Joueurs de mento sur la plage de Montego Bay © AlexDreamliner - Shutterstock.com.jpg

Le mento

Au commencement il y avait le mento. C’est elle la première vraie musique populaire jamaïcaine. Cousin du calypso de l'île de la Trinité dont il dérive, le mento est l’ancêtre du ska et du reggae, et le genre jamaïcain phare des années 1940. Les textes qui accompagnent la musique sont improvisés, chronique du quotidien ou critique sociale rendant compte des évènements locaux dans une langue souvent crue et sur un ton satirique. Si les grands noms du genre sont masculins, Count Owen ou The Folkes Brothers en tête, le genre a mis beaucoup à l’honneur les voix féminines. D’origine rurale, le mento se joue traditionnellement avec banjo, guitare, contrebasse, maracas, percussions, mais également la rhumba box, un lamellophone en forme de gros cube assurant les sons de basse. Il existe aussi une forme de mento urbain joué avec de la guitare électrique, du piano, un saxophone et une trompette. Généralement, le mento était interprété par des musiciens professionnels le plus souvent des jazzmen. Favori des Jamaïcains dans les années 1940, le style perd peu à peu du terrain à partir de la décennie suivante devant l’influence grandissante de la musique nord-américaine.

Le calypso

Souvent confondu avec le mento, le calypso est un genre musical distinct – bien que les deux partagent de nombreuses similitudes. Dans les années 1950, le calypso invite dans l’île – et toutes celles des Caraïbes – son mélange de mélodies et rythmes aux origines africaines et improvise sur tous les thèmes : amour, politique, problèmes sociaux... Harry Belafonte, américano-jamaïcain, a été le premier grand chanteur à immortaliser ces rythmes avec ses succès internationaux The Banana Boat Song, Jamaica Farewell ou encore Island in the Sun  dont les échos résonnent encore dans la mémoire des années 1960. L’autre légende jamaïcaine du calypso, c’est Byron Lee. Lui et ses Dragonnaires ont traversé de nombreuses époques et ont notamment été un des groupes favoris des amoureux de ska.

Le rythm’n’blues ou shuffle

Au début des années 1950, le rythm’n’blues américain est à l’honneur dans l’île. Les Jamaïcains sont pauvres et n’ont ni les moyens de s’équiper d’un électrophone ni d’acheter des disques. Leur premier moyen d’écouter ces musiques est la radio (notamment les stations de Floride), le second étant les sound systems très populaires. On vient danser sur ces musiques dans les dancehalls, sortes de bals populaires qui se déroulent dans des hangars, des clubs ou en plein air, dans la rue. L’ambiance y est chaude, parfois trop... Le sound system est animé par le DJ, qui commente, chante et raconte sur les versions instrumentales choisies par le selector. L’operator, lui, s’occupe de la technique sonore. Le texte est laissé à l’appréciation du DJ : chroniques du quotidien, gazette populaire ou tribune libre, sorte de journal oral au ton humoristique ou grivois, mis en musique sur fond de rythm’n’blues ; c’est le début du talkover, hérité du traditionnel mento. Trois sound systems tiennent le haut du pavé : ceux de Clement « Sir » Coxsone Dodd, d’Arthur « Duke » Reid et de Prince Buster. Très vite, l’idée de produire de la musique locale pour les sound systems fait son chemin. C’est en 1952 que l’industrie du disque démarre en Jamaïque. Elle ne balbutiera pas longtemps. Les premiers producteurs sont naturellement les propriétaires des gros sound systems. Ils sortent les premiers enregistrements instrumentaux de rythm’n’blues de l’île. Ils n’enregistrent bien souvent qu’un exemplaire du disque destiné à leur usage propre. La cadence s’accélère. L’industrie phonographique perd rapidement son aspect artisanal. Studios d’enregistrement, sound systems et boutiques de disques fleurissent au cœur de la vie jamaïcaine. L’industrie musicale jamaïcaine devient très productive. Des stars émergent, comme le groupe Clue J & His Blues Blasters (dont quelques membres formeront plus tard les emblématiques Skatalites). De nouveaux producteurs arrivent comme le fameux Prince Buster, un ancien boxeur et ex-videur des sound systems de Coxsone. Des dizaines de milliers de disques sont produits chaque année : créations, reprises de morceaux existants, réorchestrations, instrumentistes différents, versions chantées, versions instrumentales, la production est si fertile qu’il est impossible de s’y retrouver.

Le ska

Le chant du cygne du blues jamaïcain arrive fin 1962 avec la sortie de Forward March de Derrick Morgan et de Hurricane Hattie de Jimmy Cliff. Le ska est sur le point de dominer la scène jamaïcaine et régner en maître sur les pistes de danse pendant les trois années à venir. Né avec les premières années de l’indépendance, le ska résonne de l’euphorie et des élans d’un jeune peuple, grisé par une nouvelle liberté si chèrement acquise. Tout a commencé sérieusement avec les Skatalites, un groupe formé en 1963, qui bouleverse le paysage musical du pays. La formation ne vivra que dix-huit mois mais sera incroyablement prolifique, rénovant entièrement les codes musicaux de l’époque. Très rythmé, le ska emprunte au mento des campagnes jamaïcaines, et au boogie du rythm’n’blues américain dans son fameux rythme de guitare saccadé. Le ska mûrit peu à peu sur le plan instrumental, grâce à des musiciens du calibre du tromboniste Don Drummond, fabuleux jazzman considéré à juste titre comme un des plus grands bienfaiteurs du ska. Lorsqu’il devient membre des Skatalites, les compositions douces amères de Drummond seront cataloguées de style « Far East » et influenceront toute une génération d’artistes roots des années 1970. On retrouvera plus tard les influences ska jusque dans la culture skinhead de la fin des années 1970 en Grande-Bretagne avec en tête de proue Israelites, l’hymne de Desmond Dekker, un autre « roi du ska ».

Le rocksteady

Mais l’ère du ska se termine, il cède le pas au rocksteady... Le titre Dancing Mood de Delroy Wilson marque cette transition. Le rocksteady, moins léger que le ska et aux accents parfois maussades, à la fois contestataire et consensuel, est un ska ralenti qui apparaît sur la scène musicale jamaïcaine en 1966, après un été particulièrement chaud, paraît-il la cause de cette langueur nouvelle.

Les cuivres ont cédé la vedette aux guitares et aux claviers, comme on l’entend dans les tubes des trios The Heptones ou The Paragons, vedettes du genre. Transition entre ska et reggae, le rocksteady reflète les aspirations d’une génération qui commence à mûrir et à prendre en compte les problèmes sociaux et politiques. Les rude boys, les jeunes des quartiers populaires, désœuvrés et livrés à eux-mêmes, vivent au rythme de la vie des ghettos, violence et pauvreté mêlées. Ils s’identifient à un style de vie et une révolte qui s’exprime entre autres dans la musique. C’est d’ailleurs sous le nom des Wailing Rude Boys que Bob Marley et son groupe démarrent leur carrière.

Dans cet univers musical en perpétuelle mouvance, de nombreux artistes, producteurs et musiciens, contribuent à la naissance d’un nouveau rythme. Les Skatalites ralentissent encore leur tempo et donne naissance à genre qu’on appelle aujourd’hui le reggae aux rythmiques plus lourdes.

Le reggae

Né dans les rues des quartiers pauvres de Kingston, au détour des yards du ghetto de Trench Town, le reggae prend aussi ses racines dans la mouvance de la religion rastafarienne. Ce quartier a vu naitre et grandir des artistes tels Alton Ellis, Joe Higgs, Ken Boothe ou encore The Wailing Souls. Le climat de tension permanente, lié à la promiscuité, la pauvreté et la violence, favorise le développement de cette musique qui prend le parti des défavorisés et transmet un message égalitaire. De nombreux artistes reggae adoptent la religion rastafarienne. L’origine du mot « reggae » est toujours incertaine ; mutilation du vocable anglais « regular », qui définit son rythme binaire, altération du latin « rege », « le roi », en référence au roi des rois, le ras Tafari, Haïlé Sélassié. Bien qu’on assimile le reggae à Bob Marley, il n’en n’est pas le père. C’est Toots Hibbert et son groupe The Maytals dont le style s’inspire des gospels traditionnels et des rythmes de Ray Charles et d’Otis Redding, qui en 1968 chantent Do the Reggay, devenant ainsi les premiers à employer le terme. Et surtout à poser les bases de la musique reggae - son fameux rythme binaire syncopé et son accord joué à contretemps - résultante d’une longue maturation des influences mêlées de divers courants musicaux : mento, burru, ska et rhythm’n’blues américain. Son trio Toots and the Maytals restera populaire jusque dans les années 1980, épousant chaque évolution de la musique jamaïcaine. Leurs plus grands hits sont Monkey Man, 54-46 Was My Number, Six and Seven Books, Funky Kingston ou Pressure Drop.

Au-delà de ses rythmes et imageries emblématiques, c’est toute l’idéologie rasta qui est véhiculée par le reggae : espoirs, croyances et luttes sociales et politiques. Les textes des chansons cristallisent la colère des ghettos, appellent même à la révolte contre l’oppression politique. Les tièdes protestations des chanteurs d’antan vont être remplacées par de violentes prises de positions militantes qui s’affirment au fur et à mesure que monte le mécontentement chez les pauvres. Cette classe d’artistes reggae paiera d’un lourd tribut son militantisme social et son engagement politique, les vexations et les violences à leur endroit sont monnaie courante. Plusieurs fois malmené par la police, Bob Marley sera victime d’un attentat en 1974 et devra se réfugier pendant un an aux États-Unis pour échapper à la pression dans un pays en état d’urgence.

Mais le reggae, c’est aussi une musique fédératrice qui réchauffe les cœurs et efface barrières raciales, sociales et politiques. Dans un premier temps cantonné en Jamaïque, le reggae va bientôt franchir les frontières. C’est le producteur Chris Blackwell qui va faire connaitre cette musique en Angleterre. Sa maison de disques Island est la première – avec Trojan – à produire et à commercialiser de la musique jamaïcaine en Grande-Bretagne, ses artistes fétiches sont les Wailers. Ensemble, ils ouvrent la voie de la scène internationale au reggae et à ses artistes. D’enregistrements en concerts, de l’Europe à l’Afrique, le reggae ne connaitra bientôt plus de frontières. A côté du reggae traditionnel, d’autres formes fleurissent tels le lover’s rock, un reggae plus mélodieux et aux paroles moins engagées (Gregory Isaacs), ou le dub et par extension le dub poet, dont l’incontestable représentant reste LKJ (Linton Kwesi Johnson). Quelques groupes et artistes marquent de façon définitive l’histoire du reggae jamaïcain (et par extension celle de la musique) : Lee Scratch Perry, Toots and the Maytals, Bob Marley, Peter Tosh, Jimmy Cliff, Culture, Mikey Dread, The Wailing Souls, Pablo Moses, Third World, Burning Spear, Blach Uhuru, U Roy... En Jamaïque se pose encore la question de la relève et de l’évolution du reggae, privé de son porte-parole international. La Grande-Bretagne compte, elle aussi, de nombreux groupes souvent composés de musiciens jamaïcains émigrés ou de la seconde génération tels Aswad, Steel Pulse ou les Cimarons. Et des groupes légendaires comme The Clash ou The Police ouvriront grand les portes de leurs compositions aux esthétiques jamaïcaines.

Aujourd’hui encore, écouter du reggae en Jamaïque est un peu comme déguster du vin en France : on n’a que l’embarras du choix. Les rendez-vous ne manquent pas et s’échelonnent toute l’année. Fin janvier, par exemple, le Jamaica Jazz & Blues Festival programme, comme son nom ne l’indique pas, beaucoup de reggae (en plus du jazz et du blues bien sûr) à Montego Bay. Janvier toujours, à Saint-Ann, le Rebel Salute un des plus célèbres festivals de Jamaïque, rassemble des milliers de fans de reggae et tous les grands noms du domaine. En février, le 6 plus exactement, est célébré dans l’île l’Anniversaire de la naissance de Bob Marley, l’occasion de nombreux concerts à Kingston, Nine Mile, Negril… Chaque mois de février, c’est également le Reggae Month, une véritable ode à la musique avec des têtes d’affiche incontournables en concert, des lectures et une cérémonie de remise de prix. Plus tard dans l’année, le 1er juillet, c’est l’International Reggae Day, journée internationale du reggae occasionnant bien entendu des concerts partout dans l’île. Enfin, en décembre, se déroule chaque année le Reggae Marathon, les 10 km de Negril, avec au programme de nombreux concerts reggae la veille et une course dans la bonne humeur.

Côté clubs, il y en a pléthore qui programment du reggae. Mais rares sont ceux qui ont la même saveur que le Dub Club de Kingston et ses dimanches roots.

Le dub

Fin des années 1960, parmi les grands sound systems (tous concurrents, bien sûr) de l’île, on compte le Home Town Hifi de King Tubby – ingénieur du son de génie qui deviendra un des producteurs les plus fameux de Jamaïque – et celui de Ruddy Redwood. Ce dernier, très bien connecté, est proche de Duke Reid, patron du label Treasure Isle, hyper populaire en son temps. Un jour où Redwood passe chercher des albums au studio de Reid, un morceau démarre par erreur sans la piste des voix. Ruddy Redwood perçoit une nouveauté dans ce morceau sans voix et enregistre les deux versions (avec et sans voix) et décide de jouer la version purement instrumentale dans son sound system. Un carton. Le public en redemande poussant à jouer l’instrumental en continu. Mis au parfum de ce succès, King Tubby décide lui aussi de s’emparer très vite de cette nouveauté en ajoutant aux parties instrumentales toute une série d’effets : réverbération, saturation, écho, amplification, etc. Le dub est né et connait une vie à part entière, avec ses codes propres, ses tubes et ses légendes. Et la légende parmi les légendes, c’est évidemment l’inénarrable Lee Scratch Perry. Brillant, bouillonnant, mystique, provocateur et poète, tour à tour chanteur, compositeur, auteur, découvreur de talents, directeur artistique, arrangeur, ingénieur du son, producteur et peintre, il a, entre autres, donné une nouvelle dimension au dub dans les années 1970, bien qu’il reste essentiellement inscrit dans les mémoires pour sa collaboration avec les Wailers. Outre ces derniers, il a produit les plus grands de l’île : Max Romeo, U Roy, King Tubby ou The Congos... Lui et le dub ont été deux éléments importants du développement de la musique électronique les décennies suivantes.

Le dancehall

Dans les années 1980, comme dans de nombreux autres courants musicaux, la révolution viendra de la technique sur fond d’émigration et de métissage musical. L’électronique remplace l’acoustique, la boite à rythme fait son apparition, la tradition du talkover revient en force. Le reggae traditionnel a cédé du terrain au dancehall nouvelle manière, un reggae digitalisé dont les paroles ont parfois perdu le côté militant et dont le rythme s’est accéléré pour mieux faire danser. Le dancehall voit le jour entre les mains de chanteurs comme Yellow Man ou Sister Nancy et leur tubes respectifs Zungguzungguguzungguzeng et Bam Bam qui imposent une nouvelle manière de poser sa voix avec une agilité sans précédent. C’est aussi le retour en force des sound systems, désormais gigantesques empilements de haut-parleurs et d’amplificateurs... À la fin des années 1980, le roi du dancehall est Shabba Ranks, qui a obtenu un Grammy Award avec son ragga licencieux. « Ragga » ou « raggamuffin » est un synonyme et désigne bien la même musique. S’il y a encore quelques années Elephant Man, Shaggy, Beenie Man et Sean Paul étaient les principaux représentants du style, Bounty Killer, Ward 21, Vibz Kartel ont pris la relève avant de passer le flambeau à Mavado et Busy Signal, Popcaan et plus récemment Skeng. En Jamaïque, raggamuffin définit l’attitude débrouillarde des jeunes urbains, le plus souvent débraillés, qui vivent au jour le jour et constituent la clientèle privilégiée des dancehalls. On a vu réapparaitre depuis le début des années 1990, notamment à l’initiative de chanteurs comme Luciano ou Garnett Silk, la face consciente et roots du reggae. Cette vague revival ne cesse de grimper et le nombre d’artistes conscients d’augmenter, avec des noms comme Sizzla, Capleton, Jah Cure, Anthony B, ou Junior Kelly. Les concerts de dancehall sont très fréquents dans toute l’île ; ce sont de grandes manifestations publiques dont les DJ sont devenus les stars. Le grand rendez-vous musical jamaïcain est le Reggae Sumfest qui a lieu chaque année à Montego Bay en juillet. Reggae roots et dancehall y sont à l’honneur et de nombreux fans du monde entier y participent. Cette musique unique a propulsé la Jamaïque sur le devant de la scène internationale et s’est définitivement imposée comme l’un des courants les plus vivants et les plus influents de la musique mondiale.