Découvrez ISTANBUL : Littérature (BD / Actualité)

Rares sont les villes à avoir porté trois noms, rares sont les villes à cheval entre deux continents. Byzance, Constantinople, Istanbul depuis 1930 : la capitale culturelle turque est multiple et cosmopolite. Tour à tour poétique et politique, sous les yeux de ceux qu’elle a vus naître, la cité se révèle littéraire et une porte ouverte sur le monde. La ville aux sept collines est forte de son histoire et des hommes qui s’engagent à travers leurs écrits. Si longtemps les textes ne nous sont pas parvenus, faute de traduction, l’histoire de sa poésie et de sa littérature reste néanmoins passionnante, tant les influences et les langues ont pu se mêler dans cette zone frontière entre plusieurs mondes. Heureusement, le XXe siècle a vu arriver un vrai changement, notamment grâce à la beauté des vers de Nazim Hikmet et au prix Nobel remis en 2006 à l’incontournable Orhan Pamuk. D’année en année, les éditeurs sont de plus en plus nombreux à laisser voix et donner traduction à une nouvelle génération d’auteurs dont les thèmes récurrents, souvent liés à l’histoire de leur pays ou à l’évolution à venir de celui-ci, et l’intrépidité ne peuvent laisser aucun lecteur indifférent. La littérature stambouliote est, en deux mots, précieuse et riche.

L’Empire byzantin

Nul besoin de maîtriser les langues mortes ou d’être féru d’histoire pour s’intéresser aux écrits que nous a laissés Byzance devenue Constantinople en 330 de notre ère. Quelques noms ont ainsi survécu aux siècles, dont celui de Romain le Mélode. Le moine, aujourd’hui saint, était en son temps surnommé « le Pindare de la poésie rythmique », c’est dire si la comparaison est flatteuse. Du VIe siècle, une petite centaine de ses hymnes (kontakion) est parvenue jusqu’à nous. C’est dans un tout autre domaine qu’évolue Paul le Silentaire qui, chambellan de son état, est chargé de faire régner l’ordre et le silence auprès de l’empereur. Ses épigrammes, pour la plupart érotiques, sont référencés dans l’Anthologie palatine, et sa Description de Sainte-Sophie de Constantinople reste un document rare et précieux. Si celui qu’il servait, Justinien, n’a pas forcément agi en faveur de l’éducation, c’est à un autre homme d’État, Photios Ier de Constantinople, patriarche de la ville au IXe siècle, que nous devons une archive inestimable. Sa fameuse Bibliothèque comporte le résumé et la critique de 280 ouvrages de la littérature grecque, certainement l’un des premiers exemples, précieusement conservé, d’analyse littéraire.

Un autre érudit a marqué l’histoire : Michel Psellos (1018-1078). Polygraphe et épistolier acharné, ses écrits ont valeur de témoignage de son époque, au même titre que L’Alexiade, long poème épique d’Anne Comnène (1083-1153), fille d’empereur qui ne réussit jamais à s’emparer du trône et finit ses jours enfermée dans un couvent. La fin du siècle suivant vit la naissance de Grégoire Palamas, resté célèbre pour ses écrits théologiques et pour L’Éloge que lui consacra son disciple Philothée Kokkinos, devenu patriarche de Constantinople en 1353. Exactement cent ans plus tard, la ville est prise par les troupes ottomanes menées par Mehmed II. Si cet épisode sonne pour certains la fin du Moyen Âge, il inspire au Valencien Joanot Martorell son roman de chevalerie Tirant le Blanc, publié en 1490, dans lequel un jeune Breton de Nantes part lutter contre les Turcs et tombe amoureux à la cour de Constantinople. Ce livre, adoubé par Cervantès qui le citera dans son Don Quichotte, le sera également par le prix Nobel de littérature de 2010, Mario Vargas Llosa.

L’ouverture sur l’Occident

Bien qu’homme de guerre, Mehmet II, qui gagne le titre de « Conquérant » après la prise de Constantinople, n’en demeure pas moins un lettré polyglotte écrivant des poèmes. Le turc devient la langue officielle, mais le persan est utilisé assidûment, ce qui laisse à la poésie du Dîwân, fortement influencée par le ghazal perse, toute latitude pour s’épanouir, notamment sous la plume du précepteur devenu vizir Ahmed Pacha, fils de Vali ed-Din, ou sous celle du « Sultan des poètes », Bâkî (1526-1600).

Du côté de la prose, les écrivains se font explorateurs. Le Livre des Voyages d’Evilya Çelebi, qui a arpenté l’Empire ottoman dès 1640 et durant plus de quatre décennies, est bourré d’humour, et peut-être de quelques exagérations. Néanmoins, les dix volumes de son œuvre font désormais partie du patrimoine et servent de référence en vertu des dialectes qu’il y a consignés. Mehmet Effendi, ambassadeur ottoman à Paris de 1720 à 1721, apporte également sa pierre à l’édifice littéraire turc. Le Paradis des infidèles, traduit par les éditions de La Découverte, donne un point de vue original sur la France du début du XVIIIe siècle, son récit aurait d’ailleurs passionné le sultan. L’ouverture sur l’Occident se confirme pendant l’ère des Tanzimat qui débute en 1839. Ce terme, qui signifie « réformes », désigne également une école littéraire contemporaine de cette période qui s’achèvera en 1876, avec la promulgation de la Constitution ottomane. Les idées circulent. Ainsi, le diplomate Ahmed Vefik Pacha assure la traduction des comédies de Molière en turc, en effectuant quelques coupes, pendant que Ibrahim Şinasi encourage celle de la poésie française. Ce journaliste ottoman a bien connu Paris où il a fait plusieurs séjours, il était par ailleurs ami de Namik Kemal (1840-1888), rédacteur en chef, romancier et dramaturge, à qui les écrits révolutionnaires, dont sa pièce Vatan yahut Silistre, valurent plusieurs années de prison.

La pensée occidentale continue d’influencer. Tevfik Fikret s’intéresse au symbolisme français avant de diriger la revue Le Trésor des sciences qui réunira entre ses pages les écrivains les plus prometteurs de l’époque, dont ceux du courant de la Littérature nouvelle. Mais le groupe se disperse au tout début du XXe siècle, et le pays, quant à lui, doit affronter une révolution avant que la République ne soit instaurée en 1923. Les auteurs ont une vision acérée, parfois un rôle politique, à l’instar de la féministe et nationaliste Halide Edib Adivar dont l’opinion sur la question arménienne reste encore ambiguë. D’autres choisissent de témoigner sous couvert de fiction, c’est le cas de Yakup Kadri Karaosmanoğlu qui, dans Yaban, décrit la misère qu’il a découverte en Anatolie. Son livre, paru en 1932, ne fera l’objet d’une traduction française qu’en 1989, sous le titre L’Étranger.

Récits sociaux et politiques

Les textes turcs n’avaient que rarement été traduits en français, mais le XXe siècle voit une évolution, notamment avec les poèmes de Nâzim Hikmet, disponibles dans une cinquantaine de langues, qui lui valurent, avec son engagement politique, de connaître la prison. Né en 1901 en Grèce, mort en 1963 à Moscou, sa vie à elle seule est un roman, faite d’exils, de révoltes, de condamnations et de combats. Épique, il raconte l’histoire du peuple turc, usant de plusieurs dizaines de milliers de vers, dans Paysages humains. Mythique, la première anthologie de ses poèmes, C’est un dur métier que l’exil, publiée pour la première fois en France en 1951, reste toujours aujourd’hui un incontournable. Dramaturge, c’est au régime stalinien qu’il s’oppose dans sa pièce Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? Novateur, il introduit la forme libre dans la poésie turque avec son ami Orhan Veli, auteur de Va jusqu’où tu pourras, disponible aux Éditions Bleu autour. Prisonnier, il partage sa geôle avec Orhan Kemal, écrivain prolifique reconnu pour le réalisme social de son œuvre. Dans Sur les terres fertiles, paru chez Gallimard en 1971, il est question d’exode rural et de la pauvreté des paysans d’Anatolie. C’est aussi dans cette région que se déroule Youssouf le taciturne, l’histoire émouvante d’un jeune orphelin contée par Sabahattin Ali (1907-1948). L’homme, dont la mort est entourée de mystère, était l’ami du célèbre Aziz Nesin, journaliste, écrivain et humoriste, avec qui il publiait le journal satirique Marko Paşa. Leur contemporain, Sait Faik Abasıyanık, obtient la reconnaissance grâce à ses nouvelles, qui décrivent le quotidien et la précarité des petites gens d’Istanbul (Samovar, Éditions Bleu autour, 2011).

L’ouverture des vannes

Constantinople est devenue Istanbul en 1930, et la nouvelle génération d’auteurs utilise désormais l’alphabet latin. La Turquie connaît tout au long du XXe siècle une alternance entre périodes de stabilité et moments de tension durant lesquels certains écrivains s’opposent au pouvoir en place et sont emprisonnés. En France, les textes s’installent progressivement dans les rayons des librairies et des bibliothèques, et les vannes s’ouvrent plus particulièrement après qu’Orhan Pamuk est consacré prix Nobel de littérature en 2006. Cette distinction intervient alors que l’auteur est menacé dans son pays pour avoir pris position sur le génocide arménien, elle est aussi le point d’orgue d’une carrière littéraire entamée dès ses années d’études, durant lesquelles il s’était isolé pour se consacrer à l’écriture. Son premier roman, Cavdet Bey et ses fils, paraît en 1982. Bien qu’Ohran Pamuk ait eu du mal à trouver un éditeur, la reconnaissance est quasi immédiate. Cette grande fresque en trois temps s’attache à raconter l’histoire de son pays à travers le destin d’une famille, elle pose les bases de ce qui sera son thème récurrent, ce lien difficile entre le respect de la tradition et l’appétence pour une évolution liée au modèle occidental. Ayant suivi sa femme aux États-Unis, l’auteur se consacre à des recherches pour son ouvrage Kara Kitap, publié en 1990 et paru en France cinq ans plus tard, chez Gallimard, sous le titre Le Livre noir. Ses romans font désormais partie des essentiels, citons notamment Mon nom est Rouge (Meilleur livre étranger 2002), Neige (prix Médicis étranger 2005) et La Femme aux cheveux roux publié en 2019, et ils sont une porte d’entrée sur une Turquie qui séduit les lecteurs.

Aujourd’hui, rares sont les passionnés qui ignorent les noms de Yachar Kemal (la saga de Mèmed le Mince), Elif Shafak (Soufi, mon amour ; La Bâtarde d’Istanbul), Nedim Gürsel (L’Ange rouge) ou Asli Erdogan (Le Silence même n’est plus à toi). Les plus curieux ajouteront ceux de Ahmet-Hamdi Tanpinar (L’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules), Yusuf Atilgan (L’Homme désœuvré), Latife Tekin (Contes de la montagne d’ordures), Mario Levi (Istanbul était un conte), et les plus précurseurs ne jureront que par l’œuvre de Murathan Mungan (Les Gants et autres nouvelles) et celle de Mehmet Murat Somer (On a tué Bisou !). Si les grandes maisons que sont Gallimard et Actes Sud effectuent depuis de nombreuses années un remarquable travail de traduction, saluons également l’engagement d’Emmanuelle Collas, éditrice qui a fait paraître chez Gaalade en 2015 Encore de Hakan Günday (prix Médicis étranger) et qui désormais porte la voix de Selahattin Demirtaş, dont L’Aurore (2018) a été écrit en prison, et celle de Sema Kılıçkaya (La Langue de personne), dans la maison qui porte désormais son nom. Les Kontr Éditions assurent par ailleurs un véritable rôle de passeur et donnent à lire en français des titres contemporains et audacieux. Les voix turques des XXe et XXIe siècles portent désormais leur message, souvent politique, toujours littéraire, au-delà de toutes les frontières.

Si la plume turque est souvent précise, son coup de crayon ne l’est pas moins. Les premiers dessins de Turhan Selçuk (1922-2010) paraissent dans la presse et ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’il s’attaquera aux cases des bandes dessinées. Son héros phare, Abdülcanbaz, « l’incroyable Turc », possède moustache et musculature impeccable, l’attirail parfait pour mettre sa force au service de la veuve et de l’orphelin. Gurcan Gürsel possède quant à lui l’art de la caricature bien qu’il ait suivi les très sérieux Beaux-Arts d’Istanbul. Il a travaillé pour le magazine MAD puis a décidé de décliner sa deuxième passion, pour le sport, en créant les séries humoristiques Les Foot furieux et Top 15. Enfin, Ersin Karabulut, né en 1981, met son talent au service d’un univers fantastique et oppressant, allégorie d’un système répressif et d’une société désabusée.

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