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Gorillesques préliminaires

D’où vient le gorille des montagnes ? Qui est-il ? Où va-t-il ? Avant d’ébaucher une réponse à la dernière interrogation de ce gauguinesque triptyque, esquissons le portrait de ce fameux Gorilla beringei beringei. Remontons le temps pour cerner les origines de ce quadrumane avec lequel nous partageons 98,4 % de notre patrimoine génétique, soit un poil moins que le chimpanzé (98,8 %) et le bonobo (98,7 %) mais un peu plus que l’orang-outan (97 %). Phylogénétiquement parlant, le gorille fait partie du même ordre (primates), de la même famille (hominidés) et de la même sous-famille (homininés) qu’Homo sapiens. Descendant de parents simiens communs, les ancêtres de l’homme et de son proche cousin ont suivi des chemins différents il y a quelque neuf millions d’années. Des premiers (hominines) naîtront la lignée humaine et celle des chimpanzés, des seconds émergera le genre Gorilla. Ce dernier, qui nous intéresse au premier chef, fait l’objet de moult animés débats et controverses au sein de la communauté scientifique. Est en jeu dans ce maëlstrom d’érudites discussions la classification des gorillinés. En effet, il y a environ un million d’années, à la faveur d’une période glaciaire prononcée, la superficie forestière de l’Afrique centrale fut considérablement réduite. C’est lors de cet événement climatique que les gorilles, gagnant les dernières et isolées poches boisées, furent séparés par mille à deux mille kilomètres. Cet éloignement géographique engendra une spéciation, soit la formation ipso facto de deux espèces distinctes : le gorille de l’Ouest et le gorille de l’Est. Au cours de la dernière glaciation, rebelote. Au sein des gorilles de l’Est s’opéra une nouvelle scission causée par le recul de la jungle. Ainsi virent le jour les sous-espèces respectivement dénommées Gorilla beringei beringei (gorille des montagnes), répartie sur les pentes des Virunga et dans la sylve de Bwindi (actuels RDC, Ouganda et Rwanda), et Gorilla beringei graueri (gorille des plaines de l’Est), répandue au levant du contemporain Congo-Kinshasa. Vous avez désormais les éléments en main pour appréhender les échanges de vues et problématiques universitaires évoqués ci-dessus : les gorilles appartiennent-ils tous à une même et unique espèce divisée en sous-espèces ? Existe-t-il, au contraire, deux espèces différentes (gorille de l’Est et gorille de l’Ouest) subdivisées chacune en deux sous-espèces ? Depuis quelques années, néanmoins, la thèse des deux espèces semble s’imposer. Regardons de plus près, désormais, notre cher gorille des montagnes. Comme son nom l’indique, il vit en altitude (entre 1 500 et 4 300 m), son pelage épais lui permettant de résister à l’humide froidure de son habitat. Végétarien, son garde-manger est composé de plus de cent essences (bambous, Galium ruwenzoriense…), dont il consomme fleurs, feuilles, pousses et baies, lui apportant les substances nécessaires (fibres, sucres, eau…) à un régime équilibré. Pour répondre à cette saine mais exigeante diète, les adultes ingèrent quotidiennement 18 kg (au bas mot) de plantes. Par conséquent, le mâle alpha est particulièrement bien découplé : 190 kg de muscles pour une taille atteignant généralement 170 cm. Diurne, ce mastoc anthropoïde, dépourvu de queue mais doté de petites oreilles, de canines de 5 cm et d’une crête sagittale imposante, est identifiable à ses empreintes digitales et ses naseaux, uniques à chaque individu. Très sociable, il vit en groupe. Non territorial, ce dernier est typiquement constitué d’une dizaine de spécimens : un silverback (dos argenté), ou mâle dominant, protégeant et guidant le clan, un ou deux blackbacks (dos noirs), jeunes adultes jouant le rôle de sentinelles, trois ou quatre femelles matures (à partir de 10-12 ans), se reproduisant exclusivement avec le patriarche, et leurs petits (la gestation dure huit mois et demi). Au sein du groupe, pouvant être plus étoffé et compter un ou plusieurs dos argentés supplémentaires (frères ou rejetons adultes du mâle alpha), la cohésion sociale est affermie lors de séances de toilettage ou de jeux entre la femelle et sa progéniture. Enfin, plus de vingt vocalisations (cri, grognement, éructation…) permettent la communication entre les membres de la petite communauté.

Dian Fossey et après

La célèbre primatologue californienne Dian Fossey (1932-1985) a – par ses recherches et son opus magnum, le best-seller (porté à l’écran en 1988) Gorillas in the Mist – indubitablement contribué à la défense du gorille des montagnes. Certes, dès la première moitié du XXe siècle, la création du parc national Albert (duquel sont issus les parcs des Virunga au Congo, et des Volcans au Rwanda), de la réserve forestière de Bwindi et du sanctuaire de Mgahinga (Ouganda) eut pour dessein de préserver le grand singe. Certes, le zoologue états-unien George Schaller, qui décrivit l’environnement et l’organisation sociale des gorilles à la charnière des décennies 1950 et 1960, contribua au changement de regard des Occidentaux sur notre simiesque ami. Cependant, c’est bien Dian Fossey, véritable « poil à gratter » de ses collègues scientifiques, des braconniers et des trafiquants en tout genre, qui inspira les politiques de conservation régionales entreprises depuis son assassinat en décembre 1985 (son corps repose au Rwanda, au sein du petit cimetière pour gorilles qu’elle avait édifié). En Ouganda, l’accession de la forêt de Bwindi et du sanctuaire de Mgahinga au rang de parc national, en 1991, participa de cet élan. Il fallut néanmoins attendre la seconde moitié des années 2000 pour que la stratégie élaborée en matière de protection du gorille s’avérât fructueuse. La tâche était, il est vrai, particulièrement ardue. Ainsi, le Gorilla beringei beringei était, et demeure, confronté à la destruction de son habitat. Jadis, la sylve s’étendait sans discontinuité de Bwindi jusqu’à la chaîne des Virunga. Néanmoins, sous la pression anthropique, le couvert forestier du Kigezi a été réduit de 80 % depuis l’aube du XXe siècle. La conversion de zones arborées en terres agricoles et les besoins humains en bois de chauffage comptent parmi les raisons de ce défrichement. La fragmentation et la destruction de l’espace boisé de naguère ont isolé les différents groupes de gorilles, affectant subséquemment la diversité génétique de la sous-espèce. Le braconnage constitue également une menace permanente. Trophée de chasse prisé à l’époque coloniale, le gorille reste une cible potentielle des braconniers. Rarement tué pour sa viande, ce primate est régulièrement capturé pour alimenter le commerce illégal d’animaux. C’est particulièrement vrai pour les bébés dont le prix sur le marché noir peut atteindre plusieurs milliers de dollars. Ces coups de filet entraînent fréquemment des dommages collatéraux puisque les gorilles adultes sont prêts à mourir pour sauver leurs petits. Par ailleurs, les pièges tendus pour attraper antilopes, potamochères et autres, peuvent mutiler, voire tuer, les gorilles. Enfin, l’instabilité politique dans la région a eu un impact négatif sur les primates : stress lié à la rencontre itérative avec les humains (réfugiés, miliciens…) ayant investi les parcs nationaux, destruction massive de leur habitat, braconnage intense et surmortalité provoquée par les mines posées par les belligérants… Pour pallier ces dangers protéiformes, les autorités ougandaises, en collaboration avec des chercheurs et des organisations de la société civile, adoptèrent un ensemble de dispositions au cours des années 1990 et 2000 : augmentation du nombre de patrouilles au sein des parcs de Mgahinga et de Bwindi, sensibilisation des écoliers aux enjeux de la conservation, mise en place de zones tampons (principalement constituées de théiers) entre aires protégées et parcelles cultivées afin de prévenir tout conflit d’usage entre grands singes et agriculteurs, constitution d’une équipe de vétérinaires spécialisés, impulsion de programmes de recherche (éthologie, primatologie, écologie…) pour mieux comprendre notre cousin, lancement d’une politique de conservation transfrontalière (RDC, Ouganda et Rwanda), aide à la reconversion des populations vivant dans ou de la forêt avant 1991 et, last but not least, développement du tourisme, générant des opportunités d’emplois pour les communautés locales ainsi qu’une manne financière importante allouée à la sauvegarde du gorille et de son environnement. Nonobstant le caractère cosmétique de certaines de ces mesures, les résultats furent à la hauteur, le nombre total de gorilles des montagnes passant d’environ 700 en 2000 à plus de 1 060 en 2020 !

Les gorilles aux temps de la Covid-19

De prime abord, la pandémie de Covid-19 semble avoir du bon pour les gorilles. En effet, douze naissances ont été enregistrées en l’espace de quatre mois (septembre-décembre 2020) en Ouganda. Du jamais-vu depuis l’instauration, au début des années 1990, des mesures de conservation. À titre de comparaison, seuls deux nouveau-nés ont vu le jour en 2019. Ce baby-boom, également constaté au Rwanda voisin, a été salué, comme il se doit, par l’ensemble des personnes impliquées dans la protection du primate. Il a toutefois fait resurgir l’épineux sujet que constitue l’interaction de l’homme et du gorille. Ainsi, à rebours des responsables de l’Uganda Wildlife Authority et de ses partenaires (ONG, instituts de recherche…), qui ont vu dans cette poussée démographique le couronnement de leurs efforts, certains experts ont corrélé ces heureux événements à la fermeture des parcs nationaux de Bwindi et de Mgahinga lors des deuxième et troisième trimestres de l’année 2020. Pour ces derniers, c’est l’absence de visiteurs (et du stress qu’ils occasionnent) qui expliquerait, bien plus que la stratégie conservationniste évoquée plus haut, ce phénomène démographique. L’interférence humaine, sans cesse accrue (35 000 touristes se sont ainsi adonnés au gorilla tracking en 2018) dans les zones où se meuvent les gorilles, suscite par ailleurs l’inquiétude des scientifiques : très sensibles aux maladies véhiculées par Homo sapiens, les grands singes pourraient être durement touchés par la Covid-19. Aux mesures anciennes (distance de sécurité…) ont été agrégées de nouvelles dispositions (port du masque…) afin de prévenir toute contamination. Avec une densité de population en hausse constante et une augmentation du nombre de groupes dont les interactions (souvent violentes, voire meurtrières) se multiplient, le virus se propagerait sans doute très rapidement. Enfin, la perte du gagne-pain que représente habituellement le tourisme pour les locaux a entraîné une recrudescence du braconnage : en juin 2020, Rafiki, un silverback de 25 ans à la tête d’un groupe de 17 individus, a été tué par un braconnier chassant le duiker et le potamochère. Arrêté, l’auteur de ce forfait a été condamné à 11 ans de prison…