Famille et solidarité intergénérationnelle

La famille forme la cellule de base de la société insulaire et centralise un important réseau de solidarité qui comble une insuffisance de prise en charge au niveau national, encore accrue par les récentes années de crise et une défiance générale face à l’État central. Il s’agit d’une réalité séculaire qui prédominait déjà dans les structures traditionnelles du Dodécanèse : isolées et confrontées à des conditions de vie difficiles, soumises à de nombreux occupants, les îles ont développé une tradition d’entraide familiale qui s’applique encore aujourd’hui. Au sein de la famille, c’est l’entraide entre générations qui prime. Tous les étés, de nombreux jeunes adultes retournent sur leur île d’origine, chez leurs parents, pour aider pendant la saison estivale. Ce système de solidarité économique leur permet de gagner leur vie tout en rendant service à la famille.

Les enfants sont souvent les rois et les adultes se montrent avec eux d’une grande générosité et affectivité. Là encore, cette attitude n’est pas limitée au seul cercle intime mais est ouvert aux autres : vous le remarquerez avec vos propres enfants si vous voyagez en famille. Symboles d’une filiation qui perdure entre générations, les nouveaux-nés sont encore majoritairement baptisés du prénom de leurs grands-parents, ce qui explique que l’on retrouve souvent la même poignée de prénoms sur les îles. Ceci n’a rien d’une obligation et on voit chez les jeunes couples refleurir la mode des prénoms antiques.

Dans la famille, les enfants sont couvés et couverts de cadeaux ou de sucreries. Et même quand leurs rejetons sont devenus adultes, les parents continuent de les gâter avec des petits plats préparés par maman ou un appartement légué par papa. D’un côté, c’est très bien, car pourquoi se gâcher son plaisir ? D’un autre côté, c’est assez terrible car des générations de jeunes et moins jeunes restent bloquées dans cette infantilisation permanente. Et l'amour montré par le gavage des enfants se traduit par un des taux d’obésité les plus élevés d’Europe. Autre aspect néfaste de cet amour encombrant : les parents veulent à tout prix que leur progéniture réussisse à l’école. Aussi, dès le primaire, beaucoup d’enfants se retrouvent assommés par des cours du soir – les redoutables frontistiria – pour lesquels les familles dépensent sans compter.

De l’autre côté de la vie, lorsque la vieillesse s'installe, l'aïeul est à son tour pris en charge par ses enfants qui l'aideront à se nourrir, à se vêtir, à faire ses courses : notre concept de maison de retraite en fait hurler plus d’un ici ! Les retraités qui ont quitté l’île natale pendant tout ou partie de leur vie active prennent habituellement le chemin du retour pour y vivre tranquillement leurs années plus avancées. En effet, le village et l’île d’origine canalisent un fort attachement et le retour à la terre natale demeure souvent dans la psyché de ceux qui en sont partis et souhaitent y finir leurs jours.

Sens de la communauté et philoxenia

Le sens de la communauté déborde du seul clan familial dans le système de la parea, ou du collectif, de la communauté. La parea désigne un groupe d'amis, constitué au cours d'une expérience partagée (l'école, l'université, le travail...). Mais c'est également plus large que cela et peut désigner un moment de convivialité : on se retrouve en communauté pour faire la fête et passer du bon temps. Dans les îles du Dodécanèse, cette tradition est particulièrement suivie, notamment au cours de grandes célébrations estivales, les panigyria. Ces fêtes, qu’elles soient religieuses ou non, sont l’occasion d’un grand moment de partage, et s’inscrivent dans la tradition de communauté et d’hospitalité qui caractérise ces îles : si vous voyagez dans le Dodécanèse pendant les mois d'été, vous aurez l'occasion de participer à ces grandes célébrations, pour un aperçu du sens communautaire et festif qui règne sur ces îles.

Cette tradition d’entraide et de communauté contribue à entretenir une solidarité élargie. La philoxenia signifie « amour des étrangers » et désigne un sens très poussé de l’hospitalité. C’est une tradition qui perdure dans les îles du Dodécanèse, en dépit des méfaits du tourisme qui s'est développé ces dernières années et qui aurait pu la diluer. Dans les zones les moins touristiques, on vous invitera très facilement à partager un café ou un verre, tandis que les restaurants continuent d'offrir une douceur ou une liqueur en fin de repas. La philoxenia s’est presque naturellement imposée face à l’afflux de réfugiés en provenance du Moyen-Orient dès 2015, palliant le manque de prise en charge de cette crise humanitaire au niveau national et international. Partout sur les îles du Dodécanèse, des initiatives individuelles et collectives ont germé spontanément pour soulager au mieux les migrants, multipliant les gestes solidaires en dépit de la crise économique, lorsque d’autres, aux moyens incomparablement plus élevés, faisaient et font encore la sourde oreille. Même si la fatigue s'est installée au fil des années, et que les locaux ont parfois exprimé leur colère dans des moments de tension, les insulaires restent globalement solidaires des populations accueillies.

Société hétéronormée et patriarcat

Le rôle de la femme dans les îles, et plus généralement dans la société grecque, est une réalité complexe qu’on ne saurait réduire aux images simplistes de la femme soumise par la religion et la tradition ou de la femme libérée par la modernité. La misogynie grecque, comme la misogynie ailleurs en Europe, s’inscrit dans la vie des femmes de manière insidieuse. Ainsi, le patriarcat s'impose partout : toute sa vie, dans toutes ses procédures administratives, le citoyen grec – homme ou femme – ne sera reconnu que par rapport à son père, alors que l’épouse, même moderne, demeure presque inexistante d’un point de vue légal par rapport à son mari, représentant du père une fois la femme mariée. Les femmes sont considérées comme le pilier de la vie familiale, ce qui implique à la fois énormément de respect mais surtout beaucoup d’obligations et contraintes sociales pour celles qui se doivent de se réaliser et s’épanouir dans un cadre familial. Ainsi les femmes s’affairent en cuisine, s’occupent des plus jeunes et des plus âgés, veillent au bien-être de tous, sans que ce rôle d’assistance ne soit jamais réellement remis en question. L’île de Karpathos a inscrit cette réalité en instaurant un système traditionnel matriarcal : la propriété et le patrimoine se transmettent de mère en fille, comme en témoigne le petit musée de Menetes.

La cellule familiale hétéroparentale reste indétrônable dans un pays où la religion orthodoxe est encore très présente : les discussions sur l’adoption par des couples homosexuels sont encore loin d’aboutir. Malgré tout, le pays a connu des avancées historiques sous le gouvernement d’Alexis Tsipras (Syriza) qui a fait voter l’équivalent du PACS en décembre 2015, alors que la Grèce avait été condamnée par la Cour européenne des Droits de l'Homme pour avoir refusé d’ouvrir l'union civile aux couples homosexuels. Dans ce contexte, l’île de Tilos a su mettre sa tradition d’ouverture au service d’une politique sociale progressiste, en avance sur le reste du pays : dès 2008, le maire de l’île avait été le premier à célébrer une union homosexuelle en Grèce. En octobre 2017, Syriza fait également voter une loi permettant aux citoyens transgenres de changer de sexe sur leur état civil.

Alors que le mariage homosexuel était à portée de main sous Tsipras, les élections de 2019 et l’avènement de la droite conservatrice semblaient avoir stoppé cette évolution mais en 2023, le nouveau gouvernement K. Mitsotakis a relancé l'idée de faire passer la loi, même si c'est une démarche très clivante pour le parti. Il pourrait compter sur le soutien de l'opposition Syriza dont le nouveau leader, ouvertement homosexuel et marié (aux USA), Stéfanos Kasselákis, constitue une sorte d'électrochoc salvateur pour la société grecque. En février 2024, le Vouli - le parlement grec - vote le mariage et l'adoption pour les couples de même sexe à 176 voix contre 76.

Quant au mariage hétérosexuel, il n’apparaît plus comme une obligation et le divorce n’est plus mal vu : la vie en concubinage se fait de plus en plus fréquente, notamment parce que les mariages coûtent cher et que les jeunes couples n’ont plus les moyens d’organiser de grandes festivités depuis la crise. En effet, il est habituel de faire de grands mariages où tous sont conviés, notamment dans les petites îles. Pour autant, une femme divorcée sera toujours vue comme une menace pour les couples, ce qui n'est pas le cas pour les hommes divorcés.

Ces normes sociales évoluent à la marge, et très lentement, à l'aune des discours qui prennent de l'ampleur dans le pays sur les discriminations auxquelles sont soumises les femmes et les populations queer. Il faudra encore longtemps pour que la révolution des mentalités opère, ici comme ailleurs...