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Jack London ©German Vizulis - Shutterstock.com.jpg

Ici et ailleurs

La région n’avait bien sûr pas attendu l’arrivée des Européens pour se montrer hospitalière et les Améridiens Ohlones l’habitaient, dit-on, depuis plusieurs milliers d’années quand la naissance du Christ marqua le début de notre ère. San Francisco est pourtant intimement liée aux Espagnols qui en 1769 fondèrent une place forte, comme la première esquisse d’une ville qui ne cessera de s’agrandir jusqu’à devenir la deuxième plus grosse des États-Unis après New York. San Francisco passera sous la domination des Mexicains puis, en 1848 avec le Traité de Guadeloupe Hidalgo, sous celle des Américains qui lui donnèrent le nom du saint-patron des missionnaires qui fut par ailleurs remarqué pour ses écrits, François d’Assise. C’est alors l’époque de la ruée vers l’or, The City est située à l’extrémité de la première voie de chemin de fer du pays et jouit d’une popularité qui se montre propice à la création d’un journal qui deviendra quotidien, l’Alta California, auquel collaborera en tant que reporter Mark Twain (1835-1910), natif du Missouri et futur auteur des Aventures de Tom Sawyer (1876). Les temps se montrent aussi favorables au développement des divertissements, c’est donc sans trop de surprise que « naît sur les planches » David Belasco (1853-1931) qui affûte ses armes dans tous les métiers du théâtre de sa ville natale, avant de rejoindre le Nevada puis New York où il se mit à l’écriture, produisant une œuvre féconde, de plus de 100 pièces (Hearts of Oak, The Heart of Maryland, Du Barry…), qui lui valut notoriété et postérité.

Sa concitoyenne et cadette de 4 années, Gertrude Atherton, voyagera également mais reviendra sans cesse en Californie où elle décédera en 1948, à l’âge honorable de 90 ans, et où surtout elle situera la plupart de ses romans. C’est sous le pseudonyme de Asmodeus qu’elle choisira de publier son premier texte en 1882, en feuilletons dans The Argonaut, afin de préserver ses proches qui effectivement la réprimandèrent sévèrement quand ils apprirent qu’elle était l’auteure de The Randolphs of Redwood : a romance. La mort précoce de son mari en 1887 décantera peut-être la situation, toujours est-il qu’elle publia l’année suivante son nouveau roman (What Dreams May Come), certes là encore sous un autre nom (Frank Lin) mais en s’engageant pourtant ainsi dans une belle carrière couronnée par son best-seller Black Oxen (1923), adapté en film muet sous le même titre. Femme émancipée et féministe avant l’heure, Gertrude Atherton développera tout au long de sa vie une conscience sociale qui influencera le choix des sujets sur lesquels elle s’attardera, bien qu’elle ne refusât pas à l’occasion de s’adonner aux histoires fantastiques. Tel son parfait opposé, Eugène Torquet quitta San Francisco pour ne plus jamais y revenir dès que sa majorité, à 21 ans en 1881, lui en laissa la possibilité, au grand dam de ses parents, tous deux d’origine française, dont il hérita pourtant et certainement de ce goût de l’ailleurs. Au cours de l’errance sans fin que constitua sa vie, il prit tout de même le temps de se poser pour publier sous le nom de John-Antoine Nau des poèmes et des romans, dont le premier, Force ennemie, recevra le Prix Goncourt en 1903. Le public ne se montrera cependant pas sensible à cette étrange histoire d’un extra-terrestre s’emparant du corps d’un humain, mais cela n’eut pas l’heur de troubler son auteur qui poursuivit son œuvre et son tour du monde, jusqu’à ce que la mort le surprenne précocement à 57 ans, à Tréboul, dans le Finistère.

De l’aventure à la Beat Generation

Ponctuée de déménagements tout autant que de deuils, l’existence de Robert Frost (1874-1963) ne fut certainement pas des plus simples, mais sa poésie (Les Forts ne disent rien, éditions Ressouvenances) – bien différente de celle des auteurs de son époque – introduisit le naturalisme qui deviendra l’un des thèmes majeurs exploités par ses concitoyens. Ainsi, l’un des plus célèbres écrivains natifs de San Francisco – John Griffith Chaney, mieux connu sous le nom de Jack London qu’il hérita de son beau-père, John London – louera sans désemparer la nature sauvage, telle qu’elle se dévoile dans L’Appel de la forêt qui figure toujours au palmarès de ses « classiques ». Brève – il décéda à 40 ans, en 1916 –, sa vie n’en fut pas moins bien remplie, lui laissant le temps d’écrire une œuvre abondante, en partie inspirée de ses propres aventures. De sa jeunesse où la littérature lui servit de réconfort, jusqu’à la publication de sa première nouvelle (To the man on the trail) en 1899, il fut effectivement de tous les départs, exerçant cent métiers, récoltant mille histoires qui alimenteront sa plume. Si le début du nouveau siècle le trouva assagi, marié, père, investi en politique, écrivain reconnu et grand reporter, ses problèmes d’alcool précipitèrent néanmoins sa chute. De vagabond dans La Route à boxeur dans Sur le ring, il se dévoile dans ses livres qui mêlent l’intime (Martin Eden, John Barleycorn) et le récit de voyage (La Croisière du Snark), la fiction (La Petite dame dans la grande maison) et la réalité (Le Peuple d’en bas). L’intégralité de ses écrits se découvre avec un immense plaisir aux éditions Libretto. Il sera difficile de ne pas lui associer le talent de John Steinbeck qui bien que natif de Salinas exerça pour le San Francisco News. Tout aussi réaliste et politique, il fut le chantre de la Grande dépression, notamment avec Les Raisins de la colère qui décrivait l’exil contraint d’une famille de métayers vers la Californie. Ce livre, Prix Pulitzer 1940, a définitivement marqué les lettres mondiales, mais il n’est qu’une partie son œuvre car le Prix Nobel de Littérature qu’il reçut en 1962 salua aussi (mais tardivement selon certains) Tortilla Flat, Des Souris et des hommes, Rue de la Sardine, À l’est d’Éden

Si Steinbeck est affilié à la Génération perdue, celle de l’entre-deux-guerres, il fallut attendre la fin du second conflit mondial pour que San Francisco jouisse d’une « renaissance » qui sera à nouveau placée sous le sceau du voyage et surtout sous celui de la poésie grâce à Madeline Gleason (1903-1979) qui constituera une Guilde des poètes et organisera le premier Festival of Modern Poetry en avril 1947. Pendant deux soirées, à la Lucien Labaudt Gallery of art, une douzaine d’artistes se produiront sur scène et offriront à The City sa renommée de ville de la contre-culture. Parmi ces poètes, il faudrait au moins citer Kenneth Rexroth, né en 1905 dans l’Indiana, militant anarchiste passionné par l’art japonais du haïku, Robert Duncan (1919-1988) qui fit ses armes au Black Mountain College (université expérimentale de Caroline du Nord où l’on vit naître un mouvement d’avant-garde éponyme) et s’exercera au symbolisme dès son premier recueil (Heavenly City Earthly City) publié en 1947, et Jack Spicer, lui aussi influencé par le surréalisme, qui ouvrira en 1955 la Six Gallery, deux ans après qu’un autre lieu emblématique ait vu le jour : la librairie City Lights cofondée par Lawrence Ferlinghetti. Très vite, celui-ci étoffera ses activités en se lançant dans la publication de livres de poésie dont, en 1956, Howl de Allen Ginsberg, l’un des trois membres fondateurs de la Beat Generation (du mot français « béat » ou du terme d’argot américain « beat » qui signifie usé, fatigué). En effet, même si c’est à New York que ce poète né en 1926 à Newark a rencontré William S. Burroughs (1914-1997) et Jack Kerouac (1922-1969), ses deux compères, c’est bien San Francisco qui exercera sa fascination, devenant le but ou le point de départ de leurs longues échappées au cours desquelles Neal Cassady, le héros de Sur la route (1957), les conduira furieusement d’une côte à l’autre des Etats-Unis. En 1959, c’est à Paris que Burroughs fera paraître Le Festin nu, roman expérimental usant de la technique du « cut-up » et rédigé sous l’influence de diverses drogues hallucinogènes, donnant la troisième œuvre représentative de ce courant littéraire auquel de nombreux écrivains ont ensuite été associés, dont Jack Micheline et Gary Snyder, tous deux nés à San Francisco, respectivement en 1929 et 1930. Le premier s’adonnera à une vie de bohème et hantera les clubs de jazz tout autant que les bas-fonds de Greenwich Village où il s’installera dans les années 50. Pure figure de l’underground, il est moins connu en France et très peu traduit, mis à part Un fleuve de vin rouge paru au Dernier télégramme, maison d’édition de Limoges. Le second incarnera sans doute l’aspect plus spirituel du mouvement, s’intéressant au bouddhisme, vivant en ashram, étudiant la culture amérindienne et devenant l’un des fers de lance du biorégionalisme, une des tendances de l’écologie conceptualisée dans les années 60 en Californie par Peter Berg. Son œuvre abondante (La Pratique sauvage ou Montagnes et rivières sans fin, par exemple, aux éditions du Rocher) sera couronnée par le Prix Pulitzer en 1975 lorsque paraîtra Turtle Island.

Une ville ouverte

Les « beatniks » laisseront bientôt place aux « hippies » qui se réuniront lors du célèbre « Summer of Love » qui prendra place en 1967 dans le quartier de Haight-Ashbury. Depuis lors San Francisco ne s’est jamais départie de sa réputation de ville ouverte, tolérante et multiculturelle. Une image qu’une série de romans contribuera à rendre universelle, par la grâce d’un écrivain qui était né à Washington en 1944 mais qui avait adopté The City alors qu’il n’avait pas 30 ans. Journaliste de carrière, Armistead Maupin s’adonnera à la fiction en mettant en scène la vie de son immeuble, un feuilleton qui paraîtra en toute discrétion dans le Pacific Sun, un journal local, jusqu’à ce qu’il soit repéré par le San Francisco Chronicle. Bien qu’il ne le soupçonnât pas, l’écrivain tenait une recette qui allait rapidement conquérir un très large public, mêlant tendresse et humanité, n’hésitant pas à aborder de plus en plus ouvertement des thèmes tels que l’homosexualité que l’on retrouvera également dans Mes Animaux sauvages (éditions Philippe Rey) du franciscanais Kevin Bentley. Les Chroniques de San Francisco compteront neuf tomes, le dernier à ce jour est Anna Madrigal que L’Olivier a traduit en 2015. Elles ont inspiré une série TV mais font également l’objet d’une adaptation en bande-dessinée depuis 2020 par Isabelle Bauthian (scénario) et Sandrine Revel (dessin) pour le compte des éditions Steinkis.

La San Francisco des années 70 qui servit de décor à Armistead Maupin vit naître une nouvelle génération d’écrivains qui apporta à la ville un second souffle. Ainsi, Greg Rucka s’engouffra dans la voie du roman noir, qu’avait bien longtemps avant lui ouverte son concitoyen Robert Finnegan (1906-1947) avec notamment Les Spaghettis par la racine, 27e titre de la fameuse Série noire de chez Gallimard. Pourtant, c’est plutôt dans l’univers si particulier du comics que Greg Rucka s’est fait connaître de notre côté de l’Atlantique (Lazarus chez Glénat, Checkmate chez Urban Comics…). Nous pourrions également citer Daniel Handler, né en 1970, qui révolutionna la littérature jeunesse avec la série Les Désastreuses aventures des orphelins Baudelaire publiée sous le pseudonyme de Lemony Snicket, l’un des personnages de cet « anti-conte de fées » dans lequel trois petits prodiges subissent les pires humiliations et où les méchants gagnent systématiquement à la fin. Un certain humour noir qui enthousiasma les enfants puisque ce ne sont pas moins de treize tomes qui parurent entre 1999 et 2006…