Criminels d’État

C’est la première des quinze réformes énoncées dans le Manifeste pour le peuple russe, qui devait être promulgué en cas de réussite : « Le gouvernement actuel est supprimé. » En tentant de renverser le régime autocratique, les Décembristes ont décrié la légitimité de l’empereur ! Nicolas Ier, très conservateur, mate la rébellion d’une manière inédite, et non pas sanglante et expéditive comme ce fut le cas par le passé : il sanctionne, tout en communiquant sur son exemplarité et son équité. Les traîtres doivent disparaître, mais pas n’importe comment. Après une seconde et brève insurrection (janvier 1826) s’ouvre ce qu’on pourrait appeler le premier procès politique public de l’histoire russe. Des procédures judiciaires d’un nouveau genre sont instaurées, dont une commission d’enquête et une haute cour de justice indépendantes. Onze catégories de peine sont élaborées en fonction de la gravité du délit et non plus de l’origine sociale de l’accusé. Un rapport « impartial » est rendu public en juin 1826, traduit en plusieurs langues, dont le français, et diffusé en Europe. De même que le verdict. Un pastiche savamment orchestré : tout au long de l’enquête, pour obtenir des aveux, emprisonnements secrets, disparitions, tentatives d’intimidation et autres tortures morales sont de mise.

121 déportés

Cinq Décembristes sont exécutés par pendaison, 121 sont condamnés aux travaux forcés en Sibérie. Troubetskoï prend la perpétuité ; le prince Sergueï Volkonski, seul général actif de la cavalerie impliqué, écope de 20 ans de bagne, avec assignation au territoire sibérien à vie ! Fin août 1826, les premiers déportés sont débarqués à Irkoutsk ; leur convoyage depuis Saint-Pétersbourg (environ 5 500 km) aura duré plus d’un mois. Ils sont d’abord affectés à la va-vite, puis déportés à plus de 1 000 km à l’est du lac Baïkal : à la katorga de Nertchinsk, aux mines de fer de Chita ou au complexe métallurgique de Petrovski-Zavod. Les forçats travaillent la chaîne aux pieds ; certains ne survivent d’ailleurs pas aux conditions de détention, comme l’ex-capitaine au régiment des Dragons, A. I. Iakoubovitch (1792-1845), envoyé aux mines d’or du district d’Ienisseï (kraï de Krasnoïarsk), devenu invalide et rendu fou par des blessures à la tête. 

Onze épouses rejoindront leur bien-aimé. Elles ont signé un acte de renoncement à leurs titres, privilèges, train de vie somptueux et protection impériale ; également à leurs enfants et à toute perspective de retour. La première à emprunter la longue et périlleuse route vers « la terre de nulle part » (imaginez le voyage en voiture, à cheval, sur des pistes gelées) est la princesse Ekaterina Troubetskaïa, alors âgée de 26 ans. Après des mois d’attente à Irkoutsk, victoire ! Elle obtient enfin un droit de visite à la mine d’argent de Blagodatski (deux fois par semaine, en présence d’un officier). La princesse Maria Volkonskaïa la rejoint : les deux femmes s’installent dans une isba et y passent quelques mois polaires, qu’elles occupent, malgré une influence bien maigre et un quotidien miséreux, à améliorer les conditions de vie de leurs hommes. En 1832, Ekaterina, qui suit son mari au fil de ses transferts, fait construire une modeste maison dans la ville actuelle de Petrovsk-Zabaïkalski, aujourd’hui transformée en musée des Décembristes (km 5 784 du Transsibérien). Neuf autres épouses choisiront l’abnégation. Altruistes ? Héroïques ? Folles à lier ? Assurément romantiques ! Sachez que cet amour inconditionnel a inspiré l’expression populaire « être comme la femme du Décembriste ».

Villégiature sibérienne

À partir de 1832, beaucoup d’insurgés voient leur peine réduite. Ils sont autorisés à s’établir dans les environs d’Irkoutsk, à la condition d’y évoluer à l’écart des mondanités. On leur bâtit des infrastructures dédiées, telle qu’une petite église de bois, aujourd’hui disparue, à l’emplacement de l’actuelle place des Décembristes. Ces dignitaires apatrides, hommes et femmes éclairés, forment une sorte d’intelligentsia sibérienne qui ne tarde pas à rayonner. Portés par leurs idées démocratiques, voire révolutionnaires, ils éduquent garçons et filles. Ils participent de la modernisation de la région : économie, agriculture, médecine, culture… En 1838, les Volkonski font bâtir un ravissant hôtel particulier de 18 pièces, véritable centralité mondaine. Ils y tiennent salons littéraires, concerts, bals. Le prince est passionné de botanique, son jardin est réputé somptueux. Les Troubetskoï suivent en 1845 avec leurs enfants nés en Sibérie (manoirs Volkonski et Troubetskoï ; meubles et objets d’époque, événements culturels et bals de l’empire). Ekaterina meurt en 1854 : elle est enterrée au cimetière du monastère Znamenski (sa tombe est systématiquement fleurie). Deux ans plus tard, alors qu’Alexandre II, grand réformateur, est en passe d’être couronné, les Décembristes sont enfin graciés, après 30 ans d’exil. 19 d’entre eux sont en vie, dont les princes Volkonski et Troubetskoï : ils rejoignent la Russie européenne, où ils retrouvent une partie de leurs biens et de leur panache d’antan. Trois Décembristes sont restés en leur terre d’exil.

Postérité

De l’influence des Décembristes ? L’année 1826 est marquée par des soulèvements paysans nombreux. On revendique de plus belle l’abolition du servage, la fin des corvées ; on dénonce en passant la légitimité de Nicolas Ier, désigné par son prédécesseur (et non pas héritier légitime). L’idée de venger les Décembristes fait son chemin : elle anime l’anarchiste Mikhaïl Bakounine (1814-1876), lui-même condamné par contumace à l’exil en Sibérie, encourage d’autres tentatives d’insurrection au cours du siècle et ne disparaît qu’après la révolution de 1917. L’affaire des Décembristes a inspiré de nombreux auteurs russes et étrangers. Léon Tolstoï, entre autres, souhaitait y consacrer un roman, projet qui le mène à la rédaction de Guerre et Paix. Henri Troyat (1911-2007), écrivain français d’origine russe, y situe la saga romanesque La Lumière des justes. Ekaterina Troubetskoï, portée aux nues par sa bravoure hors du commun, a également marqué son temps. Elle est l’héroïne du poème patriotique de Nikolaï Nekrassov (1821-1877), Les Femmes russes, publié en 1872. Enfin, le film soviétique L’Étoile d’un merveilleux bonheur (1975, un peu rétro, disponible en ligne) retrace la vie de ces épouses.