Michelle Phillips du groupe The Mamas and The Papas au Monterey Pop Festival en 1967 (c) Wikimedia commons.jpg

La révolution psychédélique

« Si tu viens à San Francisco, n’oublie pas de mettre des fleurs dans tes cheveux… » A l’été 1967, l’hymne hippie chanté par Scott Mc Kenzie accompagne l’arrivée à San Francisco de dizaines de milliers de jeunes en révolte contre le conformisme de l’Amérique des sixties. L’épicentre du mouvement se trouve à Haight-Ashbury, paisible quartier bordé de maisons victoriennes aux loyers bon marché, ainsi que sur les grandes pelouses du Golden Gate Park voisin. Tout commence au mois de janvier, lorsque 30 000 personnes, issues pour beaucoup de l’université libertaire de Berkeley, convergent vers la ville pour assister au festival Human Be-In. Les Grateful Dead s’y produisent gratuitement en concert, au côté d’Allen Ginsberg, fondateur de la Beat Generation, qui récite ses poèmes. Le psychologue Timothy Leary, chantre du LSD, lance sur scène « Sortez de votre esprit et entrez dans vos sens », encourageant par cette formule sibylline son auditoire à prendre le fameux buvard qui circule dans l’assistance, au côté de la marijuana et du peyotl venus du Mexique voisin. A l’époque, le groupe des Merry Pranksters sillonne la région dans un bus rouge pour offrir cette substance produite en masse en Californie, assortie d’un diplôme d’acid test… Si l’épicentre de la culture psychédélique se trouve en Californie, c’est aussi parce que le LSD y est produit en masse. Augustus Owsley Stanley, un ancien étudiant en littérature de Berkeley, est la première personne privée à avoir synthétisé la drogue dès 1964. Depuis son laboratoire, il est réputé responsable de la production du premier million de doses d’acid, qui n’est devenu illégal qu’en octobre 1966.

Le San Francisco Sound

Sous l’influence des volutes psychotropes, les musiciens hippies de ce que l'on désignera comme le « San Francisco Sound » signent la bande son du Summer of Love et rompent avec les standards du rock. Leurs morceaux lorgnent du côté de la folk et du jazz, s’étirent en de longues improvisations instrumentales épiques qui dépassent largement les trois minutes règlementaires des tubes formatés pour la radio. A vrai dire, à force d’étirer les mélodies et de multiplier les solos, les morceaux durent parfois jusqu’à une demi-heure… Quant au message porté par les paroles, il tourne autour de l’amour, l’hédonisme, la solidarité, les voyages et la sagesse, avec de nombreuses références aux auteurs de la Beat Generation qui gravitent autour de la Bay Area comme Allen Ginsberg, mais aussi Jack Kerouac, Gary Snyder ou encore Wiliam Burroughs. En plus des Grateful Dead, connus pour leur duo de batteries, les principaux représentants du San Francisco Sound sont Jefferson Airplane et sa déclinaison blues acoustique, Hot Tuna, Carlos Santana, Steve Miller Blues Band, The Charlatans, Quicksilver Messenger Service ou encore, dans une version plus soul avec une large section de cuivre, le groupe noir Sly & the Family Stone… Au sein de ces formations, certains femmes occupent des rôles de premier plan comme Grace Slick, la chanteuse de Jefferson Airplane, ou encore Janis Joplin, qui débuta avec Big Brother & The Holding Company. Tous ces groupes se produisent alors dans les salles Fillmore et Winterland, souvent sous l’égide du producteur Bill Graham, qui engage de nombreux artistes locaux pour dessiner les affiches psychédéliques des concerts, largement inspirées du courant Art Déco du début du XXe siècle. Le mouvement touche également la côte Est, où l’on trouve des formations comme Blood, Sweat and Tears, et Chicago. Au-delà des mers, le LSD est également présumé avoir eu un rôle fondamental dans la genèse de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band  des Beatles sorti au mois de juin 1967. Pour l’anecdote, Paul McCartney emprunte d’ailleurs en mai le jet de Franck Sinatra pour remettre un test pressing du disque au groupe Jefferson Airplane dans son repaire d’Haight-Ashbury.

Le Monterey Pop Festival

En juin 1967, un énorme festival dédié à la nouvelle vague rock et en particulier au San Francisco Sound s’organise à Monterey, une petite bourgade située sur la côte pacifique, au sud de la Bay Area. A l’organisation, on trouve les producteurs Lou Adler, Alan Pariser et Derek Taylor, mais aussi des membres des Beatles et des Beach Boys, ainsi que John Phillips de The Mamas and The Papas, auteur de la fameuse chanson San Francisco interprétée par Scott Mc Kenzie, qui promeut l’événement. Pendant trois jours, les concerts s’enchaînent devant quelque 80 000 personnes. Jimi Hendrix achève son Wild thing en aspergeant sa guitare d’essence avant d’y mettre le feu, dans une des images les plus célèbres de l’histoire du rock. On y danse sur Janis Joplin, dont la performance épique fera d'elle une star, Jefferson Airplane avec ses tubes Somebody to love et White Rabbit, The Who, qui débarque d’Angleterre pour se faire un nom Outre-Atlantique, Otis Redding, étoile filante du R’n'B qui disparaîtra dans un accident d’avion quelques semaines plus tard, et l’indien Ravi Shankar, qui vient d’assurer sa célébrité en jouant avec les Beatles et qui donnera toute une après-midi un récital à la sitar. Paul McCartney assiste d'ailleurs au festival incognito, accompagné de son acolyte George Harrison, tout comme Brian Jones des Rolling Stones, qui monte même sur scène pour présenter Jimi Hendrix. Le soleil brille, l’ambiance est à l’euphorie, les groupes à l’affiche donnent parfois un deuxième concert improvisé dans le camping. Les grands médias ignorent l’événement, mais les fanzines et les radios indépendantes lui donnent un écho retentissant dans l’underground américain. Il deviendra légendaire à la sortie l'année suivante du documentaire Monterey Pop. « Rien n’était répété, rien n’était préparé ni orchestré, racontera son réalisateur D.A. Pennebaker. C’est, pour moi, la seule façon de réaliser un documentaire. Si l’Etna se réveille, il faut être là, c’est tout, et trouver une manière de regarder. Les musiciens de cette époque étaient fascinants, complètement dévorés par leur passion pour le blues et l’importance du moment. » L’événement donnera l’exemple à toute une série de festivals pacifistes, dont ceux de l’île de Wight en 1968 en Angleterre et bien sûr celui de Woodstock en 1969 dans l'Etat de New York. Quant à la chanson interprétée par Scott Mc Kenzie, qui tourne en boucle sur les radios, elle attire tout l’été la jeunesse fleurie américaine dans la Bay Area avant de faire le tour du monde, allant jusqu’à être reprise en français par Johnny Hallyday.

Un message d'amour

Dès la fin du Monterey Pop Festival, San Francisco redevient l’épicentre de la révolution hippie. Celle-ci prend la forme d’un rassemblement informel de gens de bonne volonté, désireux d’un monde plus fraternel sur fond de chants hindous et de vrombissements de motos. Les « diggers », un groupe de théâtre d’avant-garde, organisent au Golden Gate Park et à Haight-Ashbury des concerts, des distributions de repas et des soins médicaux gratuits. Le free store, une sorte de friperie/bazar, donne également ses vêtements. Les dérives de l’American way of life sont publiquement remises en question lors des concerts : la société de consommation, le conservatisme religieux, la ségrégation raciale, la destruction de la nature et, bien sûr, la guerre du Vietnam où une centaine de jeunes Américains meurent chaque semaine. Le tout sur fond d’amour libre (favorisé par la généralisation de l'usage de la pilule contraceptive) qui est parfois expérimenté dans les fourrés du parc... Des artistes du monde entier passent prendre part à l’effervescence, comme le danseur Rudolf Noureev. Cette joyeuse agitation est relatée par L’Oracle de San Francisco, journal enflammé lancé par le poète Allen Cohen dont le lectorat global s’élève à son pic jusqu’à un demi-million de personnes, mais elle n’est pas du goût de l’Amérique puritaine : des chaînes de télévision comme CBS accourent pour dénoncer le scandale. Quand à Ronald Reagan, le nouveau gouverneur républicain  de Californie, il s’écrie "Un hippie, c’est quelqu’un qui s’habille comme Tarzan, a les cheveux de Jane et sent comme Cheetah".

La mort du hippie

Mais avec l’afflux de population arrivant de tout le pays, la situation finit par se dégrader. Dealers, mendiants et gangs de bikers rejoignent dans la rue les enfants du Flower Power. L’héroïne fait son apparition, la criminalité augmente, on déplore des viols. La police ramasse à la pelle les mineurs sans papiers, les présumant fugueurs ou réfractaires au service militaire censé les envoyer au Vietnam. Lorsque George Harrison arrive  à San Francisco le 7 août 1967 avec son épouse Pattie et fait une balade dans Haight-Ashbury, lunettes en forme de cœur sur le nez, suivi par des milliers de personnes tel le joueur de flûte de Hamelin, il est décontenancé par ce qu'il voit : « Je suis allé là-bas en espérant trouver un endroit éblouissant, peuplé de bohémiens sympas réalisant des œuvres d’art, raconte-t-il dans le livre The Beatles Anthology, mais c’était bourré d’horribles adolescents fugueurs boutonneux et défoncés. » Les hippies commencent à quitter le quartier pour les communautés de la côte pacifique et, finalement, coutumiers des happenings, ils organisent eux-mêmes le 6 octobre 1967 une sorte de cérémonie funèbre clôturant le Summer of Love. Un petit film muet intitulé Death of a hippie, disponible à la California Historical Society sur Mission Street, montre la scène : un cercueil que l’on cloue dans une arrière-cour traversée de lapins blancs, les drapeaux en tête du cortège, le bûcher final. Des funérailles finalement interrompues par de vrais pompiers... Au même moment, la police fait une descente anti-drogue dans le quartier, jusqu’à la maison des Grateful Dead au 710 Ashbury Street.

L’utopie n’aura duré que quelques mois, mais l’onde de choc parcourra la planète durant des décennies. De cet épisode, il reste aujourd'hui à Haight-Ashbury le folklore des boutiques d’encens, les friperies colorées, les boutiques de tissus indiens, quelques disquaires où l’on trouve encore les somptueuses affiches psychédéliques des concerts de l’époque. Depuis cinquante ans, les apprentis hippies du monde entier viennent s’y approvisionner pour décorer leur chambre d’étudiant, ou pour tenter de retrouver quelques frissons de cet été de l'amour devant les anciennes adresses de Jimi Hendrix ou Janis Joplin, au cours de certaines visites guidées thématiques ou lors de la Haight-Ashbury Street Fair...

Mais au-delà du décorum nostalgique, la contre culture des années soixante a surtout favorisé l’avènement de l’écologie, du bio, du féminisme, du pacifisme, de la lutte contre le racisme et l’homophobie, ainsi que du festival Burning Man qui draine chaque année dans le Nevada voisin quelques 70 000 freaks venus de toute la Californie, des Etats-Unis et même du monde entier pour vivre une expérience communautaire enchantée. Le Summer of Love a également propulsé les valeurs humanistes et spirituelles qui façonnent aujourd’hui encore la conscience des Californiens. A la différence près que les hippies d’antan ont progressivement laissé la place aux hipsters, nettement plus individualistes et tournés vers la consommation. Mais c’est une autre histoire.