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À l’origine

La littérature turque est née au XIIIe siècle de la rencontre de la poésie chantée populaire, ancrée dans le quotidien, et de la poésie mystique (mevleniste et derviche), tournée vers la sublimation du langage et l’extase. Très influencée par les littératures arabe et persane pendant l’époque ottomane, la littérature turque connaît ses heures de gloire avec la période de la poésie du Dîvan (XVe et XVIe siècles), élitiste et symbolique. Entre-temps, la poésie populaire ambulante se propage et évolue. C’est au XIXe siècle, pendant la période politique des réformes, que s’opère un renouveau qui fera entrer la littérature turque dans son ère « moderne ». Une génération exceptionnelle d’écrivains apparaît, plus proche du peuple que ses glorieux prédécesseurs, éprise de fierté nationale, mais ouverte vers l’Occident. Qui en sont les chefs de file ? Ibrahim Sinasi (1826-1871), le traducteur de La Fontaine, Racine et Lamartine, Ahmet Mithat (1844-1912) et Şemsettin Sami (1826-1871). Sans oublier Namık Kemal (1840-1888) qui excelle particulièrement dans tous les genres littéraires. Roman, poésie, essai, théâtre, rien ne lui échappe. Il y exprime la patrie et la liberté ! Dès lors, la littérature turque va se développer dans l’alliance des traditions nationales – que sont les contes populaires ou encore la poésie narrative – et des idées et genres de l’Occident.

André Chénier, entre Paris et Istanbul

Cet auteur levantin, né à Constantinople en 1762 d’une mère romaine (Grecque d’Istanbul) et d’un père français, s’inspire dès sa jeunesse de la culture hellénique et de la philosophie française. Poète de la révolution libérale, il s’indigne contre les excès de la Révolution française, ce qui le mène tout droit à la guillotine en 1794. Son œuvre posthume fait un tabac auprès de la jeunesse romantique qui voit en lui l’alliance de l’inspiration sincère et du culte de l’art. Victor 
Hugo saluera son œuvre en parlant « d’une poésie nouvelle qui vient de naître ». Sa maison natale, à Galata, est toujours debout, mais après avoir été transformée en consulat par le comte de Saint-Priest en 1770, elle sert actuellement d’atelier de fabrication de néons. Cette demeure est connue sous le nom turc de Sen Piyer Hanı (maison Saint-Pierre).

L’essor de la littérature au XXe siècle

Avec la république vient la période du réalisme social et humaniste. Yakup Kadri Karaosmanoğlu (1889-1974), Nuri Güntekin (1889-1956) et Sabahattin Ali (1907-1948) en sont les fers de lance, mais c’est surtout Nazım Hikmet (1902-1963) qui marque l’époque de sa plume. Écrivain, poète, né en 1902 à Salonique, mort en 1963 à Moscou, Hikmet grandit à Istanbul ; il commence à écrire à l’âge de 17 ans. Attiré par le communisme, il part en 1922 en Russie, où il rencontre notamment Vladimir Maïakovski, poète russe écorché vif, inspirateur du mouvement cubo-futuriste et engagé très tôt dans le parti bolchevique. Hikmet, lui, va payer cher son propre engagement politique : il est persécuté dès son retour en Turquie, à partir de 1928, et passera dix-sept années en prison. À sa sortie, il décide de fuir le pays dont il a perdu la nationalité pour s’exiler définitivement en Russie (devenue entre-temps l’Union soviétique). En 1950, Nazım Hikmet partage avec Pablo Neruda et Paul Robeson le prix mondial de la Paix. Son œuvre, au style simple et fort, est un appel au courage, à la résistance et à la dignité. Fréquemment censuré, Nazım Hikmet reste le poète le plus populaire de la Turquie moderne. Il a été un grand ami de Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Pablo Neruda et Miguel Angel Asturias. Depuis quelques années sont organisées des campagnes de pétitions qui réclament la réhabilitation du grand poète turc et sa réinscription dans les registres de l’état civil, d’où il a été rayé en 1951. Il a notamment écrit des recueils de poésie comme Paysages humains (1946-1947) et C’est un dur métier que l’exil (1957), des pièces de théâtre comme Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? ainsi que des romans et contes (Le Nuage amoureux, 1962).
Dans les années 1960 et 1970, le roman social et politique s’impose. Il est incarné entre autres par Yaşar Kemal (1923-2015) dans Mèmed le Mince (1955), Terre de fer, Ciel de cuivre (1963), Tu écraseras le serpent (1976). Lui succède le roman de l’humour pendant une vingtaine d’années, avec des auteurs qui touchent un large public, tel le brillant Aziz Nesin (1915-1995), l’un des plus traduits en France. C’est en 1944 qu’il devient journaliste pour Marko Macha, une revue politico-humoristique interdite à plusieurs reprises. Il fait des séjours en prison où il continue quand même à écrire des articles satiriques. En 1953 sort son premier livre Dog Tails. Il écrit, entre autres, Les Souvenirs d’un exilé (1957) ou encore Nesin à la police (1967) qui sont des ouvrages autobiographiques. Il faut le dire, Aziz Nesin est un auteur prolifique. Plus de deux mille histoires sont regroupées dans une trentaine de recueils comme Un fou sur le toit (1956), Bravo (1959), Comment se renverse un fauteuil (1961), Le Socialisme arrive, garez-vous (1965)… Se développe aussi le roman de l’imaginaire, de l’introspection et de la nostalgie avec Orthan Pamuk (né en 1952), considéré comme l’un des plus talentueux romanciers turcs contemporains. Son roman Noir sorti en 1995 lui vaut un succès international. Quelques années plus tard, en 2001, il reçoit le prix du Meilleur Livre étranger en France avec son roman Mon nom est rouge. Tout au long des années, il est récompensé par d’autres prix comme le Independent Foreign Award et le Prix Impac. En 2005, il reçoit le prix Médicis étranger pour Neige. Et pour clôturer le tout, il obtient le prix Nobel de littérature en 2006. Il est possible de lire son œuvre chez Gallimard dans la collection « Du monde entier ».

La nouvelle génération

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 1979 et 1992, huit ouvrages seulement ont été traduits en français. Vint ensuite un léger boom : six titres traduits en 1995, un prix Nobel en 2006, puis 15 titres traduits en 2009. Parmi eux, Yachar Kémal (1923-2015) et Nedim Gürsel, auteurs publiés chez Gallimard. Après avoir eu plusieurs métiers manuels, Yachar Kémal devient journaliste au Cumhuriyet. En 1955, il publie son premier roman Mèmed le Mince (premier roman du cycle Mèmed qui compte quatre écrits entre 1955 et 1984 : Mèmed le Mince, Mèmed le Faucon, Le Retour de Mèmed le Mince et Le Dernier combat de Mèmed le Mince) et qui lui vaut d’être traduit en plus de quarante langues.
En 1978, lui est décerné le prix du Meilleur Livre étranger pour son roman L’Herbe qui ne meurt pas. Il reçoit en 1982 le Prix mondial Cino-Del-Duca pour l’ensemble de son œuvre, et la Légion d’honneur en 1984 ! Nedim Gürsel (né en 1951), quant à lui, écrit en turc et en français. Il a suivi des études en France où il a obtenu un doctorat en littérature comparée. Il est directeur de recherche au CNRS. Il a écrit une quarantaine de romans, nouvelles, récits de voyage ou encore essais critiques. Lui aussi a été distingué par plusieurs prix comme celui de l’Académie turque en 1976 avec Un long été à Istanbul et le prix Ipekçi en 1986 avec La Première femme. En 2004, il devient chevalier de l’ordre des Arts et Lettres. D’autres ouvrages de lui sont à découvrir : Les Filles d’Allah (2008), L’Ange rouge (2011) ou Le Fils du capitaine (2016).
Notons aussi aujourd’hui l’œuvre remarquable d’Elif Shafak, née en 1971. Cette auteure de romans s’est attaquée à la xénophobie, tout particulièrement dans son deuxième roman La Bâtarde d’Istanbul, best-seller en Turquie en 2006. Elle a reçu la décoration de l’ordre des Arts et Lettres, mais a tout de même été poursuivie en justice par le gouvernement pour « humiliation de l’identité turque ». La ville d’Istanbul est l’une de ses principales sources d’inspiration.
On peut également citer la plume d’Ece Temelkuran. Née en 1973, cette auteure se positionne pour les droits de l’Homme et contre les discriminations et les violences faites aux femmes. Elle s’intéresse également à la question arménienne. En 2008, elle a écrit à ce propos Deep Montain. En 2019, elle a livré un superbe roman : À quoi bon la révolution si je ne peux pas danser.
De son côté, Sema Kaygusuz a rédigé son premier roman, La Chute des prières, en 2006. L’ouvrage a reçu le prix de la traduction Ecrimed-Cultura et le prix France-Turquie.
Parmi cette nouvelle génération d’auteurs, impossible de ne pas citer Hakan Günday (né en 1976). Cet écrivain underground s’est fait connaître dès son premier roman, Kinyas and Kayra (2000), sous fond de violence et d'autodestruction. Son dernier ouvrage, Encore, a reçu le prix Médicis étranger en 2015.

Les romans français en Turquie

Il faut être honnête : la France ne connaît que très peu la littérature turque. À l’inverse, ce sont 600 titres français qui sont cédés chaque année à l’édition turque, le français étant la deuxième langue traduite en Turquie. Ce sont surtout les ouvrages classiques et les livres de philosophie qui sont appréciés (Antoine de Saint-Exupéry, Victor Hugo, Jean-Jacques Rousseau…), mais certains auteurs français contemporains ont la cote, tel Marc Levy. D’autres peuvent aussi être évincés de l’édition turque. C’est le cas par exemple de ceux qui critiquent ouvertement l’islam. Les éditeurs, à bout de souffle, ont demandé de l’aide et l’ont trouvée par exemple dans la banque privée Yapi Kredi qui a investi dans une librairie au centre d’Istanbul. D’autres ont suivi dans le reste du pays, offrant ainsi un choix de littérature turque et de littérature étrangère. Comme quoi, la littérature tente de garder la tête haute pour continuer à faire vivre ses talents.