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Une entrée en matière fulgurante

De l’Eblana citée par Claude Ptolémée dans son Traité de géographie – et dont d’aucuns pensent qu’elle se situait à l’emplacement de la future capitale irlandaise – à la Dublin proclamée Ville créative de littérature par l’Unesco, il y a deux millénaires durant lesquels vont se succéder les Vikings et les Anglais, avant que l’indépendance ne soit (auto) proclamée en 1919 (et acquise en 1922). C’est peut-être dans ce brassage ou dans cette lutte que se trouve l’explication du fort attachement que les Dublinois portent à leur ville, qui se ressent tellement en littérature. Dublin inspire effectivement ses écrivains, et quand ce n’est pas elle qui devient leur personnage, elle se contente – c’est un minimum – de les voir naître, vivre ou mourir. Elle abrite aussi le Trinity College, qui lui-même expose un codex inestimable, Le Livre de Kells (IXe), rappel que l’Irlande fut terre des moines artistes, comme elle fut celle des bardes poètes. Il faut néanmoins attendre quelques siècles avant que Dublin n’assiste à la naissance de son premier écrivain d’envergure internationale. En effet, si le nom de Jonathan Swift (1667-1745) peut éventuellement ne rien évoquer, celui de son personnage – Gulliver – habite tous les imaginaires. Plus secrètement, il est également dit que l’écrivain fut doyen de la cathédrale Saint-Patrick… ce qui ne l’empêchait pas d’user de pseudonymes pour publier de violents pamphlets politiques !
Autre temps, autre style, le XIXe voit lui aussi la parution d’une fiction à la portée mondiale : Dracula, de Bram Stoker (1847-1912). Entré dans la vie active en suivant les traces de son père (et de très sérieuses études scientifiques), il finira par quitter son poste de fonctionnaire pour endosser le costume d’administrateur du Lyceum Theatre. En littérature, son vampire lui a été inspiré par Carmilla que Joseph Sheridan Le Fanu avait publié en 1872. Hasard ou destinée, il est amusant de noter qu’un couple d’amis de Sheridan avait un fils qui empruntera lui aussi sa voie : Oscar Wilde, qu’il est à peine besoin de présenter. Impertinent, fantasque, irrévérencieux, les adjectifs ne semblent jamais trop forts pour qualifier le Lord qui excella à écrire aussi bien Le Portrait de Dorian Gray (1891), L’importance d’être constant (1895) ou De Profundis (1897). Peut-être moins connu de notre côté de la mer Celtique, son cadet de deux ans, George Bernard Shaw (1856-1950) put néanmoins se targuer d’avoir obtenu le prix Nobel de littérature en 1925, une distinction qu’il partagea avec William Butler Yeats (1865-1939), lauréat 1923. Si le premier fit carrière dans le théâtre – et se découvre, de fait, principalement chez L’Arche en français (Pièces plaisantes, Avertissement sur le mariage, Pygmalion, etc.), le second mit surtout sa plume au service de la poésie (Poèmes de jeunesse chez Verdier, Quarante-cinq Poèmes chez Gallimard), bien qu’il ne dédaignât pas les planches, il fut d’ailleurs l’un des co-fondateurs (avec Lady Gregory) de l’Abbey Theatre. Le XIXe siècle vieillissant gardera sa vigueur avec un autre dramaturge, John Millington Synge, dont le Théâtre complet a été compilé par Les Solitaires intempestifs. En effet, la première représentation de sa pièce Le Baladin du monde occidental, en 1907, mit Dublin à feu et à sang…

La cartographie intime de Dublin

C’est alors que la capitale entre véritablement en scène, tout d’abord dans l’œuvre de John Casey (1880-1964) qui, à son nom de baptême, préfèrera Seán Ó Cathasaigh (devenu Seán O’Casey), marquant ainsi son engagement. La trilogie consacrée à sa ville natale est demeurée célèbre, et pas seulement parce que La Charrue et les Étoiles (qui faisait suite à L’Ombre d’un franc-tireur et à Junon et le Paon, éditions de L’Arche) provoqua aussi des émeutes. En fait, O’Casey est surtout le premier à avoir campé des personnages issus des faubourgs populaires, ses pièces évoquaient en outre les grands moments de l’histoire irlandaise dont, bien sûr, la guerre pour l’indépendance si chère à son cœur. Mais celui dont incontestablement le nom est intimement lié à Dublin est James Joyce, qui y pousse son premier cri le 2 février 1882. Opaque mais fascinante, son œuvre repousse les limites de la littérature mondiale, bien qu’il ne faille pas la cantonner à Ulysse, chef-d’œuvre expérimental publié à Paris le jour de ses 40 ans par la librairie Shakespeare and Company, et plongée hallucinée dans les rues de la capitale. Plus accessible, son recueil de nouvelles Dublinois (qui fut également titré Gens de Dublin) mérite sa (re)lecture, tout autant que son texte au fort accent autobiographique, Portrait de l’artiste en jeune homme. Après Joyce, il paraissait difficile d’imaginer qu’un autre écrivain puisse à ce point chambouler les lettres mondiales, et pourtant en 1906 voyait le jour celui qui allait rafler le troisième prix Nobel de littérature irlandais : Samuel Beckett. Personnalité tout aussi complexe, il grandit à Foxrock, banlieue huppée, mais son enfance heureuse laissera place à une dépression latente qu’entretiendront les guerres où il se fera résistant. Là encore, Beckett n’est pas l’homme que d’un seul texte, même si la réputation de sa pièce En attendant Godot lui a largement survécu et l’a peut-être même dépassé. Pourtant, il s’invente aussi dans le roman (notamment avec sa célèbre trilogie : Molloy, Malone meurt et L’Innommable) et en poésie (Les Os d’Écho et autres précipités). Absurde, désespérée ou drôle, il est en tout cas bon de préciser que son œuvre s’est écrite en deux langues, l’anglais et le français.
Le XXe s’ouvre sur un génie dont la renommée sera difficile à concurrencer, mais il continue à distiller ses talents. C’est ainsi que Dublin, à défaut de le voir naître, accueille les funérailles de celui qui reçut en 1995 le quatrième prix Nobel de littérature : Seamus Heaney (1939-2013). Ce dernier est sans doute et malgré tout un poète plus confidentiel en France, il est pourtant possible de se procurer La Lucarne ou L’Étrange et le connu aux éditions Gallimard, afin de s’imprégner de ses vers qui lui permettaient aussi bien de louer la beauté de la nature que de déplorer la tristesse de certaines situations politiques. La première partie du siècle offre également la découverte de deux auteurs qui se disaient « typiquement Irlandais », bien que la force de leurs écrits autobiographiques résonne de façon universelle. Il s’agit de Brendan Behan (1923-1964) et de Nuala O’Faolain (1940-2008). Le premier connaît la censure (pour obscénité) et la seconde éveillera la compassion en ne cachant rien de ses turpitudes alcoolisées. En effet, dans Borstal Boy (publié sous le titre Un peuple partisan par Gallimard), Behan racontera sans fioritures les trois ans qu’il passera en maison de correction à l’adolescence pour avoir importé des explosifs pour le compte de l’IRA. Longtemps interdite, son œuvre sera finalement adaptée dans un genre auquel il s’adonnera par ailleurs, le théâtre. O’Faolain, pour sa part, livrera des « mémoires accidentels » dans On s’est déjà vu quelque part ? (traduit par les éditions Sabine Wespiser) dans lesquels elle fera mention, sans fard, de ses doutes, excès et dérives, elle rencontrera alors un immense succès jamais démenti.

L’époque contemporaine

La seconde partie du siècle, quant à elle, continue de se montrer foisonnante. Roddy Doyle (né en 1958) multiplie ses explorations, tant stylistiques que linguistiques, en écrivant des pièces, des romans et des scénarios en « anglais d’Irlande ». Sous couvert d’humour, parfois d’ironie, il s’attache à s’attaquer à des sujets sérieux tels que la délicate question de l’identité irlandaise. En français, son œuvre se découvre chez Robert Laffont (Paddy Clarke ha ha ha, La Femme qui se cognait dans les portes, etc.). Ce sont les mêmes thèmes qui interpellent Dermot Bolger, né en 1959 à Finglas, banlieue populaire de Dublin. Comment se positionner entre modernité et poids des traditions ? Ses personnages se posent la question, et bien d’autres, dans ses romans publiés chez Joëlle Losfeld (Le Ruisseau de cristal, Ensemble séparés, Une arche de lumière). Entre passé et présent, ce sont encore des fantômes qui hantent les pages de Retrouvailles (Actes Sud) d’Anne Enright, ouvrage pour lequel elle s’est vu décerner le Man Booker Prize 2007. Le débat se situe sur un autre plan grâce à Colum McCann qui repousse les frontières en choisissant comme décor sa ville d’adoption, New York, où il réside toujours, pour Et que le vaste monde poursuive sa course folle qui lui vaut le National Book Award 2009. Dans Zoli, un autre de ses grands succès, il s’inspire des Tziganes et campe son action en Europe, une envergure internationale qu’il fera à nouveau sienne dans Apeirogon paru chez Belfond en 2020 (et chez 10-18 en 2021) quand il questionnera les douleurs qui rapprochent d’un Palestinien et d’un Israélien. Dans un autre genre, celui du roman policier, John Connolly interroge lui aussi le monde contemporain, notamment grâce à sa série mettant en scène le détective privé Charlie Parker. C’est du même procédé dont use Emma Donogue quand elle situe une partie de ses œuvres en des siècles passés (Frog Music chez Stock, Le Pavillon des combattantes aux Presses de la Cité), une façon d’interroger la place actuelle des femmes dans la société, problème qu’elle affronte plus brutalement dans le très remarqué Room (Le Livre de poche) inspiré d’un éprouvant fait divers.
La nouvelle génération prouve encore une fois que la littérature irlandaise sait innover. Ainsi, Derek Landy, qui a vu le jour à Dublin en 1974, fait sensation avec ses romans à destination des plus jeunes : sa série Skully Fourbery qui a pour héros un « détective squelette » paraît chez Gallimard Jeunesse. Cecelia Ahern a quant à elle explosé tous les compteurs avec un premier roman au ton faussement léger, PS : I love you, adapté au cinéma et disponible chez J’ai Lu. Enfin, la très jeune Sally Rooney, née en 1991, n’est certes pas native de Dublin mais pourtant Conversation entre amis, qu’elle a fait paraître en 2017 (en 2009 en français aux éditions de L’Olivier), offre un aperçu extrêmement précis de la vie des Dublinois d’aujourd’hui. Son style, tout aussi affûté et véritablement original, lui a valu tous les suffrages. Jamais décevants, les écrivains irlandais ont décidément plus d’un tour dans leur sac !