Ogham, irlandais et anglais
L’île irlandaise est surtout associée aux Celtes. Il est habituellement admis que leur arrivée débuta aux alentours du Ve siècle avant J.-C., et encore plus acquis qu’ici plus qu’ailleurs, leur civilisation put pleinement s’épanouir, les Romains ne jugeant pas bon de s’aventurer aussi loin. Leur roi dominait, mais il n’aurait pu exercer ses pouvoirs si la société ne s’était pas articulée autour d'une trinité : artisans, guerriers et savants, eux-mêmes décomposés en 3 castes : les druides (juristes, théologiens), les vates (devins et médecins) et les bardes, appelés filid (fili au singulier), les poètes déjà érigés au rôle de conseillers d’importance.
Bien qu’une tenace rumeur romantique voudra plus tard associer à ces hommes et ces femmes cultivés l’usage secret de l’ogham, écriture mystérieuse dont il est toujours malaisé de nos jours de dater l’apparition, la tradition celtique se prêtait plutôt à l’oralité. Il faudra attendre l’émergence du christianisme, au IVe et Ve siècle, pour que les légendes commencent à être retranscrites, sans doute parce que les filid soutinrent la conversion du royaume et s’associèrent aux moines. Ces derniers s'illustrèrent notamment dans la création de manuscrits, en témoigne la magnificence du Livre de Kells. Il est d’usage de scinder les légendes en 4 cycles dits d’Ulster, Historique, Fenian et Mythologique. Certains manuscrits retiennent tout particulièrement l’attention, à l’instar du Lebor Gabála Érenn, dont il existe 5 versions, qui décrit dans une riche cosmogonie. Les peuples pré-humains ayant vécu sur l’île dès avant le Déluge, ou Táin Bó Cúailnge en vieil irlandais, laisse à penser qu’il a été composé à partir du VIIIe siècle.
À cette époque féconde répondront malheureusement les invasions barbares, les Vikings multipliant leurs assauts en un IXe siècle funeste. Ils s’implanteront durablement jusqu’à ce que Brian Boru les boute hors du pays lors de la bataille de Clontarf, le 23 avril 1014. Il conquerra alors une fragile indépendance qui ne survivra pourtant pas à l’arrivée des Anglais à la fin du siècle suivant. Les temps à venir s’annoncent douloureux pour les Irlandais qui se voient confisquer leurs terres, interdire de pratiquer la religion catholique et imposer une langue, l’anglais. C’est dans celle-ci que refleurit une littérature au XVIIe siècle, notamment grâce à Jonathan Swift (1667-1745) qu’il serait bien simpliste d’assimiler à un auteur jeunesse. Futur doyen de la cathédrale Saint-Patrick de Dublin, l’homme n’en est pas moins politique : l’un de ses premiers textes, Le Conte du tonneau, aura tellement déplu à la reine Anne qu’il contribuera quelques années plus tard à le faire quitter l’Angleterre où il s’était installé. Son œuvre la plus connue, Les Voyages de Gulliver, n’est, de même, pas à lire innocemment, bien que sa première version, expurgée, ait pu camoufler l’ironie dont l’écrivain raffolait.
La satire est également une voie qu’exploreront les descendants des anciens bardes gaéliques, pour preuve le long poème de Brian Merriman (1749-1805), Cúirt An Mheán Oíche qui, jusqu’en 1946 (!) sera encore jugé comme trop sexuellement explicite. L’heure n’est pourtant pas à rire pour les auteurs de langue irlandaise : ils se résolvent à l’exil, tel Geoffrey Keating, qui écrira en France ses Adieux à l’Irlande avant de retourner au pays où il élaborera Foras Feasa ar Éirinn, son œuvre majeure. Ces auteurs sont durement déclassés, à l'image Aogán Ó Rathaille (1670-1726) qui, pourtant, jusque sur son lit de mort, écrira des vers qui bouleverseront jusqu’à Yeats, ou tout simplement pendus, comme, en 1653, Piaras Féiriteir, qui avait tenté de s’opposer au sombre Oliver Cromwell…
Renouveau et effervescence
Malgré la deuxième guerre civile sur laquelle s’achève le XVIIe siècle, le XVIIIe voit naître de bien belles plumes qui n’hésitent pas à conquérir la scène anglaise à l’image de Laurence Sterne qui, bien que né à Clonmel en 1713, passera la majeure partie de sa vie sur la grande île et mourra à Londres en 1768. Il fera sa carrière dans les ordres mais n’en demeurera pas moins sensible à l’humour de Rabelais ou de Cervantes, un levier qu’il utilisera dans La Vie et les Opinions de Tristram Shandy (retraduit en français par les éditions… Tristram !), « anti-roman » dans lequel il n’hésitera pas à jouer des codes narratifs pour produire une œuvre résolument moderne. Novateur, il assurera son succès dans toute l’Europe, ce qui ne sera pas forcément le cas de son contemporain, Oliver Goldsmith (1728-1774) qui ne sera reconnu qu’à l’aube de la quarantaine quand il s’essaiera au théâtre. C’est pourtant son roman Le Curé de Wakefield (éditions Le Livre de Poche) qui accédera au statut de classique, et plutôt les pièces de Richard Brinsley Sheridan (1751-1816), Les Rivaux ou L’École de la médisance, qui sont toujours jouées aujourd’hui.
Le siècle des Lumières se montre propice aux philosophes – citons par exemple Edmund Burke ou George Berkeley – mais laisse aussi se déployer le courant romantique qui s’incarne parfaitement chez Thomas Moore (1779-1852) qui, avec ses Mélodies irlandaises, revitalisera l’âme de son pays. Mises en musique par John Andrew Stevenson, elles deviendront hymnes des nationalistes dont il sera proche, et il continuera le combat en donnant la biographie du chef révolutionnaire Edward Fitzgerald ou en justifiant les révoltes paysannes dans The Memoirs of Captain Rock. Ami de Lord Byron, il a défrayé la chronique en brûlant le journal que celui-ci lui avait confié, sans aucun doute pour le protéger, mais ceci est déjà une autre histoire…
Le courant romantique prend une tournure moins attendue quand il se fait gothique chez Charles Robert Maturin, né à Dublin en 1780 d’une famille d’origine française comme le souligne son nom. Encouragé à poursuivre par Sir Walter Scott lorsqu’il publie Fatale Vengeance en 1807, le jeune homme s’adonne au théâtre, ce qui le conduit à de graves fâcheries avec l’Église. C’est surtout pour ses romans qu’il a acquis sa réputation, mais, hélas ! sa gloire posthume ne sera qu’inversement proportionnelle à la misère dans laquelle il vivait. D’aucuns prêteront même des allures de suicide à sa mort prématurée survenue alors qu’il n’avait que 42 ans. Son titre phare est Malmoth (éditions Libretto) dans lequel un homme est chargé par son oncle mourant de détruire un portrait aux yeux bien trop pénétrants. Ce roman ne cessera de rebondir et d’inspirer les écrivains à venir, de Lautréamont à Baudelaire, en passant par Balzac et, bien évidemment, Oscar Wilde, son futur petit-neveu par alliance ! La voie du fantastique étant désormais ouverte, certains s’y engouffreront, à l’exemple de William Carleton (1794-1869) qui s’abreuvera aux légendes gaéliques qui avaient bercé son enfance, ou de Sheridan Le Fanu (1814-1873) qui, avec Carmilla, donnera envie à Bram Stocker (1847-1912) de créer un autre personnage de vampire, l’incontournable Comte Dracula.
Le XIXe siècle, endeuillé d’une terrible famine et d’un véritable exode, n’en sera pas moins fécond littérairement parlant. Il verra émerger le talent d’un anticonformiste, Oscar Wilde qui, d’exil en exil, poussera son dernier soupir à Paris le 30 novembre 1900. Au-delà d’une vie faite de scandales – l’époque jugeant que son homosexualité devait être payée d’un emprisonnement –, Wilde était un écrivain sensible, sa poésie (La Ballade de la geôle de Reading) ne rivalisant qu’à grand-peine avec son théâtre (L’Importance d’être Constant), et ne laissant pas oublier la puissance de certains de ses romans, dont le fameux Portrait de Dorian Gray où se retrouve une histoire de tableau…
Né deux ans après lui, en 1856 à Dublin, et tout aussi atypique, George Bernard Shaw fait preuve du même humour lapidaire et ravageur comme il le démontrera dans ses pièces qui se feront volontiers satiriques (Pygmalion, La Milliardaire) mais lui vaudront le Nobel en 1925. Dans un tout autre genre, William Butler Yeats (1865-1935) aura également été le récipiendaire de cette distinction deux ans auparavant. Poète et dramaturge, c’est dans la veine romantique nationaliste qu’il débute, porté par son goût du symbolisme et par son amour sans fin pour la très engagée Maud Gonne. Il écrira ainsi Le Crépuscule celtique en 1893, The Land of Heart’s Desire en 1894 ou Deirdre en 1907. La fin de sa vie le surprendra à convoiter d’autres satisfactions esthétiques, il s’initiera alors au courant moderniste, car tel est le point commun qui semble unir tous les écrivains irlandais, cette capacité à sans cesse se réinventer, ce que n’aurait certainement pas renié le plus grand d’entre eux, et le plus réputé à l’international, bien que son chef-d’œuvre reste hermétique à bien égard, James Joyce, qui voit le jour le 2 février 1882 à Dublin. Comme tant d’autres, il empruntera des sentiers qui le mèneront loin de son île natale et c’est d’ailleurs à Paris que sera en 1922 pour la première fois publié dans son intégralité Ulysse, roman expérimental usant du « stream of consciousness ».
C’est la capitale française qui verra également éclore son amitié avec Samuel Beckett, autre Nobel, dont les turpitudes psychologiques n’avaient pour égales qu’une formidable intelligence et une prédisposition littéraire incomparable. Pour tous, Beckett est l’auteur d’une pièce dont le personnage absent est presque devenu proverbial, mais il serait fort dommage de le cantonner à En attendant Godot alors que l’intégralité de son œuvre se montre puissante et, qui plus est, non dénuée d’un certain humour qui ne voile qu’à peine sa désespérance. Sa trilogie romanesque, écrite en français, Molloy, Malone meurt, L’Innommable, reste, par exemple, une fondamentale expérience de lecture. Si le XXe siècle voit encore nobellisé Seamus Heaney (1939-2013), poète politique préoccupé par la situation en Irlande du Nord, parions que les années à venir ne se contenteront pas de ces déjà fort belles reconnaissances, les nouvelles générations s’annonçant d’ores et déjà aussi prometteuses que les anciennes. En effet, rien qu’en se référant aux plumes féminines, il n’est pas difficile de constater à quel point elles sont devenues incontournables dans les rayons de nos librairies et maîtrisent à la perfection l’art de nous surprendre au même titre que leurs pairs masculins. Ainsi, Edna O’Brien, qui a pourtant acquis un âge honorable puisqu’elle est née en 1930, fait preuve d’une acuité au monde contemporain impressionnante quand elle publie Girl en 2019 (éditions Sabine Wespieser), un douloureux récit qui s’inspire de l’histoire vraie des jeunes femmes enlevées par Boko Haram en 2014. Dans Ce genre de petites choses, paru en 2020 chez la même éditrice en traduction française, Claire Keegan se montre également sensible à la question féminine et fait preuve de la même volonté d’interpeller sur les violences subies. Ainsi, en rendant visite à un couvent auquel il doit livrer du charbon en cet hiver 1985, son personnage Bill Furlong ne se doutait pas de ce qu’il allait trouver derrière la porte close…
Enfin, Sally Rooney, une très jeune auteure née en 1991 à Castlebar semble en passe de donner rien de moins qu’une nouvelle impulsion à la littérature. Dans une écriture très sobre, presque blanche, mais avec un sens de la psychologie inégalé, elle s’intéresse dans ses livres (dont le premier, Conversations entre amis, a été écrit en trois mois !) aux préoccupations de sa génération, les millennials. En mai 2022, le roman est adapté en série TV. Une adaptation qui plaît moins que celle de son deuxième roman, Normal People (2018), le plus populaire avec 1 million d'exemplaires vendus en France. Fin 2021, elle publie son troisième roman intitulé Beautiful World, Where are You.
Une autre autrice irlandaise a bousculé la littérature mondiale ces dernières années. Originaire d'Irlande du Nord, Lucinda Riley (1965-2021), autrice de plusieurs best-sellers parmi lesquels la saga Les Sept Sœurs, dont les 8 tomes ont déjà été vendu à plus de 50 millions d'exemplaires depuis 2014, est devenue le troisième auteur étranger le plus lu en France en 2023.
Le dernier tome de la saga, sorti en 2023 à titre posthume, est venu clôturer l'histoire de cette saga familiale addictive que l'on retrouvera prochainement sous la forme d'une série télévisée.