Statue de Filip Visnjic à Loznica © Nenad Nedomacki - Shutterstock.com.jpg
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Biographies, poèmes et légendes

Il aura fallu la rencontre entre plusieurs peuples pour qu’au VIIe siècle naissent les Slaves et l’arrivée de deux frères, Cyrille et Méthode, pour que soit inventé l’alphabet glagolitique amené à devenir le cyrillique. Une fois cette base établie, la littérature serbe n’avait plus qu’à se déployer, ce qu’elle fit avec ferveur au regard de la magnificence d’un manuscrit, daté de 1180, qui est considéré comme l’un des plus beaux de l’époque médiévale et qui constitue, en tous les cas, le plus grand trésor culturel du pays sur lequel les présidents continuent aujourd’hui de prêter serment lors de leur investiture. L’histoire de cet Évangile de Miroslav (classé mémoire du monde par l’Unesco) est rocambolesque puisque le XXe siècles et ses deux conflits mondiaux auront fait craindre à plusieurs reprises sa destruction. Heureusement, ces 181 feuillets, arborant de sublimes enluminures mais éminents aussi car ils servent de marqueur dans l’évolution de la langue serbe, furent sauvegardés et demeurent désormais à l’abri au sein du Musée national de Belgrade.

Bien que l’heure de la conquête ottomane n’ait pas encore sonné, le souverain Stefan Nemanja (v. 1113-1199) décidera de terminer sa vie au loin, faisant construire avec son fils Sava le monastère de Hilandar sur le mont Athos, là où il empruntera le nom de Siméon sous lequel l’Église orthodoxe l’a canonisé. Son sanctuaire, toujours habité, ne se destinera pas seulement à une vocation religieuse puisqu’il se fera également haut lieu de la littérature, accueillant les ouvrages et reliques inestimables quand s’imposera le moment de les protéger, et initiant un genre qui prendra une grande importance en Serbie : la biographie, de saints ou de puissants. En effet, dans la Charte de Hilandar qu’il composa, Stefan Nemanja dressa de lui-même un portrait intime, mêlant faits d’armes et états d’âmes, ouvrant ainsi la voie à d’autres qui se prêteront volontiers à l’exercice, notamment à ses fils qui lui consacrèrent de nombreux textes : Sava avec Typikon de Karyès ou Typikon de Studenica, Stefan Prvovenčani avec Zitije svetog Simeona (Vie de saint Siméon). Comme un juste retour des choses, Sava inspirera plus tard à Domentijan (v.1210-v.1264) une « Vie de saint » que prolongera son disciple, Teodosije (1246-1326), dans une nouvelle biographie éponyme à laquelle on accorde une grande valeur stylistique.

Ce goût prononcé pour ce qui a finalement trait à la chronique historique – cela étant d’autant plus vrai que l’écriture finira par chevaucher l’existence de ceux qu’elle prenait pour objet – se poursuivra au XIVe siècle. Il faudra ainsi citer Danilo II (v. 1270-1337) et son recueil Les Vies des rois et archevêques serbes complété par ses successeurs. Durant les siècles suivants, ces récits vont se teinter d’un ton un plus épique : les Turcs ont en effet conquis le pays et il devient nécessaire de préserver l’identité nationale, quitte pour cela à choisir l’exil, en particulier dans des monastères qui s’imposent comme refuges. C’est alors que se développe un nouveau genre : la poésie, généralement accompagnée de la musique tirée d’un gusle, un instrument monocorde que l’Unesco a également classé au rang de patrimoine culturel de l’humanité. Il ne convient plus tant d’écrire la vie d’un homme que celle d’une nation, que ce soit à travers la figure symbolique d’un personnage aux multiples péripéties, comme peut l’être le haiduc, ce « gentil bandit » aux faux airs de Robin des Bois, ou à travers des annales telles que La Chronique des Slavo-Serbes rédigée par Đorđe Branković (1647-1711), L’Histoire des divers peuples slaves, notamment les Bulgares, les Croates et les Serbes de Jovan Rajić (1726-1801) ou L’Histoire du peuple slavo-serbe de Pavle Julinac (1730-1785) qui devint un document de référence.

Au titre des poètes célébrés, les noms d’Avram Miletić (1755-1826) et de Filip Visnjić (1767-1834) ont été gravés dans le marbre. Le premier, marchand de profession à Mosorin, légua un ensemble de 129 chansons et poèmes, lyriques et folkloriques. Collecteur des légendes locales et chantre des héros populaires, il évoqua aussi bien la tragique histoire d’Omer et de Merima, que celle du duc Momtchilo trahi par sa femme qui, pour en épouser un autre, n’hésita pas à mettre le feu aux ailes du cheval magique Yaboutchilo qui lui servait de protecteur… Filip Visnjić possédait également un indéniable talent de conteur qui lui sauva d’ailleurs certainement la vie quand, poussé à la mendicité car orphelin prématurément, il dut de longues années quêter de quoi se sustenter. C’est en se produisant devant des soldats que s’imposa certainement le thème majeur qui lui valut sa réputation, celui qui campait le soulèvement des Serbes contre les Ottomans. Son œuvre, quoique modeste – seulement quatre épopées réinterprétées et treize originales, pour un total de quelques milliers de vers – figure néanmoins en bonne place dans le trésor culturel de son pays. Ce sont pourtant deux autres écrivains qui allaient marquer de leur empreinte la langue serbe et définitivement l’orienter vers la modernité : Dositej Obradović (1739-1811) et Vuk Stefanović Karadžić (1787-1864). Tous deux appartiennent à la liste des cent Serbes les plus influents édifiée par l’Académie des sciences et des arts en 1993, et sans cesse rééditée depuis.

Indépendance et émancipation

Le début du XIXe siècle voit les révoltes à l’encontre de l’occupant turc se multiplier et l’autonomie enfin s’annoncer. De la même manière, la langue se cabre et s’apprête à s’affranchir des codes traditionnels issus du russe. Dositej Obradović prend part à ces deux mouvements, son goût prononcé pour les voyages lui confère en outre une ouverture d’esprit propre aux Lumières dont il sera un représentant important. Dans le but de se rendre intelligible au plus grand nombre et d’unifier les populations par le vecteur que constitue le langage, il délaisse le slavon pour le serbe et s’investit dans une mission pédagogique, contribuant entre autres à la fondation de la future université de Belgrade. Dans sa lignée, Vuk Stefanović Karadžić poursuivra le chemin ainsi tracé, se faisant témoin de son époque par le biais d’articles, réceptacle du passé par l’énergie qu’il consacra à réunir des éléments folkloriques, et novateur par son étude de la grammaire dans un ouvrage dont le titre indiquait clairement sa position : Un écrivain de langue serve écrit dans la langue des gens ordinaires.

Le désir de promouvoir le parler populaire de Vuk Stefanović Karadžić et son appétence pour la simplification – qui s’unissent dans un dicton qu’il fit sien : « écrivez comme vous parlez et lisez comme il est écrit » – n’étaient pas du tout le credo emprunté par Milovan Vidaković (1780-1841), l’un de ses détracteurs qui prônaient plutôt le compromis entre l’ancienne et la nouvelle langue via le slavon-serbe. Malgré cette tendance conservatrice, c’est pourtant ce dernier qui hérita du crédit de « père du roman moderne serbe », même si la plupart de ses ouvrages sont aujourd’hui complètement oubliés.

Du côté du théâtre, celui qui bénéficia de ce même titre honorifique est Joakim Vujić, né en 1772 à Beja (Bulgarie) mais décédé en 1847 à Belgrade. Voyageur éclairé et polyglotte émérite, ce n’est qu’à la quarantaine qu’il arriva sur scène, c’est néanmoins là qu’il se forgea un nom en initiant la première représentation en serbe au théâtre Rondella de Budapest le 24 août 1813, puis en faisant tourner ses pièces dans de nombreuses localités avant de créer, en 1834, sur la demande du souverain Milos Obrenović, le Knjazesko Srbski Teatar de Kragujevac – alors capitale de la principauté de Serbie – dont il devint directeur. Son dernier tour de piste eut lieu en 1839 avec la mise en scène de Kir Janja de Jovan Sterija Popović (1806-1856), le « père du drame serbe ». La poésie, quant à elle, répondit à la vague romantique qui balaya l’Europe et tenait son plus éminent représentant en la personne de Branko Radičević (1824-1853) qui n’hésita tout de même pas à composer avec ses racines en tirant son inspiration de la tradition orale et du folklore serbes. Il partagea sa renommée avec Jovan Jovanović Zmaj (1833-1904), l’auteur des Roses défraîchies. Tous deux avaient par ailleurs en commun un attrait certain pour une plume qui savait se faire satyrique et qui augurait peut-être le réalisme qui bientôt allait imprégner la littérature serbe. En effet, même si la Serbie avait finalement réussi à s’affranchir de son occupant historique, tous les problèmes n’avaient pas pour autant disparu. Or, qui d’autres que les écrivains pour mettre en exergue ce qui ne fonctionne pas ?

Du réalisme à la littérature engagée

C’est ainsi que la deuxième partie du XIXe siècle voit apparaître des auteurs qui n’hésitent pas à égratigner sévèrement le monde bourgeois dans lequel ils évoluent, tout en conservant une certaine tendresse pour le monde rural dont ils sont parfois issus. Ce courant réaliste peut s’enorgueillir des talents de Milovan Glišić (1847-1908), souvent comparé à Gogol, Laza Lazarević (1851-1891), médecin ayant rejoint la chaire de littérature de l’Académie royale, Simo Matavulji (1852-1908), qui grâce à ses portraits mordants fut élu premier président de l’Association des écrivains de Serbie, Stevan Sremac (1855-1906), dont la postérité est assurée par un musée à Niš, Janko Veselinović (1862-1905), qui sut se faire picaresque dans la trentaine d’ouvrages qu’il écrivit, ou encore Branislav Nušić (1864-1938), qui ne manquait pas d’humour, et surtout Radoje Domanović (1873-1908), qui se fit connaître pour ses nouvelles satiriques dont on dit qu’elles précipitèrent la chute du régime en place.

L’aube du XXe siècle rime avec ouverture aux courants européens, une tendance que ne freinera pas même la Première Guerre mondiale à l’issue de laquelle s’imposera l’avant-garde, ni le second conflit mondial qui s’achèvera sur une littérature sociale et engagée. Le XXe siècle est aussi celui qui voit émerger Ivo Andrić (1892-1975) – l’auteur des romans historiques Le Pont sur la Drina (Le Livre de Poche) et de La Chronique de Travnik (Rocher). Ce futur prix Nobel de littérature (en 1961) aura connu plusieurs nationalités, signe des circonvolutions qu’emprunte son époque. Son ami Miloš Crnjanski sera quant à lui distingué en 1971 par le non moins prestigieux prix Nin pour Le Roman de Londres (éditions Noir sur Blanc), une récompense qu’il partagera avec Meša Selimović (Le Derviche et la mort, Gallimard), Danilo Kiš (Jardin, cendre, Gallimard) et Milorad Pavić (Le Dictionnaire khazar, Le Nouvel Attila).

Depuis lors – et quoi qu’il ait pu advenir d’un point de vue politique – la littérature serbe est sans aucun doute entrée dans son âge d’or, une certitude au regard du nombre d’écrivains qui a été démultiplié et dont une bonne partie bénéficient de traductions internationales, légitimées par leur inventivité, la force de leurs thématiques et leurs qualités stylistiques. Sans prétendre à la moindre exhaustivité, nous pourrions ainsi conclure en mentionnant le poète Branko Miljković (Éloge du feu, L’Âge d’homme), la romancière Grozdana Olujić-Lešić (Des voix dans le vent, éditions Gaïa) disponible dans plusieurs dizaines de langues, Svetislav Basara qui manie l’absurde aussi bien que le cynisme, Aleksandar Gatalica qui reçut le prix Nin pour À la guerre comme à la guerre !, et enfin Uglješa Šajtinac qui prouve que la nouvelle génération a encore des choses à dire.