psaumes, le second, l’Évangélinaire d’Ostromir, est un parchemin enluminé par le diacre Grégoire au XIe. Au fil des siècles, la langue figée doit néanmoins s’adapter à celle qui a cours, naît alors le vieux russe que l’on retrouve dans de rares textes, dont Le Dit de la campagne d’Igor, périple militaire de Sviatoslavitch au XIIe siècle. De cette période ancienne, il faut enfin retenir la Chronique des temps passés du moine Nestor. Mais déjà se profilent l’invasion tataro-mongole de 1226 puis la reconquête au XVIe, Ivan le Terrible se désigne comme unique hériter de Vladimir, son règne est troublé et pourtant se dessine alors une ouverture vers l’extérieur qui se confirmera, au siècle suivant, par l’arrivée au pouvoir de Pierre le Grand. L’homme a longuement voyagé, sa volonté de réformer et de s’inspirer des modèles occidentaux est telle qu’elle impacte la société tout entière, littérature comprise. L’alphabet est simplifié, des écoles sont créées, la culture française investit d’abord les rues où ces messieurs se promènent rasés de frais, avant de submerger le monde des lettres où l’amour, jusqu’à présent décrié, devient à la mode. Une première génération d’auteurs, au sens strict du terme, voit le jour. À l’image d’Antioche Cantemir (1708-1744) et de Vassili Trediakovski (1703-1769), ils se nourrissent des traductions des maîtres grecs et latins, et n’hésitent pas à s’adonner à cet art délicat, le premier se consacrant aux Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, ce qui lui vaut censure, mais lui ouvre les portes de la philosophie, le second s’intéressant et complétant l’œuvre de Paul Tallemand, Voyage de l’isle d’amour. Le vocabulaire s’enrichit, la poésie se structure, la métrique s’adapte aux particularités de la langue russe, celle-ci, justement, fait l’objet d’un premier Traité de grammaire en 1755, rédigé par Mikhaïl Lomonossov.

Les incontournables

Né en 1821 à Moscou, mort en 1881 à Saint-Pétersbourg, Fédor Dostoïevski produit en soixante ans une œuvre qui fera de lui l’un des plus célèbres écrivains de son pays, une œuvre à l’image de sa vie, violente, intense, où les extrêmes cohabitent non sans mal. Fils de médecin, il est la proie des errances alcoolisées d’un père qui ne maîtrise pas sa rage, et qui, selon les rumeurs, meurt assassiné par les moujiks qu’il maltraite. La vérité serait tout autre, c’est à une crise d’apoplexie qu’aurait succombé Mikhaïl Dostoïevski, mais l’annonce de son décès déclenche chez le jeune Fédor, alors âgé de 18 ans, une attaque qui a tous les symptômes du grand mal qui ne le laissera plus en paix, l’épilepsie. Enrôlé sous la pression familiale dans une carrière militaire, alors qu’il préférait sans conteste l’évasion offerte par les livres, il finit par démissionner en 1844 pour se consacrer à l’écriture de son premier roman. Publié deux ans plus tard, Les Pauvres gens lui vaut une reconnaissance immédiate du milieu littéraire, mais aussi quelques critiques qui ciblent plus particulièrement son manque de tenue lors des soirées mondaines. Fédor a en effet pris l’habitude de fréquenter divers cercles, dont celui du fouriériste Mikhaïl Petrachevski qui peu à peu s’inscrit politiquement contre Nicolas Ier. En avril 1849, l’Empereur s’inquiète d’une possible insurrection et fait arrêter tous les membres du groupe. Dostoïevski est condamné à mort et, le 22 décembre de la même année, subit l’horreur d’un simulacre d’exécution sur la Place Semenovski. Au dernier instant, sa peine est commuée en travaux forcés, durant quatre ans il sera exilé en Sibérie, une terrible période, bien qu’adoucie par quelques fortes rencontres et de maigres faveurs, qui lui inspirera ses Carnets de la maison morte, à découvrir aux éditions Babel dans une nouvelle traduction d’André Markowicz. En 1854, Dostoïevski recouvre une relative liberté, et en 1860 le droit de s’établir à Saint-Pétersbourg. Malgré les amours tumultueuses, la misère prégnante, cette époque coïncide avec l’écriture de nombre de ses chefs-d’œuvre, Mémoires écrits dans un souterrain (1864), Crime et Châtiment (1866), Le Joueur, également en 1866, L’Idiot qui est publié en feuilletons de 1868 à 1869. L’écrivain jouit d’une influence grandissante, bien que dans sa vie personnelle il accumule les tourments, et ses écrits augurent de ce qui deviendra en 1880 son roman ultime, Les Frères Karamazov, point d’orgue d’un talent admirable et d’une destinée qui tragiquement s’achèvera l’année suivante. Dans ce récit, agrémenté du suspens propre aux polars, trois frères sont tour à tour suspectés d’avoir tué leur odieux géniteur, comme un écho au drame originel, mais surtout comme un prétexte pour peindre une Russie en plein bouleversement.

La seconde moitié du XIXe siècle, décidément fécond, salue la naissance d’un autre grand auteur, Anton Tchekhov (1860-1904). Celui-ci a la plume agile, mais à l’aune des centaines de textes qu’il rédigera, tout en pratiquant en parallèle son métier de médecin, se mesure le sérieux d’une vie de labeur. D’une enfance sous la coupe d’un père qui conjugue brutalité et bigoterie, d’une adolescence durant laquelle sa famille l’abandonne à Taganrog, lui laissant la lourde charge, à 16 ans, de liquider les affaires moribondes, l’homme conserve gravité et sens des responsabilités, celles qui l’inciteront à écrire pour les journaux, gagnant grâce aux mots qu’il aligne sans effort, et sans soupçonner son potentiel, les kopeks dont les siens, qu’il a enfin rejoints à Moscou, ont besoin pour subsister. À 25 ans, Tchekhov est devenu médecin et, ironiquement, malade puisqu’il se sait atteint par la tuberculose. Le courrier d’un écrivain célèbre infléchit sa destinée, son talent lui est révélé et c’est par une nouvelle, La Steppe, et une pièce de théâtre, Ivanov, qu’il tient ses deux promesses, celle d’abandonner ses pseudonymes et celle de se consacrer plus sérieusement à sa seconde vocation, sa « maîtresse », l’écriture. Le triomphe est immédiat, couronné du prestigieux Prix Pouchkine en 1888, le public l’adule tandis qu’il continue d’évoquer la médiocrité de l’existence dans ses courriers privés. Le succès ne l’arrache pas à sa désespérance, mais n’enlève rien à ses élans humanistes : que ce soit envers ses amis ou ses patients, Tchekhov est présent pour ses proches, mais demeure comme absent, indifférent à lui-même. Fin 1889, il prend la décision radicale et incomprise, notamment au vu de son état de santé, de rallier l’île de Sakhaline où se situe un établissement pénitentiaire de triste renommée. Devoir de conscience qui prendra la forme d’un rapport de 500 feuillets qu’il rédige avant de s’accorder, enfin, un court périple européen. Mais, à son retour, de nouveau les responsabilités le submergent, il trouve pourtant le temps d’écrire, Une morne histoire en 1889, Le Duel en 1891, La Salle n° 6 en 1892… En 1896, sa pièce La Mouette, qui fait désormais partie de nos classiques, est présentée pour la première fois, mais le public reste insensible à l’implicite de cette ode à la liberté. Deux ans plus tard, grâce à une nouvelle troupe, le succès est au rendez-vous et avec lui l’amour qui prend les traits de la comédienne Olga Knipper. Une passion tardive, mais frustrante, les absences récurrentes et la maladie éloignant trop souvent les cœurs épris. Celui qui pensait qu’il serait oublié sitôt qu’il aurait quitté ce monde s’est trompé, aujourd’hui encore Oncle Vania, Les Trois Sœurs ou La Dame au petit chien continuent d’habiter nos bibliothèques.

Le XXe siècle

Au XXe siècle, les écrivains jouissent a priori d’une relative liberté, pourtant l’arrivée de Staline et le réalisme socialiste qu’il impose, cette doctrine qui exige qu’une œuvre reflète et promeuve le communisme signe la fin de la liberté d’expression. Exil, camp de travail, suicide plus ou moins volontaire, le sort des intellectuels est délicat. Certains continuent à écrire, les manuscrits circulent sous le manteau, ce sont les fameuses publications en samizdat, ou restent dans les tiroirs en attendant des circonstances plus favorables, voire étonnantes. L’histoire du manuscrit de Vie et destin, le chef-d’œuvre de Vassili Grossman (1905-1964), est glaçante, tant elle reflète ce que l’homme a dû endurer comme souffrances et désillusions, une douleur qui entre en résonance avec le parcours du dissident Alexandre Soljenitsyne qui profita d’un relatif relâchement de la censure pour publier, en 1962, Une journée d’Ivan Denissovitch, texte qui explicite l’existence de camps à l’intérieur du pays, lui vaut le prix Nobel en 1970… et une déchéance de sa nationalité. Une littérature, dite du goulag, qui s’exprimera également dans les sublimes Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (1907-1982) à se procurer de toute urgence chez Verdier. Ce long siècle de drames s’offre une respiration avec la perestroïka puis la fin de la censure en 1992. Si la liberté n’est jamais acquise, la littérature russe a su renaître et continue de s’exporter, de nouveaux noms conquièrent les rayons des librairies, tel Victor Remizov qui évoque l’emprise russe sur la Sibérie dans Volia Volnaïa publié en poche par 10-18 en 2019, et les classiques n’en finissent toujours pas d’émerveiller les lecteurs.