Au commencement

Qu’on se le dise, la peinture existait au Maroc avant l’arrivée des Orientalistes ! Mais il est vrai que les techniques employées de part et d’autre de la Méditerranée ont longtemps été différentes. La toile, la peinture à l’huile et la signature restent des caractéristiques occidentales jusqu’au XIXe siècle. Cependant, la peinture de chevalet est introduite au Maroc dès le XVIe siècle, à l’initiative du sultan Ahmed Al Mansour. Une élite artistique peint alors des vues de Marrakech, libre de toute influence. En Europe, Adrian Matham (1599-1660), suivi par d’autres peintres, part explorer le Maghreb sous protection de l’ambassade néerlandaise. Le carnet de voyage ainsi que les tableaux de Matham diffusent une première image du Maroc à l’étranger. Le principal apport européen sera sans doute la discipline de l’huile sur toile.

Le Musée de la Kasbah et des cultures méditerranéennes retrace l’histoire picturale marocaine dans toute sa diversité. Ses collections archéologiques mettent l’accent sur les échanges, d’une richesse exceptionnelle, qui ont forgé l’identité de Tanger. La présentation part de la romanisation, pour conduire à l’islamisation puis à la libération de la perle du détroit. Un parcours entre bas-reliefs, mosaïques, calligraphie et figurines phéniciennes au sein d’un superbe bâtiment du XVIIe siècle.

Les Orientalistes

Jusqu’au XIXe siècle, seuls les érudits, les diplomates et de rares artistes connaissent la pointe du continent, alors synonyme d’exotisme ; l’art islamique est encore moins familier. Parmi les premiers peintres partis chercher l’inspiration hors de l’Europe, Eugène Delacroix découvre le Maroc en 1832. Par sa position stratégique, Tanger tend les bras aux voyageurs. Delacroix tombe immédiatement sous le charme de la mythique cité. Sa culture, sa végétation, son peuple bouleversent son style. Sa palette s’éclaircit, ses motifs s’enrichissent. La luxuriance se retrouve dans Les Environs de Tanger. Dans Ruelle à Tanger ou encore Intérieur marocain, le peintre nous livre des compositions épurées, loin des clichés orientalistes de son temps. Il jette ainsi les bases d’une nouvelle esthétique qui inspirera les avant-gardes européennes, notamment l’impressionnisme.

Après lui, de nombreux peintres en quête d’un certain romantisme séjournent à Tanger. Entre 1850 et 1880, Georges Clarin, Benjamin Constant, Alfred Dehodencq, Henri Regnault reproduisent des scènes de harem, de combats et de fêtes. Leurs représentations de Tanger frappent l’imaginaire des Européens épris d’originalité. Henri Matisse (1869-1954) apprécie de vivre en contact avec la nature. Dans Nature morte aux oranges (1913), on notera les tons chers au maître et le motif de l'orange souvent repris dans ses œuvres. De sa fenêtre, il peint l’harmonieuse Vue sur la baie de Tanger (1912). Dufy, Nicolas de Staël ou encore Van Dongen s’imprègnent de la luminosité et de la sobriété de l’architecture pour simplifier leurs compositions.

Tanger et les Espagnols

Les artistes de la péninsule ibérique traversent eux aussi le détroit. Mariano Fortuny (1838-1874) est envoyé par le gouvernement espagnol peindre les événements de la Guerre d’Afrique. Le chroniqueur est séduit par la brillance des couleurs marocaines. A tel point qu’il revient de 1860 à 1862 pour immortaliser la guerre de Tétouan dans une toile immense. Fortuny peint aussi la ville comme dans l’aquarelle Calle de Tánger puis dans une série d’huiles sur toile. Josep Tapiró (1838-1913) s’établit au cœur de la médina de Tanger dans une maison-atelier transformée en espace culturel, la casa Tapiró. Il produit « beautés tangéroises », une série de portraits saisissants associés à de précieux instantanés des quartiers d’autrefois.

Si le quartier des Espagnols a le vent en poupe dans les années 1940-1950, il souffre ensuite d’un long délaissement. Depuis une dizaine d’années, ses rues renaissent sous l’impulsion d’acteurs culturels privés, à l’exemple de l’audacieuse galerie Artingis ouverte en 2010.

Artistes tangérois

Dès le début du XXe siècle, Mohammed Ben Ali R’bati (1861-1939) et El Menebhi de Tanger sont les premiers à peindre à la gouache des scènes de la vie quotidienne. R'Bati est tout bonnement considéré comme le premier peintre marocain, auteur d’un art véritablement autochtone. Il intègre le savoir-faire traditionnel de la miniature et des enluminures pour proposer un style personnel. Pour cela, il s’invite dans l'intimité des foyers pourtant peu accessibles (fête de circoncision, fête de mariage). Ses paysages aussi bien que ses scènes de genre néo-impressionnistes rompent avec la tradition des miniaturistes issue de la culture arabo-islamique. De nombreux peintres suivent cette voie dans les années 1920-1930, avec à leur tête Jilali Ben Sellam, Kenza et Abdennebi.

Tous ces autodidactes fréquentent les artistes européens installés au Maroc. De ces échanges, il naît un genre spontané entre fantastique et tradition populaire. Ahmed ben Driss el Yacoubi (1928–1985) est encouragé à peindre par l’écrivain Paul Bowles qu’il rencontre en 1947. Bowles organise sa première exposition tangéroise dans les locaux de Gallimard. Après cela, Yacoubi expose à New York en 1952 et poursuit sa carrière sur les deux continents. Il se mêle au milieu intellectuel et artistique cosmopolite mené par Francis Bacon et William Burroughs. Ce cercle salue par ailleurs le talent du peintre tangérois par excellence, Mohamed Hamri (1932-2000). Fils d’un céramiste et d’une musicienne, Hamri marque l’art moderne tout en participant à la diffusion de la musique populaire. Des formes épurées et une palette riche caractérisent son style d’une naïveté stylisée.

Les représentants de la modernité dont Hamri, R’bati mais aussi Mohamed Sarghini, Jilali Gharbaoui, Fatima Hassan sont mis à l’honneur à la Villa Harris. Le centre culturel montre en parallèle des artistes majeurs du début du XXe siècle, comme Frank Tapiro, Jacques Majorelle, Claudio Bravo ou Edy-Legrand.

Vers le XXIe siècle

Prisée par les écrivains et artistes de la beat generation (autour de 1960), Tanger la cosmopolite continue de nourrir l’imaginaire occidental. Sa luminosité si particulière et peut-être l’aura de tous les esprits libres qui ont déambulé dans ses ruelles entretiennent son magnétisme.

Mohamed Drissi, né en 1946 à Tétouan, se forme à Paris, Barcelone puis Bruxelles avant de se laisser séduire par Tanger. C’est là qu’il choisit de développer son œuvre de peintre-sculpteur. Il déconstruit ses figures pour élaborer des compositions universelles emplies d’émotions. Depuis 1986, la Galerie d’art contemporain Mohamed Drissi, anciennement Musée d’art contemporain, s’attache à promouvoir la peinture et la sculpture locale contemporaine.

Les années 2000 voient les techniques picturales se diversifier. Les plasticiens regroupés en collectif improvisent des vernissages dans la kasbah. Omar Mahfoudi, né à Tanger en 1981, associe peinture, photographie et vidéo pour traduire les contradictions de son pays. Autre thème qui lui est cher, l’érotisme qui reste un sujet compliqué à évoquer dans la culture marocaine. Au début de sa carrière, l’artiste était très attaché au portrait. Depuis qu’il est installé à Paris, sa peinture s'est ouverte à de nouvelles perspectives, elle met en avant les paysages et développe un langage plastique combinant réalisme et fantastique.

Parcours des Arts

Depuis 2018, le Parcours des Arts implique tous les ans au mois d’octobre de nombreuses galeries et centres d’exposition. Peinture, photographie, sculpture, arts numériques ont rendez-vous avec le public. Toutes les facettes du Royaume sont traitées selon des approches variées qui attestent de la vivacité de la scène actuelle. C’est l’occasion idéale pour déambuler dans les rues de Tanger. Envie de varier les approches ? La photographie offre un regard complémentaire sur la cité enchanteresse. Depuis plus de vingt ans, le photographe Rachid Ouettassi (né à Tanger en 1969) arpente sa ville pour en capturer l’essence. Ses photos en noir et blanc conjuguent scènes du quotidien et instants insolites. Il expose notamment à la dynamique galerie Dar D’art.

Et demain ?

La jeunesse tangéroise revisite avec inventivité l’art de la photographie. Equipés d’un smartphone ou d’un appareil rétro, ces artistes de l’instantané rendent compte de la variété de leur pays. Ces talents, qui s’affichent en prime sur Instagram, sont exposés dans des lieux dédiés comme la Fondation pour la Photographie. Située dans le quartier de Sidi Masmoudi, elle est l’œuvre du photographe Daniel Aron et de sa compagne Françoise. Pour ces Français expatriés, Tanger est un fabuleux vivier artistique. Leur fondation s’intéresse aux archives photographiques, organise des rencontres et met une chambre noire à la disposition de la jeune génération.

Le collectif noorseen réunit des photographes décidés à secouer la tradition. Parmi ceux-ci, Mehdi Aït El Mallali s’impose comme le porte-parole de la jeunesse dans un pays attaché à ses coutumes. A ne pas manquer : la galerie Photo Loft présente l’art de demain au dernier étage d'un immeuble récent.

C’est à une photographe réputée que le street art rend hommage au Technopark de Tanger. Mouad Aboulhana a tenu à honorer la mémoire de la regrettée Leila Alaoui. Cela n’a pas été simple pour le graffeur. Il a dû affronter les autorités venues effacer son portrait de la jeune femme tuée en 2016 dans un attentat terroriste à Ouagadougou. La mobilisation des habitants et de la famille de Leila Alaoui ont permis de préserver sa fresque. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Des événements tels que le Tanja street art font bouger les lignes et permettent à toutes les formes d’expression d'exister. De même, les galeries d’art défendent les artistes de tous horizons. La Galerie Lawrence Arnott déniche les talents locaux et internationaux depuis 1991. Au cœur du Petit Socco, la Galería Samet expose des pointures comme Freaky, Youcha, Partan ou Gabriela Lavezzari. Sa voisine la Galerie Conil promeut un art contemporain traditionnel, centré sur la culture berbère et arabe. Signalons enfin le leader depuis 1999 : la Medina Art Gallery couvre tous les champs de l’art moderne, contemporain et orientaliste, sans oublier de soutenir les artistes prometteurs. Tanger la cosmopolite n’a pas fini de vibrer !