Statue de Josef Jungmann à Prague. (c) Marcus Lindstrom - istockphoto.com.jpg
25 Statue de Franz Kafka par l’artiste Jaroslav Rona. © K.O.Photography - shutterstock.com .jpg

Naissance d’une langue

L’histoire des langues est toujours passionnante car elles retracent les mouvements de populations, bien longtemps avant notre ère, et s’inscrivent elles-mêmes dans une longue lignée. Ainsi, il faudra tout d’abord évoquer le « tronc commun », ce proto-slave issu de l’indo-européen, puis une figure historique, Rastislav, roi de la Grande Moravie au IXe siècle, qui avait vocation à évangéliser son pays. Pour ce faire, il demanda à Constantinople de lui envoyer une mission chrétienne composée de deux frères appelés à devenir saints, Cyrille et Méthode, qui apportèrent avec eux les bases d’un alphabet qu’ils avaient composé, le glagolitique (qui lui-même servira à établir le cyrillique), avec lequel ils entreprirent de traduire la Bible. S’inspirant de leur propre dialecte mais voulant se rendre intelligibles aux habitants de leur région d’accueil, ils donnèrent naissance au vieux-slave, qui ne détrôna certes pas le latin (d’autant plus que la Grande Moravie fut démantelée), mais qui perdura malgré tout, de plus en plus vigoureusement. C’est pourquoi les plus anciens textes légendes de Venceslas et chants liturgiques sont écrits dans ces deux langues. Il faudra de plus évoquer le Codex Gigas, dit Bible du Diable, qui mêle les idiomes et a dû être achevé vers 1230, ainsi que la Chronique de Zbraslav, entreprise par Otton de Thuringe mais terminée par Pierre de Zittau (v. 1275-1339), qui possède une grande valeur, tant historique que littéraire.

Au Moyen Âge, le tchèque commence également à s’affranchir et à se démarquer du vieux-slave. Ainsi, si les premiers mots dans cette langue figurent dans un texte administratif de 1057 (la Charte de Litoměřice), il est admis que le premier texte totalement rédigé en tchèque est la Chronique de Dalimil, traduction partielle d’ouvrages antérieurs écrits en latin, et peut-être commanditée par Charles IV (1316-1378), celui-là même qui voulut une version de la Bible dans sa langue. Tout est en effet volonté des hommes, et c’est ainsi que le théologien et philosophe Thomas de Stíné contribue lui aussi à fixer à l’écrit sa langue dans ses œuvres, dont Dialogue du père et des enfants (1385), et préfigure le travail de Jan Hus qui sera décisif. Ce prédicateur, né en 1372 à Husinec, sera excommunié pour hérésie et trouvera la mort sur le bûcher en 1415, un destin qui lui vaut de compter au nombre des martyrs de la liberté de pensée. Par ailleurs étudiant brillant, son héritage en matière de grammaire est indéniable et lui est attribué De orthographia bohemia qui parfait le travail sur l’alphabet de Cyrille et Méthode, et influencera à son tour la Grammaire de Námest’ (1533), premier ouvrage de ce type prenant la langue tchèque pour objet.

Pour l’heure, les guerres hussites continuent de secouer la Bohême du début du XVe siècle, les écrits se consacrent donc essentiellement aux questions philosophiques comme dans le monument qu’est Tkadleček, une œuvre anonyme qui s’interroge sur le libre arbitre , ou aux questions théologiques, telles qu’abordées par Petr Chelčicky (v. 1390-1460) qui prône le retour aux valeurs originelles de l’église et la non-violence. Avec le XVIe siècle qui s’annonce, l’humanisme se développe à son tour, s’incarnant tout d’abord dans l’œuvre de Bohuslav Hasištejnský z Lobkovic (1461-1510) grand voyageur proclamé poeta laureatus et auteur d’une satire de la vie en Bohême (As sanctum Vanceslaum satira, 1489) , et surtout dans celle de Jan Blahoslav (1523-1571). Ce dernier appartient à l’Unitas fratrum, « unité des frères » créée d’après la parole de Jan Hus, mais ne consacre pas l’entièreté de ses écrits à cette communauté bien qu’il révise les premiers livres des Acta Unitatis fratrum et entreprend une traduction en tchèque du Nouveau Testament qui insufflera certainement aux Frères tchèques l’idée de la célèbre Bible de Kralice, fondée sur des textes hébreux, araméens et grecs (et non latins comme dans les premières traductions) puis imprimée en six volumes de 1579 à 1593. Fort instruit, Blahoslav composera par ailleurs de nombreux ouvrages portant tout autant sur la pédagogie et la morale que la musique liturgique. Après sa mort, Comemius né Jan Amos Komenský en Moravie en 1592 continuera de creuser cette veine. Lui aussi membre des Frères tchèques, il encouragera toute sa vie une éducation égalitaire, considérant que le fait que chacun et chacune ! soit éveillé au monde qui l’entoure est la seule réponse à apporter contre la crise qui secoue alors l’Europe. Bien que paradoxalement à l’opposé des philosophes des Lumières, il est considéré comme l’un des pères de la pédagogie moderne. Prolixe, il rédigea de nombreux ouvrages dont un manuel scolaire destiné aux plus jeunes Janua linguarum reserata qui ne comptera pas moins de quarante éditions de son vivant, et plus d’une centaine au-delà de sa mort survenue en 1670.

Le Renouveau national

Tandis que le mouvement baroque se déploie sous la plume d’Adam Václav Michna (1600-1676), compositeur de chants religieux, et sous celle de Fridrich Bridel (1619-1680), prêtre connu pour ses vies de saints, Bohuslav Balbín (1621-1688) s’attelle à le théoriser dans Versimilia humanorium disciplinarium qui rencontre un grand succès. Patriote et défenseur de sa langue, cet enseignant jésuite est précurseur du courant slavistique qui va prendre son essor au siècle suivant, tout d’abord grâce à un homme né en Hongrie en 1753 et éduqué en allemand, mais dont la rencontre avec le tchèque durant ses études à Havlíčkuv Brod va tenir de la révélation : Josef Dobrovský, qui publiera une grammaire et sera chargé par l’Académie des sciences de Bohême de partir à la recherche des manuscrits dispersés durant la guerre de Trente Ans, un travail que poursuivra Václav Hanka (1791-1861) dont certaines trouvailles susciteront la polémique (les manuscrits de Dvur Kralové et de Zlená Hora se révéleront en effet être des faux). Josef Dobrovský prendra sous sa coupe František Palacký qu’il incitera à écrire sur le passé, un ouvrage qui sera publié de 1836 à 1867 sous le titre L’Histoire du peuple tchèque en Bohême et Moravie, d’abord en allemand puis en traduction. Cet auteur s’engagera ensuite en politique, devenant président du Parlement slave de Prague en 1848. Malgré les pressions exercées à son encontre à cause de son engagement en faveur de la culture tchèque il a ainsi plaidé pour la création d’un Théâtre national qui finalement n’ouvrira ses portes qu’en 1881 –, il demeurera actif jusqu’à son décès en 1876.

Ils sont ainsi nombreux à participer à ce que l’on va appeler le Renouveau national, suite logique de la slavistique et annonce du romantisme qui sait se faire patriotique. Il conviendra ainsi de citer Josef Jungmann (1773-1847) qui publiera entre 1834 et 1839 le premier Dictionnaire tchéco-allemand en cinq volumes (et 120 000 entrées) et sera à l’initiative de la publication Krok, Pavel Jozef Šafárik (1795-1861) qui deviendra linguiste et ethnographe, František Ladislav Čelakovský (1799-1852) qui occupera la chaire de philologie, ou encore Josef Kajetán Tyl (1808-1856) à qui l’on doit, outre des pièces historiques, l’hymne national tchèque, Kde domov můj?. La littérature se met ainsi elle aussi au service de cette recherche d’identité : Božena Němcová, qui voit le jour à Vienne en 1820 mais pousse son dernier soupir à Prague en 1862, fait œuvre de collecte de contes et légendes, mais acquiert surtout une vraie postérité avec son roman Babička (Grand-mère), toujours lu de nos jours. Quant à lui, Karel Hynek Mácha gagne ses lettres de noblesse avec son poème romantique Mai qui inspire la création d’une « école », les Májovi, à laquelle seront affilés Karel Jaromír Erben, l’auteur de Kytice z povestí národních (Bouquet de poèmes nationaux), Jan Neruda (Les Contes de Mala Strana) ou encore Karel Havlíček Borvsky (1821-1956), journaliste et poète dont l’œuvre (Obrazy z Rus, Scènes de Russie, en 1843) augure déjà du réalisme qui se profile et se fera naturalisme dans le drame Marysa (1894) que Vilém Mrstik (1863-1912) situera en pleine Moravie rurale.

Les virages du XXe siècle

Une nouvelle génération tente de s’affranchir de l’influence allemande mais s’ouvre volontiers aux courants européens, à l’instar du symbolisme qui inspire Antonín Sova (1864-1928), Otokar Březina (1868-1929) qui par huit fois est pressenti pour le Nobel sans jamais l’obtenir, ou Karel Hlaváček, poète mort à 23 ans de la tuberculose en 1898, déjà associé au décadentisme « fin de siècle », tout comme Julius Zeyer (1841-1901) qui avait rejoint l’école Lumírovci, plus tournée vers les questions esthétiques que l’école des Májovi. Mais ici comme ailleurs, s’invite déjà le premier conflit mondial qui ne réfrène pourtant pas ce renouveau intellectuel puisqu’il inspire à Jaroslav Hašek les célébrissimes Aventures du brave soldat Švejk (éditions Folio) qui campent l’absurdité de la guerre, et pousse Karel Čapek (1890-1938) à se tourner vers la science-fiction, genre dont il use pour mieux dénoncer ses inquiétudes (de sa pièce R.U.R. en 1920 où il invente le terme « robot » à La Guerre des salamandres, éditions Cambourakis, où il explore à nouveau le thème de l’asservissement). C’est également durant l’entre-deux-guerres qu’émerge le groupe d’avant-garde Devetsil au sein duquel se déploie le « poétisme », digne émanation du dadaïsme  et que composent notamment Vladislav Vančura (Un été capricieux, éditions Ginkgo), le poète Jaroslav Seifert, futur prix Nobel 1984, le romancier Vítězslav Nezval (Prague aux doigts de pluie, éditions Manifeste !), Julius Fučík, František Halas ou encore Jindřich Štyrský, fondateur du « Théâtre libéré » (Osvobozené divadlo).

Le plus connu est évidemment Franz Kafka qui, par le truchement de l’histoire, est né autrichien à Prague le 3 juillet 1883 et mort tchécoslovaque près de Vienne quarante ans plus tard. Sa langue maternelle est l’allemand, et il l’utilisera pour écrire le peu de textes qui nous sont parvenus grâce à son ami Max Brod qui n’a pas respecté ses dernières volontés lui demandant de les détruire après son décès, notamment Le Procès (1925) et Le Château (1926), malheureusement inachevés.

Hélas, la Seconde Guerre mondiale va cette fois sonner le glas de cette effervescence, d’autant plus qu’elle sera suivie d’une longue période complexe où le pays sera sous le joug de l’URSS et où certains écrivains devront se plier à l’exil. Les activités du Groupe 42 sont ainsi interdites dès 1948, tandis qu’Egon Hostovský (dont le roman Le Vertige de minuit a inspiré Clouzot pour son film Les Espions) quitte à nouveau son pays. Les relations qu’entretiennent Bohumil Hrabal (1914-1997) et son gouvernement sont aussi très compliquées : frappé par la censure après le « printemps de Prague », ses œuvres ne peuvent circuler que clandestinement sous la forme de « samizdats ». Son roman le plus prisé, Une trop bruyante solitude, est disponible en Pavillons poche chez Robert Laffont. Mais l’auteur tchèque le plus connu du XXe siècle est sans aucun doute Milan Kundera, né en 1929 à Brno, d’autant plus qu’il entretient des liens très forts avec la France qui lui offrit une nationalité quand il se trouva apatride en 1979, suite à sa fuite quatre ans auparavant. Son œuvre qu’elle ait directement été écrite en français à partir 1993 ou qu’elle été retraduite du tchèque par ses soins compte nombre de classiques tels que La Plaisanterie, L’Insoutenable Légèreté de l’être ou La Lenteur, et est entièrement disponible chez Gallimard. Avec la « révolution de velours » en 1989 et l’arrivée au pouvoir d’un poète-dramaturge, Václav Havel (1936-2011), le carcan s’est complètement desserré et les écrits censurés jusqu’alors purent être enfin librement publiés, voire recommencer à s’exporter. Bien qu’ils soient encore trop rares sur les tables de nos librairies, les écrivains des nouvelles générations (après 1960) affichent une belle vigueur qui laisse espérer un ultime renouveau.