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Les Trois Couronnes

Ce n’est pas une lapalissade que de dire que la naissance d’une littérature coïncide avec l’affirmation d’une langue, et cela est d’autant plus vrai en Italie où différents dialectes cohabitaient à l’oral, mais où seul le latin ecclésiastique prédominait à l’écrit. À partir du XIIIe siècle, en Ombrie avec François d’Assise puis à la cour de Sicile sur laquelle régnait Frédéric II, apparaissent des œuvres en langues vernaculaires, dites vulgaires, prémisses de la révolution qui vit le jour en Toscane, berceau du florentin, ou toscan, ancêtre de l’italien tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cette révolution linguistique s’incarne dans les Trois Couronnes, trois figures majeures de la littérature mondiale : Dante, Pétrarque et Boccace.

Dante Alighieri naît à Florence en 1265. Élevé dans une famille de la petite noblesse, orphelin de mère puis de père, il épouse Gemma à qui il est destiné depuis ses douze ans, mais c’est son amour chaste et presque muet pour Béatrice qui imprégnera toute son œuvre. Sa muse, qu’il rencontre en 1274 et ne revoit que neuf années plus tard, perd la vie dans la fleur de l’âge en 1290. Le profond désespoir dans lequel sombre Dante lui souffle La Vita Nuova, ode quasi mystique à la passion amoureuse. Le poète s’essayera ensuite à l’expérimentation dans ses Rimes, et deviendra le plus fervent représentant du courant Dolce Stil Novo, selon l’expression consacrée elle-même tirée de ses écrits postérieurs, dont le précurseur fut Guido Guinizzelli de Bologne. Le « nouveau style doux », que Dante explore avec son ami de toujours Guido Cavalcanti, intellectualise les sentiments et prône le raffinement. Après l’amour vient la politique, et avec celle-ci le long exil qui l’amènera à fuir Florence où il est condamné au bûcher. Sur cette route sans fin, Dante s’adonnera à l’écriture, rédigeant De Vulgari eloquentia, traité inachevé dans lequel il étudie les différents dialectes et fait le vœu d’une langue vulgaire unitaire, puis se consacre jusqu’à la fin de sa vie, en 1321, à Ravenne, à son chef-d’œuvre, la Comédie, qui bien après sa mort sera qualifiée de Divine. Ce long poème de cent chants se décompose en trois parties, L’Enfer, Le Purgatoire et Le Paradis. Il raconte l’égarement spirituel de Dante et son chemin vers la rédemption, suivant les pas de Virgile puis ceux de Béatrice. Le succès fut immédiat et tel que La Divine Comédie permit au toscan de se diffuser bien au-delà des frontières régionales.

L’histoire est taquine et aime à se répéter. Francesco Petrarca naît en 1304 à Arezzo, sa famille ayant dû fuir Florence du fait des relations politiques qu’entretenait le père avec Dante. Un premier voyage qui sera suivi de bien d’autres, Pétrarque, comme nous l’appelons en français, vécut en effet à Carpentras, à Montpellier et surtout en Avignon où lui aussi connut le choc d’un amour sans espoir de concrétisation en la personne de Laura qu’il vit pour la première fois un Vendredi saint, le 6 avril 1327. Comme avec Béatrice, d’aucuns doutent de l’existence même de cette jeune femme, toujours est-il qu’elle lui inspirera certains des plus beaux sonnets qu’il composa dans sa retraite du Vaucluse. Son œuvre majeure, le Canzoniere, est écrite en toscan, mais l’homme, diplomate, humaniste, utilisa aussi le latin pour ses écrits historiques, dont Africa qui lui apporta en son temps la gloire et la Couronne de laurier des poètes. À sa mort, en 1374, il laissa inachevés les Trionfi.

Son ami Boccace, également grand admirateur de Dante, voit le jour en 1313. Son rapport aux femmes est tout aussi complexe, oscillant entre l’admiration pour sa muse et premier amour Flammetta, qui se retrouve dans plusieurs de ses œuvres, l’érotisme qu’il n’hésite pas à évoquer usant des charmes de Vénus et de celui des nymphes, et la misogynie dans l’un de ses récits, Il Corbacccio, Le Corbeau. Mais Boccace est surtout entré dans l’histoire pour le Décaméron, le « livre des dix journées ». C’est certainement la grande peste de 1348 qui lui donna l’idée de ce recueil de cent nouvelles qui met en scène sept jeunes femmes et trois élégants s’enfermant dans l’église Santa Maria Novella pour échapper à l’épidémie, passant le temps en se racontant des histoires, des plus tragiques aux plus sensuelles. Écrit en italien, ce livre fit de Boccace pour la prose ce que Dante était à la poésie, un innovateur.

Du XVe au XIXe siècle

Au XVe siècle, le Quattrocento pour les Italiens, Florence accueille de nombreux écrivains, Laurent de Médicis dit Le Magnifique, l’humaniste Ange Politien, l’homme d’État Donato Acciaiuoli, pour n’en citer que quelques-uns, mais la postérité a surtout retenu Nicolas Machiavel, dont le patronyme a engendré un adjectif d’usage commun. Né en 1469 dans une vieille famille florentine, l’homme est éduqué en humaniste, recevant toute la culture classique d’alors. S’engageant dans une carrière politique, il gravit rapidement les échelons et est nommé secrétaire de la chancellerie de Florence dès 1498. Ce parcours sans faute n’empêchera pas sa relégation et son emprisonnement quand, en 1513, il est accusé d’avoir auparavant comploté contre les Médicis qui reprennent alors le pouvoir. C’est par l’écriture que Machiavel essaye de regagner leurs bonnes grâces et c’est à Laurent II de Médicis qu’il dédie Le Prince, manuel expliquant comment accéder à la gouvernance et comment la conserver, quitte à user de leviers moralement condamnables. Ce traité politique lui avait été inspiré en partie par César Borgia dont il avait fait la connaissance lors de l’une de ses missions diplomatiques. Quand l’ouvrage paraît, le corps de l’écrivain repose déjà dans la basilique Santa Croce de Florence.

Pierre l’Arétin (1492-1556) fut lui aussi fin stratège politique, bien qu’en lieu et place de la flatterie il usait de la menace de sa plume tout particulièrement acérée. Ne lui devons-nous pas la maxime : « Payez-moi ou je vous couvrirai de boue », qui semble-t-il a été fort entendue par les puissants de son époque, eux qui étaient aussi disposés, de temps en temps, à financer des sonnets satiriques à l’encontre de leurs ennemis ? Si le « Divin », comme il se surnommait lui-même, eut une vie sociale que l’on imagine mouvementée, c’est par ses écrits sulfureux qu’il se fit détester, et adorer. Son Ragionamenti a surmonté les siècles et les traductions, et se retrouve dans nos librairies aux très belles éditions Allia. Il écrivit aussi des comédies, mais également quelques livres pieux ! La légende veut que « Le Fléau des princes » mourût littéralement de rire en entendant une plaisanterie obscène, voilà qui aurait sans doute amusé l’homme dont la vie à elle seule est un roman.

Bien plus sérieuse, l’accademia della Crusca se forme en 1583. Ses cinq membres fondateurs, issus de l’Académie de Florence, avaient une ambition linguistique et pour sujet d’étude le toscan, dans toute sa pureté. En 1612 parut le premier dictionnaire en langue italienne. Quelques années plus tard, en 1633, naît un bibliophile acharné, Antonio Magliabechi, qui légua à sa mort les 28 000 ouvrages qu’il avait patiemment collectés. Ce fonds constitue la base de la Bibliothèque nationale centrale de Florence.

La Renaissance est assurément terminée et le XVIIIe siècle assiste à l’autodafé des œuvres de Tommaso Crudeli sur la piazza della Signoria par l’Inquisition, tandis que Castruccio Buonamici décide de quitter l’Église pour embrasser une carrière militaire, mais il faudra attendre le XIXe pour entendre à nouveau un nom qui nous est plus familier : Carlo Collodi. De son vrai nom Carlo Lorenzini, le père de Pinocchio naît à Florence en 1826. Fils de domestiques, destiné à la prêtrise, il abandonne ses études puis s’élance dans la voie du journalisme, tout particulièrement de la critique – parfois satirique – musicale et théâtrale. Malgré deux interruptions pour aller participer aux guerres d’indépendance, l’homme collabore tout au long de sa carrière à plusieurs titres, mais sera également commis au bureau de la censure, ce qui lui permettra de lire ce qui s’écrit alors pour les scènes de Toscane et d’assouvir sa passion pour le théâtre. À l’aube de la cinquantaine, il s’oriente vers la littérature enfantine suite à une demande d’adaptation des Contes de Perrault en italien qui lui est proposée. Contraint, dit-on, par des dettes de jeux qu’il doit honorer, Carlo devenu Colloni ayant une vie privée quelque peu dissolue, les premiers chapitres de L’Histoire d’une marionnette paraissent dès 1881 dans le Giornale per i bambini. Si tout d’abord les aventures de Pinocchio s’achèvent par le suicide de celui-ci, l’insistance du rédacteur en chef permet de prolonger le feuilleton. Deux ans plus tard, rassemblés dans un livre, les épisodes de la vie du petit pantin de bois dont le nez s’allonge à chaque mensonge rencontrent un succès considérable.

Le souffle nouveau du XXe siècle

Carlo Collodi meurt brusquement en 1890, l’année même où son contemporain Giosuè Carducci devient sénateur. La poésie de ce dernier, influencée aussi bien par la quiétude de son enfance toscane que par le drame qui entacha sa famille, son père ayant tué l’un de ses fils par accident avant de se suicider, s’intéresse principalement à l’histoire de l’Italie, ce qui explique certainement qu’elle soit mal connue à l’étranger, bien que ses Odes barbares aient été publiées en français par la BNF. Ses Œuvres poétiques, qu’il a en 1901 réorganisées sous neuf thématiques, lui valurent de devenir le premier prix Nobel de littérature italien. Malade et affaibli, le poète et professeur ne put aller chercher sa distinction et décéda l’année suivante, en 1907.

Comme un souffle de renouveau, le tout jeune XXe siècle est marqué par l’apparition du mouvement futuriste qui vante et prône la modernité. Aldo Palazzeschi (1885-1974), qui a préféré adopter le nom de sa grand-mère et délaisser celui de son père, Giuriani, suit l’impulsion donnée par Filippo Marinetti et publie coup sur coup L’Incendiario en 1910 et Il codice Perià en 1911. Bien qu’il s’investisse pleinement dans la revue florentine Lacerba, qui accueille par ailleurs le Manifeste de l’Antitradition futuriste de Guillaume Apollinaire, Aldo Palazzeschi prend de la distance pour des raisons politiques au début de la Grande Guerre. Son isolement ne l’empêche en rien d’écrire et l’année 1934 voit le succès de son roman Les Sœurs Materassi qui sera ensuite adapté au cinéma. Malgré la célébrité et l’admiration que lui voue l’avant-garde des années 1960, l’écrivain et poète préférera sa solitude. Certaines de ses œuvres ont été traduites en français par les éditions Gallimard.

Le nouveau siècle voit aussi vivre et mourir le sulfureux Kurt-Erich Suckert, plus connu sous le nom qu’il s’est lui-même choisi, Curzio Malaparte, car « si Bonaparte a mal fini, je m’appelle Malaparte et je finirai bien ». Journaliste et correspondant de guerre, ancien fasciste devenu communiste sur son lit de mort, en 1957, amoureux fou de la Toscane et propriétaire d’une extraordinaire villa à Capri, à l’occasion quelque peu affabulateur, il est de ces écrivains dont le plaisir de lecture de la biographie égale celle de l’œuvre. Kaputt et La Peau, qui parlent tous deux de la guerre, sont des romans majeurs, violents et bouleversants, et son Journal secret (1941-1944), publié en 2019 par La Table ronde, affine la découverte d’un homme aussi mystérieux que fascinant. Par ailleurs, celui qui s’intéressera à la montée du fascisme à Florence pourra s’essayer à la Chronique des pauvres amants (éditions Albin Michel) de Vasco Patrolini (1913-1991), ou visionner le film éponyme.

C’est près de Florence que naît l’une des auteures contemporaines les plus admirées en Italie, mais c'est au Japon qu’elle passe une partie de son enfance, connaissant l’enfer d’un camp de concentration. Puis viendra la Sicile et enfin Rome où elle fugue pour rejoindre son père. Dacia Maraini, qui fut également la compagne d’Alberto Moravia, met toute son énergie au service de la littérature, écrit pour le théâtre, s’essaye à la poésie et collabore à des revues telles que Nuovi Argomenti ou Il Mondo. Son premier roman, La Vacanza, paraît en 1962, publié chez Grasset en français l’année suivante. La reconnaissance de son talent passe aussi par La Vie silencieuse de Marianna Ucria, magnifique portrait d’une jeune sourde-muette du XVIIIe siècle, mariée à son oncle bien plus âgé, qui trouvera refuge dans sa bibliothèque et la liberté dans les idées des Lumières. Féministe, Dacia Maraini ? Peut-être un petit peu, elle qui participa en 1973 à la fondation du Teatro della Maddelena dirigé uniquement par des femmes. Une voix féminine affirmée que l’on prend en tout cas plaisir à découvrir en traduction dans Le Bateau pour Kôbé et tout récemment avec Mur de nuit.

Impossible de conclure cet aperçu de la littérature toscane sans évoquer Antonio Tabucchi, né en 1943 près de Pise, et décédé dans sa patrie de cœur, le Portugal, en 2012. Grand admirateur et passeur de l’œuvre de Fernando Pessoa, celui qui fut professeur, mais également directeur de l’institut culturel italien à Lisbonne, est l’auteur de romans magnifiques que Bernard Comment retraduit peu à peu pour Gallimard. Nocturne indien, Prix Médicis étranger 1987, raconte l’errance d’un homme parti à la recherche d’un ami en Inde, son auteur le présente comme une longue insomnie, et le voyage, tout onirique qu’il soit, est porté par une écriture raffinée à nulle autre pareille. C’est par contre la réalité qui s’impose dans Pereira prétend, œuvre emblématique de l’opposition au totalitarisme, dans laquelle Antonio Tabucchi évoque la censure et l’oppression du régime salazariste à Lisbonne en 1938. Le roman a été adapté en bande dessinée parue en 2016 chez Sarbacane.