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De l’oralité à l’apparition de la presse

Serait-ce Diogo de Silves ou bien Gonçalo Velho Cabral qui, le premier, a posé le pied aux Açores au début du XVe siècle ? Qu’importe pour la littérature qui ne tarde à s’y écrire, au fur et à mesure de l’arrivée des colons qui très vite s’y installent. Contrairement à la maxime, de cette époque ne nous reste pas d’écrits, par contre les paroles ne se sont pas envolées. C’est ainsi que O Romance de Vila Franca, qui pleure le tremblement de terre qui a durement frappé la commune éponyme de l’île de São Miguel dans la nuit du 21 au 22 octobre 1522, est le plus ancien récit oral açoréen à nous être parvenu, en plusieurs versions, notamment celle recueillie par Gaspar Frutuoso quelques décennies après le drame. Lui, serait né l’année même de la catastrophe, dans le village de Ponta Delgada, mais si les registres conservent la mémoire de l’histoire du terrain donné à ses parents, ils sont moins bavards le concernant, jusqu’à ce que nous le retrouvions, en 1548, étudiant les arts et la théologie à l’Université de Salamanque. Il occupera ensuite la fonction de curé, dès 1558, au sein du village de Lagoa, puis deviendra vicaire, peut-être après avoir appris par ailleurs la médecine, jusqu’à sa mort en 1591. Mais de l’humaniste, surtout, nous est parvenu un texte, un peu au gré du hasard. Les nombreuses annotations laissent à supposer que Frutuoso pensait publier ses Saudades da Terra, pour une raison inconnue il n’en fut pas ainsi et celles-ci restèrent manuscrit faisant partie de l’héritage qu’il légua au Collège Jésuite de Ponta Delgada. Pour que renaisse l’aventure des deux amis chassés de leur pays natal et contraints de voyager d'île en île, et qu’ainsi le lecteur curieux (et parlant portugais) découvre une description précise de ce que furent les Açores, mais aussi le Cap-Vert ou Madère, au XVIe siècle, il fallut attendre 1873, date de sa première parution. C’est également au XIXe siècle que les histoires commencent véritablement à fleurir sur l’archipel grâce à l’introduction de la presse en 1829, et aux pages culturelles qui favorisent les échanges et l’apparition des écrits qui jusqu’alors se nichaient au fond des tiroirs.

Castilho et de Quental

Au cours de ce siècle, et cela a aussi son importance, les Açores saluèrent le retour du grand romancier Almeida Garrett (1799-1854), auteur du célèbre Voyages dans mon pays (Éditions La Boîte à documents), qui y avait passé une partie de son enfance, mais aussi le passage d’Alexandre Herculano et celui d’António Feliciano de Castilho. Il est certain que ces écrivains romantiques ont influencé la culture insulaire, notamment grâce à la Société des amis des lettres et des arts fondée à Ponta Delgada par le poète et pédagogue aveugle en septembre 1848. C’est d’ailleurs aux côtés de Castilho qu’Antero de Quental apprit des rudiments de français, à l’époque même où, très jeune, il s’initiait à la poésie. Né en 1842 dans l’archipel, le jeune garçon le quitta dix ans plus tard pour s’installer à Lisbonne avec sa mère. Au Colégio do Pórtico, il retrouva son professeur. Ce premier séjour lisboète fut de courte durée, l’établissement ayant dû fermer ses portes, mais après une brève embardée par son île natale, Quental repartit pour le continent et entra, à 16 ans, à la fameuse Université de Coimbra. Il y étudia le droit, commença à se frotter aux idées socialistes, et créa avec certains de ses camarades la Sociedad do Raio, une association secrète qui avait pour motivation de promouvoir la littérature auprès des masses, et pour but inavoué de destituer le recteur jugé par trop sévère, à en croire António Cabral qui rapporte l’anecdote. Les idées révolutionnaires du jeune homme, devenu officiellement écrivain depuis la publication en 1865 de ses Odes Modernas, ne firent que croître, pour preuve la Question Coimbrã qui agita le monde littéraire l’année suivante. Cette polémique enfla suite à la postface que Feliciano de Castilho, encore lui, rédigea à propos d’un poème de Pinheiro Chagas. Dans celle-ci, il taclait les étudiants de l’Université, les accusant de saborder la poésie en la rendant opaque, de manquer de « bon sens et de bon goût ». La réponse ne se fit pas attendre, rebondissant sur l’expression utilisée par son ancien maître, Antero de Quental lui rétorqua vertement que la nouvelle génération portait fièrement les grands changements en cours, il en profita, au passage, pour égratigner le soi-disant talent de son aîné. La dispute dura plusieurs mois, sans que la délicatesse ne soit toujours de mise. Elle augurait les Conférences démocratiques du Casino de Lisbonne de 1871, cinq rendez-vous pendant lesquels se propagèrent les idées novatrices européennes, et auxquels, évidemment, Quental prit part aux côtés de son ami Eça de Queiros qui l’avait rejoint au sein du Cenáculo, groupement intellectuel anarchiste. La Génération de 70 était née. Ce fut le point d’orgue de la carrière politique de Quental, mais son apogée littéraire, quant à elle, rima avec 1886 quand parurent ses Sonetos Completos qui devinrent chant du cygne, car cinq ans plus tard, le poète se suicidait à Ponta Delgada, la ville qui l’avait vu naître. Les curieux pourront découvrir une anthologie de ses sonnets, Tourment de l’idéal, aux éditions L’Escampette.

La vie de Quental résonne étrangement avec celle de son contemporain, concitoyen et ami, Teófilo Braga (1843-1924). Lui aussi fréquenta les cours de droit de l’Université de Coimbra, fut l’un des fers de lance de la Génération de 70 et se consacra à la politique, jusqu’à occuper la fonction de chef du gouvernement provisoire, suite à la chute du roi Manuel II, puis celle de président de la République durant quelques mois, quand le coup d’État du 14 mai 1915 chassa du pouvoir un autre Açoréen, Manuel de Arriaga. Mais Braga fut également l’auteur d’une œuvre considérable, excellant en poésie (Tempestades sonoras) et en art romanesque (Viriato), travaillant également à sauvegarder la culture des Açores (Cantos populares do Arquipélago Açoriano), avant de s’intéresser plus globalement à la littérature de son pays. Il a réalisé nombre d’anthologies et rédigé tout autant d’essais, son História de Literatura portuguesa en quatre volumes reste une référence.

Une littérature foisonnante

Enfin, le XIXe siècle salua la naissance d’un poète bien trop méconnu dans nos contrées, Roberto de Mesquita. C’est à Santa Cruz de Flores qu’il voit le jour, le 19 juin 1871, dans une famille liée à la petite aristocratie florentine. Alors qu’il n’a même pas 20 ans, il publie sous le pseudonyme Raul Montanha son premier poème, , dans le journal de sa ville. De publication en publication, il finit par se faire repérer par un ami de son frère qui étudie à Coimbra, Henrique de Vasconcelos, qui est à la tête du magazine symboliste Os Novos. Au fil des années, Mesquita est accaparé par sa carrière de greffier au Trésor public et les soucis qu’il y rencontre ; il cesse peu à peu de publier, mais non d’écrire. La mort le fauche assez brutalement en 1923. En guise d’hommage, sa veuve décide de faire imprimer en très peu d’exemplaires le manuscrit qu’il a laissé derrière lui, Almas cativas e poemas dispersos. Il faut pourtant attendre 1939 pour qu’il soit enfin reconnu, grâce à l’intervention d’un autre poète, Vitorino Nemésio. Depuis, Mesquita a fait l’objet de nombreuses études, il est considéré comme le meilleur représentant du symbolisme lusophone. Il faut avouer que celui qui le fit découvrir n’est pas tout à fait n’importe qui, né sur l’île de Terceira en 1901, décédé à Lisbonne en 1978, Vitorino Nemésio a occupé tout au long de sa vie une place importante sur la scène littéraire. Fondateur de la Revista de Portugal où il publia les vers de Mesquita, il enseigna à Bruxelles, dirigea un temps l’Université de Lisbonne, et anima même une émission de télévision. Mais c’est grâce à son chef-d’œuvre, Gros temps sur l’archipel, qu’il acquiert ses lettres de noblesse, un texte que nous avons la chance de pouvoir lire en français aux éditions de la Différence. L’histoire prend place aux Açores, de décembre 1917 à août 1919, et met en scène deux amoureux, enfants de deux familles rivales. Une description sans concession de la vie insulaire, mais surtout un magnifique portrait de femme, celui de Margarida, qui oscille entre son désir de fuir et la raison qui la pousse à rester. Un thème qui dut toucher tout particulièrement Natália Correia qui fêtait ses 21 ans quand le livre est paru, en 1944. Elle-même avait quitté l’île de São Miguel pour suivre ses études secondaires à Lisbonne, mais de son propre aveu sa terre natale et ses concitoyens l’inspirèrent toute sa vie au même titre que le surréalisme ou le mysticisme. Journaliste engagée, militante au sein du Parti Social Démocrate, elle connut la censure et fut condamnée à plusieurs reprises à des peines de prison avec sursis. Comme écrivain, elle évolua dans des registres éclectiques, se passionnant pour le théâtre, la fiction, la poésie, dans une volonté récurrente de créer des images fortes et d’user de symboles, des créations foisonnantes dont il faut retenir la pièce A Pécora, qui déplut fortement à l’Église, et son recueil de poèmes, Memória da sombra. Dans sa génération, deux autres écrivains ont marqué les mémoires : Pedro da Silveira (1922-2003) et José Dias de Melo (1925-2008). Critique, traducteur, chercheur, le premier s’est fait connaître dès 1953 en publiant A Ilha e o mundo (L’Île et le monde), et c’est par Todas do mar e da terra (Tout dans la mer et la terre) qu’à la même époque le second a acquis sa réputation de poète. La terre et la mer, l’archipel ou le monde, partir ou rester, des questions comme un fil rouge chez des auteurs insulaires qui n’ont jamais oublié d’où ils venaient.