L’intimité d’une île

Rien de tel qu’une autobiographie pour faire intimement connaissance avec un pays, d’autant plus quand elle est aussi étonnante que celle que Sayyida Salme, devenue Emily Ruete, publia en 1886 sous le titre Mémoires d’une princesse arabe. Fille de Saïd ben Sultan, qui était alors à la tête d’Oman et de Zanzibar, et de l’une de ses concubines, Jilfidan, c’est au sein du harem où elle a vu le jour en août 1844 qu’elle est élevée. À cette époque, pas si lointaine, l’archipel est un sultanat arabe où règnent l’esclavage et le pouvoir féodal. À 7 ans, elle s’installe chez l’un de ses frères, Majid, qui lui laisse une grande liberté dont elle ne se départira jamais. Au décès de son père, en 1856, elle devient héritière tandis que sa fratrie commence à présenter les premiers signes de discorde. Son aîné, Thuwaïni, devient sultan d’Oman, et Majid sultan de Zanzibar. Bien que mêlée aux mésententes familiales, Sayyida Salme profite d’une vie relativement indépendante et fait la connaissance d’un marchand allemand, Rudolph Heinrich Ruete, dont elle tombe enceinte. Fuyant l’opprobre, voire la peine de mort, la jeune femme de 22 ans quitte précipitamment son île. L’enfant ne survivra que brièvement mais Sayyida Salme, en 1867, se marie et se fait baptiser. Devenue Emily Ruete, elle s’exile à Hambourg. Son destin ne s’arrêtera pourtant pas là. Devenue veuve et seul soutien de trois enfants, elle devra composer avec la nostalgie de sa terre natale, elle-même soumise à de sacrés bouleversements. Tout d’abord publiée en Allemagne, son autobiographie fait grand bruit quand elle paraît en français en 1905 dans La Revue des Deux Mondes, à l’heure où séduit le courant orientaliste. Et bien qu’il faille attendre 1977 pour que ses mémoires existent dans sa langue natale, Emily Ruete n’en demeure pas moins l’une des premières femmes arabes dont les écrits ont été publiés en Europe. Une certaine liberté de ton qui peut surprendre dans un pays où ses consœurs paraissent soumises à bien des diktats, et qui pourtant se retrouve également dans un autre registre, lui aussi viscéralement lié à Zanzibar, le taarab.

Bien entendu existe à Zanzibar tout un corpus de légendes, mais c’est sans doute dans la musique que réside véritablement la quintessence de sa tradition orale. Il est dit que cet art a été importé d’Égypte à la fin du XIXe siècle à la demande du sultan Bargash, lui aussi frère de Sayyida Salme. La culture était alors une force à opposer à l’Empire britannique dont la pression se faisait de plus en plus pesante. On lui a prêté les pires travers, notamment celui de provoquer des transes impies, mais le taarab est surtout une forme poétique qui laisse une grande part à l’improvisation et n’hésite pas à se montrer cinglante en usant d’allusions ou de devinettes. Traditionnellement réservé aux hommes, ce sont pourtant deux femmes qui lui ont permis de se faire connaître à l’étranger : Siti binti Saad et Bi Kidude. La première est née sur l’île d’Unguja en 1880 dans une famille modeste. Sa rencontre dans la ville de Zanzibar avec un groupe d’hommes qui accepteront de l’intégrer constituera sa chance. Très populaire à la cour du sultan, elle voyagera également dans l’Empire britannique pour réaliser de précieux enregistrements. Elle fera de Bi Kidude sa protégée, celle-ci ayant aussi vu le jour dans une famille pauvre au début du XXe siècle. Femme libre, la « voleuse de taarab », qui avait appris en écoutant les marins arabes chanter, gagnera en notoriété au cours de sa longue carrière qui ne s’achèvera qu’à sa mort, en 2013.

Littératures de l’intime et de l’exil

À l’heure de l’indépendance, en Tanzanie en 1961 puis à Zanzibar en 1963, une langue vernaculaire fut choisie pour devenir officielle, afin de remplacer l’anglais d’une part, et d’éviter les conflits ethniques d’autre part. Il s’agissait du kiswahili, utilisé en première ou deuxième langue par suffisamment de personnes pour pouvoir prétendre à ce rôle de conciliation. Il serait apparu au Xe siècle quand les peuples bantous du littoral entrèrent en relation avec les marchands arabes et persans, et aurait connu une normalisation à l’écrit à partir du XIXe siècle grâce aux missionnaires occidentaux. Le kiswahili a toujours été utilisé par des écrivains.

Zanzibar compte ainsi plusieurs auteurs d’importance qu’il sera néanmoins rare de lire en français, surtout que leur plume use, sans doute volontairement, d’un style et d’un vocabulaire spécifiques qui ne les rendent pas forcément accessibles, et ce même pour les locuteurs du continent. En 1972, Mohamed S. Mohamed fait paraître Kiu (La Soif) puis Nyota ya Rehema (L’Étoile de Rehema) quatre ans plus tard. Dans ces deux romans psychologiques, l’amour et la violence se mélangent. À la même époque, Farouk Topan, professeur émérite en littérature swahilie, publie sa pièce la plus connue, Aliyeonja Pepo (Qui a goûté au Paradis), traduite en anglais et en italien. Leur confrère, Said Ahmed Mohamed, se lance quant à lui dans la veine historique avec Asali chungu (Miel Amer) qui évoque la révolution de 1964 puis en 1980 avec Dunia mti mkavu (Le Monde est un arbre sec) qui aborde l’époque coloniale. Il continuera de remonter le temps jusqu’à se faire contemporain dans Kiza katika nuru (L’Obscurité dans la lumière) où, par le biais de la fiction, il critique la corruption des années 1980. Il n’hésite effectivement pas à se montrer politique, s‘inquiétant tour à tour de la situation des femmes ou des ravages d’une éducation trop stricte. Militant, Adam Shafi Adam l’est également quand il parle de la grève générale de 1948 dans Kuli (Docker) en 1979 ou, lui aussi, de la Révolution dans Les Girofliers de Zanzibar (Le Serpent à Plumes).

À l’aube des années 2000, les écrivains semblent se désintéresser de la question sociétale pour s’accorder plus de fantaisie, en explorant par exemple le réalisme magique comme le fera Said Ahmed Mohamed dans Babu alopofufuka (Quand grand-père ressuscite). Enfin, Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature en 2021, a pour sa part choisi d’écrire dans la langue de son pays d’adoption, le Royaume-Uni, bien que ses œuvres soient empreintes de mélancolie et d’amour pour sa terre natale. Ses trois grands romans Paradis, Près de la mer et Adieu Zanzibar sont parus en français chez Gaalade et au Serpent à Plumes. Abdulrazak Gurnah poursuit aussi l’exploration du thème qui lui est cher, la colonisation, par le biais d’essais et d’articles.