Découvrez la Russie : Population

La Russie est un pays largement multiculturel, qui a hérité sa composition ethnique des conquêtes de l’Empire russe puis de la politique soviétique des nationalités. À l’Ouest, des peuples slaves (Russes, Biélorusses, Ukrainiens) ; dans le Caucase, l’Oural et la Sibérie des peuples turciques (Tatars, Yakoutes, Balkars…) ; les peuples caucasiens dans le Sud (Tchétchènes, Tcherkesses, peuples daghestanais) ; et Mongols en Kalmoukie et Bouriatie. Sans oublier les Indo-Iraniens (Arméniens, Ossètes), les Finno-Ougriens dans le nord et le centre du pays (Caréliens, Oudmourtes, Khantys-Mansis), et les peuples indigènes du Grand Nord. Les trois « nationalités » les plus représentées sont d’abord les Russes (80 %), puis les Tatars (4 %) et les Ukrainiens (2 %). Car en russe, on fait la différence entre le rousskii, celui qui est ethniquement russe (slave), et le rossianin, celui qui est russe par sa citoyenneté, mais appartient à une autre ethnie.

Les débuts de la colonisation impériale

La présence sur le territoire de l’actuelle Fédération de Russie d’environ 200 groupes ethniques est à imputer en premier lieu aux conquêtes territoriales de l’Empire tsariste. Depuis la prise de Kazan par Ivan le Terrible en 1552, la Russie n’a eu de cesse de s’étendre, en incorporant à l’administration impériale toujours plus de territoires et de populations à l’Est, au Sud et à l’Ouest. Le mot d’ordre est la continuité territoriale : contrairement aux empires d’outre-mer européens, la Russie ne s’est agrandie qu’en conquérant, par la terre, des régions adjacentes. La Sibérie fut intégrée à l’Empire par l’intermédiaire des paysans-soldats cosaques dès le XVIIe siècle, et non sans que les peuples indigènes n’aient opposé une résistance farouche (notamment les Tchouktches, peuple paléo-sibérien de l’extrême nord-est, et les Evenks, peuple toungouse du centre sibérien). L’Asie centrale, à l’époque « Turkestan russe », devient une colonie de l’Empire au XIXe siècle. Dans le cadre du « Grand Jeu » qui se déroule dans la région l’opposant à l’Angleterre, l’Empire tsariste s’empare des khanats de Kokand et de Khiva et de l’émirat de Boukhara, qui sont peuplés par d’anciennes tribus nomades turciques venues de l’Altaï plus de mille ans auparavant. Au même moment, la conquête du Caucase met en difficulté les forces armées du Tsar sur le flanc le plus méridional du pays. L’intégration du Sud-Caucase à l’Empire suit un schéma relativement classique : la Russie gagne (et perd) des territoires au rythme des guerres contre l’Empire ottoman et la Perse. C’est ainsi que les Géorgiens et une partie des Arméniens et des Azerbaïdjanais deviennent sujets du tsar.

Mais la conquête du Nord-Caucase est autrement plus compliquée. Dans ce territoire majoritairement musulman peuplé de tribus sans réelle organisation étatique, les troupes du tsar et les colons cosaques lorsqu’ils avancent vers le sud sont violemment combattus par les peuples indigènes qu’elles essayent de soumettre. En particulier, l’Imamat du Daghestanais Chamil et la résistance acharnée des Tchétchènes marqueront les esprits – dont celui de Tolstoï, jeune officier envoyé au front et qui consacrera plusieurs ouvrages à la campagne militaire et aux résistants caucasiens. C’est aussi ainsi que l’identité tchétchène se construira autour de l’acte de rébellion, une symbolique historique qui sera largement mobilisée lors des guerres d’indépendance des années 1990.

Mais l’expansion de la Russie vers l’est et le sud reste pourtant moins mouvementée que son expansion vers l’ouest, où l’Empire se heurte régulièrement aux Empires européens. Les peuples d’Europe centrale et orientale sont donc régulièrement repartagés entre les différentes puissances régionales : l’Empire russe, l’Autriche-Hongrie des Habsbourg, le Royaume de Prusse, mais aussi la Rzeczpospolita polono-lituanienne et l’Empire ottoman. Au début du XIXe siècle après l’échec des campagnes napoléoniennes, l’Empire austro-hongrois, l’Empire russe et le Royaume de Prusse se partagent définitivement la Pologne-Lituanie. À l’époque, on estime qu’environ 80 % de la population juive mondiale vivait en Pologne, et une grande partie des Juifs d’Europe centrale vont donc devenir sujets du tsar. Vu que toutes les tentatives précédentes de conversion forcée à l’orthodoxie ont échoué, les Juifs de l’Empire seront cantonnés dans une « zone de résidence » qui court le long de la frontière occidentale de l’Empire. Au début du XXe siècle, ils représentent environ 40 % de la population de Varsovie et 45 % de celle de Vilnius. L’antisémitisme se développe dans l’Empire pendant tout le XIXe siècle, jusqu’à atteindre un niveau critique après l’assassinat d’Alexandre II, dont les Juifs sont d’abord accusés. Le pouvoir tsariste est de plus en plus ouvertement hostile au judaïsme et la fin du siècle voit se multiplier les pogroms. C’est d’ailleurs en Russie qu’ont été rédigés (probablement par un agent de la police secrète du tsar, l’okhrana) et publiés pour la première fois les Protocoles des Sages de Sion. Ce faux, le plus célèbre au monde, évoque pour la première fois un « complot juif » menaçant directement l’Empire tsariste en particulier et la chrétienté en général. Le pamphlet alimentera d’abord les thèses d’un « judéo-bolchévisme » puis l’idéologie nazie.

L’URSS, entre printemps et prison des peuples

La fin du tsarisme en 1917 est un bouleversement critique au niveau de la géopolitique interne du pays. Non seulement on change de mode de gouvernement, mais on change aussi d’idéologie : l’Empire russe était un empire colonial, ce dont la doctrine communiste bolchévique qui prône la libération des peuples opprimés ne peut s’accommoder. Pour autant, le nouvel État soviétique ne peut se permettre de perdre les terres conquises par l’Empire en accordant l’indépendance aux groupes qui les peuplent. D’une part, cela signifie que la Russie perdrait plus de la moitié de son territoire et d’autre part, la Révolution avec un grand R est un concept qui est censé s’exporter afin d’unir les prolétaires de tous les pays : ériger des frontières nationales n’a donc pas de sens sur le long terme. La solution est toute trouvée : le « postcolonialisme » soviétique sera synonyme de discrimination positive en faveur des minorités dites « nationales » face à la domination culturelle, démographique et géopolitique des « Grands-Russes » (Russes ethniques). Le pouvoir soviétique lance en 1923 un vaste programme politique appelé « indigénisation » (korenizatsiya). Les langues de tous les peuples d’URSS sont alphabétisées et enseignées à l’école, ainsi que l’histoire nationale, mais revisitée à la sauce marxiste-léniniste. Cela est censé susciter l’enthousiasme communiste par le bas : chez chacun, et selon les codes de chacun. On accorde aux peuples nationaux une autonomie ethno-territoriale qui se décline en plusieurs formats : il y a d’abord les RSS (Russie, Géorgie, Kirghizistan, Ukraine…) qui forment l’Union puis, à l’intérieur, comme une matriochka, des régions autonomes, des districts autonomes, et même des kolkhozes nationaux. Les minorités soviétiques connaissent donc un printemps national sans pareil, qui se caractérise notamment par une grande activité culturelle. Mais le stalinisme prend rapidement le contrepied de cette tendance : dans les années 1930, les minorités, surtout lorsqu’elles sont frontalières sont suspectées d’être des ennemis de l’intérieur. À ce titre, beaucoup de Polonais et de Coréens seront déportés en Sibérie durant la décennie. Après la guerre, certaines nationalités caucasiennes (Tchétchènes, Ingouches), turciques (Karatchaïs, Balkars), ou encore les Allemands de la Volga et les Kalmouks sont accusés d’avoir collaboré ou tenté de collaborer avec les armées nazies lors de leur avancée vers le Sud russe. L’intégralité de ces populations est déportée en Asie centrale et en Sibérie, créant un traumatisme encore très vif aujourd’hui et qui se transmet de génération en génération. Ils ne seront autorisés à revenir que 13 ans plus tard, lorsque Khrouchtchev les réhabilite partiellement en lançant la déstalinisation.

D’abord la perestroïka puis la chute de l’URSS ont réveillé les nationalismes des peuples soviétiques. Si les RSS ont pu accéder à l’indépendance et devenir des pays à part entière, ce n’est pas le cas des plus petites structures (républiques autonomes notamment). C’est ainsi que les années 1990 ont vu se multiplier les conflits indépendantistes en ex-URSS : Arméniens du Haut-Karabagh en Azerbaïdjan, Abkhazes et Sud-Ossètes en Géorgie. En Russie soviétique, ce sont les Tatars et les Tchétchènes qui dès la fin des années 1980 cherchent à faire de leurs républiques autonomes des RSS à part entière. La chute de l’Union soviétique rend cette solution impossible et l’on se retrouve donc face à un séparatisme classique. Le système fédéral « à la carte » de la Russie eltsinienne des débuts continue la doctrine ethno-territoriale soviétique en conservant des républiques autonomes. Cela permettra d’accorder aux Tatars une autonomie augmentée qui satisfait les demandes de la population tout en restant dans le cadre fédéral : le Tatarstan a des représentations consulaires à l’étranger !

Multiculturalisme… et poutinisme

Mais cela n’est pas suffisant en Tchétchénie, où l’on persiste sur la voie de l’indépendance totale. Ainsi, la première guerre de Tchétchénie éclate fin 1994 et oppose les indépendantistes aux forces armées russes. Un accord de cessez-le-feu est signé deux ans plus tard, qui met une fin théorique et temporaire aux affrontements. Mais en 1999, des attentats perpétrés dans les régions russes, présumément par des terroristes tchétchènes, provoquent une deuxième intervention militaire russe en Tchétchénie. La deuxième guerre durera au moins quatre ans et permettra à Vladimir Poutine d’asseoir son autorité sur le pays. Officiellement cependant, elle n’est qu’une « opération anti-terroriste ». Car entre-temps, plusieurs chefs de guerre tchétchènes se sont radicalisés et le conflit indépendantiste est devenu un djihad armé, une guerre sainte contre la Russie. En plus d’attirer des combattants musulmans venus de l’étranger, le conflit tchétchène recrute énormément parmi les autres les républiques autonomes du Nord-Caucase. Daghestanais, Ingouches, Kabardes et d’autres se battent aux côtés de leurs voisins tchétchènes et la région sombre dans le chaos.

La fracture ne fait alors que s’aggraver entre le Nord-Caucase et le reste du pays : les Caucasiens sont victimes d’agressions de la part d’une société russe qui devient de plus en plus raciste, on les surnomme tchernye jopa, les « culs noirs ». Même une fois la guerre terminée et le processus de tchétchénisation enclenché avec l’arrivée au pouvoir de la dynastie loyaliste des Kadyrov, la région s’enfonce dans un marasme économique dont elle ne parvient toujours pas à s’extirper. Les satrapes placés à la tête des républiques caucasiennes par Poutine sont financés à grand renfort de subventions fédérales, mais la corruption endémique intercepte l’argent avant qu’il ne puisse financer le développement local. Le phénomène énerve encore plus les Russes, qui saturent de voir l’argent public financer des régimes qui ne parviennent même pas à améliorer la sécurité du pays. En 2011, de grandes manifestations demandent à ce que l’on « arrête de nourrir le Caucase ». Ces événements sont l’occasion pour Poutine d’affirmer son attachement à ce multiculturalisme à la russe : « le Nord-Caucase fait partie de la Russie, et ceux qui disent le contraire méritent qu’on leur ampute un petit bout de leur cœur ». Car le Nord-Caucase « pacifié » se révèle une riche ressource électorale : les gouverneurs autoritaires installés par le Kremlin s’arrangent systématiquement pour que le parti du pouvoir (Russie unie) remporte haut la main les élections (on a vu des 98 % en Tchétchénie). Et, la reprise en main du religieux par des figures affiliées à l’État a permis l’émergence d’un « Islam pro-Poutine », faisant du Nord-Caucase, dans les chiffres du moins, un bastion poutinien.

Divergences démographiques

Il est de notoriété publique aujourd’hui que la Russie est un pays à la démographie en baisse : on y meurt plus qu’on y naît. L’affirmation est toutefois à nuancer : bien que restant bas, le taux de natalité (c’est-à-dire le nombre de naissances rapporté à la population totale) est en fait en constante augmentation en Russie. Mais il a tellement baissé durant la cauchemardesque décennie 1990 que l’on prévoit une nouvelle baisse dans les années à venir, lorsque les enfants nés entre 1990 et 2000 devront à leur tour devenir parents. Le taux de natalité dépend également de la mortalité. Or, si l’espérance de vie des Russes commence doucement à remonter, elle fut pendant longtemps en chute libre. En cause, les conditions de vie terribles des années 1990 où l’alcoolisme, la dépendance aux drogues, le cancer, le VIH et la dépression se sont propagés sans que rien ne soit fait pour enrayer ces épidémies « sociales ». Outre le manque de moyens et de médicaments, les origines du problème sont aussi à rechercher dans l’héritage médical soviétique. Les pratiques thérapeutiques se focalisaient exclusivement sur l’aspect biologique et chimique des maladies, en négligeant les déterminants psychologiques et sociaux, et la psychothérapie était alors considérée comme « bourgeoise ». Lentement, le taux de fécondité des femmes russes augmente également, sans pour autant atteindre le seuil de renouvellement des générations, fixé à 2,1 enfants par femme. Mais un élément culturel est à prendre en compte ici : le nombre d’enfants par femme change selon les régions. Il est encore particulièrement bas dans les régions historiquement peuplées de Russes ethniques (1,66 dans le district du Nord-Ouest, 1,58 dans le district central) et particulièrement élevé dans l’Oural et au Nord-Caucase. Dans l’Oural, on trouve notamment l’arrondissement autonome des Khantys-Mansis, qui est un des endroits de Russie où l’on vit le mieux, car les revenus de l’exploitation pétrolière locale financent à la fois des services publics de qualité et un niveau de vie élevé des particuliers. Dans le Nord-Caucase, le renouveau religieux et traditionaliste a stimulé la fécondité : on s’y marie très tôt et la contraception s’y pratique moins. C’est donc dans la région la plus riche et celle la plus pauvre, que l’on a le plus d’enfants en Russie. Les mœurs conservatrices dans les régions à majorité musulmane expliquent aussi que la démographie y soit galopante : les comportements à risques sont moins fréquents, la consommation d’alcool y est réduite et les liens familiaux très resserrés, ce qui limite dans une certaine mesure la propagation des « épidémies sociales ».

Les migrations : persistance des circuits soviétiques

Les mouvements migratoires sont un élément crucial à prendre en compte pour comprendre la composition de la société russe. Si la chute de l’URSS a érigé des frontières entre les anciennes républiques de l’Union, elle n’en a pourtant pas changé la géographie économique. Ainsi, les circuits migratoires liés au travail (souvent saisonnier) qui rythmaient la vie des jeunes hommes soviétiques n’ont pas disparu. Ils sont même allés jusqu’à s’intensifier, alors que beaucoup des anciennes Républiques soviétiques ont vu leur situation économique plonger dans les années 1990. Si le phénomène a tendance à ralentir pour les pays du Sud-Caucase, ce n’est pas encore le cas pour ceux d’Asie centrale, dont la population afflue en masse dans les centres urbains de Russie pour y occuper des emplois généralement non qualifiés : sur les chantiers, dans les services de nettoyage ou comme chauffeur de taxi. Pour 8 millions de Tadjiks au Tadjikistan, on estime par exemple qu’il y en a un million en Russie. Le plus souvent, les migrants vivent en situation illégale : particulièrement vulnérables et remplaçables à l’envi, on ne prend pas la peine de leur établir un contrat de travail. Contrairement aux migrants sud-caucasiens et ukrainiens, eux aussi très nombreux, les travailleurs centrasiatiques sont très mal intégrés à la société russe, qui voit généralement en eux des indésirables. Pourtant, corvéables à merci, ils sont nécessaires au marché du travail russe. Du coup, le gouvernement ne tient pas un discours particulièrement anti-immigration, mais il ne fait rien pour faciliter les interminables démarches bureaucratiques qui conditionnent un séjour en règle.

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