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Raguse, entre terre et mer

La date à laquelle est créée la cité est soumise à différentes hypothèses, il apparaît en tout cas que le choix de ce rocher escarpé situé sur le littoral n’était pas dû au hasard : Raguse se destinera au commerce et aux nombreux échanges, qu’ils se fassent par la terre ou par la mer, gage de sa double identité, slave et tout à la fois italienne. Le destin de Franco Sacchetti – voire même son œuvre – est à l’image de cette mixité : celui qui peut être considéré comme le premier écrivain né à Raguse en 1332 ne séjournera guère dans sa ville natale et prendra rapidement la route qui le mènera en Italie où il trouvera la mort en 1400. Cette ouverture sur le monde se traduit dans ses écrits par une approche calquée sur le Décaméron de Boccace, il favorisera ainsi l’art des récits courts dont 233 nous sont parvenus sur les 300 qui composaient initialement le recueil Il trecento novelle. S’il ne négligea pas la forme, c’est plus le fond qui le préoccupa, l’écriture lui donnant en effet tout loisir pour consigner les expériences qu’il vécut ou les anecdotes dont il entendit parler. Il esquissa également des poèmes, réunis dans Il libro delle rime, déclinant à l’envi le thème universel de l’amour dont allait bientôt s’emparer le plus sulfureux de ses pairs : Sisko Menčetić (1457/58-1527).
Il est dit que les agissements de celui-ci marquèrent les annales judiciaires avant que sa prose ne scelle de son empreinte la mémoire littéraire, la légende rapporte ainsi qu’il fut condamné à de la prison ferme pour harcèlement sexuel alors qu’il n’avait que 19 ans, puis qu’il se battit le jour de ses noces, survenues à la quarantaine bien sonnée, avec au moins trois membres de sa famille. Cela ne l’empêcha pas d’occuper d’importantes fonctions politiques et surtout de s’adonner à une poésie fortement inspirée, dans sa métrique, de l’école napolitaine. En effet, il excella surtout dans la pratique du strambotto, petit poème de huit vers composé par les amoureux pour leur amante, complexifié d’une double rime. Quelque 224 de ces strambotti ont été préservés, certains ne seraient que des traductions de poèmes italiens, car tel est l’intérêt de l’œuvre de Menčetić : il écrivit dans sa langue, posant les bases du ragusain littéraire tout en se laissant influencer par les différents dialectes en vigueur en Dalmatie. Était-il en ce sens précurseur ou s’inscrivait-il dans la continuité d’auteurs dont l’œuvre a disparu, agissait-il comme son modèle Pétrarque, poète humaniste qui délaissa le latin pour s’emparer du toscan, alors considéré comme langue vulgaire ? Voilà un mystère dont les linguistes discutent encore, mais cela ne minore en rien l’impact de ce choix sur la littérature croate. Après avoir prouvé toute sa vigueur en chantant l’amour et l’érotisme, Sisko Menčetić succombera au couperet de la grande peste à un âge avancé.
Son quasi-contemporain Dzore Drzić (1461-1501) est lui aussi considéré comme l’un des pères fondateurs de la langue et de la littérature croates, bien qu’il ait évolué dans un autre registre. Issu du peuple, citoyen respectable et ayant embrassé une carrière ecclésiastique, il appartient également au courant humaniste et s’ingénia lui aussi à écrire des poèmes d’amour, bien qu’il accordât à celui-ci une dimension spirituelle qui, de prime abord, ne transparaissait pas dans l’œuvre de son confrère. Pour le dire en un mot, le portrait de la femme idéale qu’il esquissa tenait plus de la Béatrice de Dante que de la Laure de Pétrarque, comme le souligna si justement Louis Léger (1843-1923), universitaire français spécialiste des langues slaves, dans l’un de ses ouvrages savants. Les Pjesni lijuvene de Dzore Drzić furent en tout cas certainement très prisés des Ragusains car ils trouvèrent bonne place dans l’anthologie qu’établit Niksa Ranjina (1494-1582) après sa mort. Ce recueil, qui porte le nom de celui qui l’agença, comporte deux parties : la première contient des poèmes d’auteurs mineurs ou sont peut-être pour certains des retranscriptions de la tradition orale, la seconde – la plus importante : 610 textes sur 800 – répertorie des poèmes de Sisko Menčetić, Dzore Drzić et Mavro Vetranović (1482-1576), moine bénédictin, prolifique et patriote. La difficulté est que le nom des écrivains n’est pas précisé, les textes sont classés en suivant l’ordre alphabétique des premiers mots qui les composent, ce qui n’enlève rien à l’infinie valeur de ce manuscrit mais laisse ouvertes quelques questions. Ce document fit l’objet de deux éditions critiques, en 1870 et en 1937, mais fut malheureusement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. Niksa Ranjina, qui aurait débuté son travail de collecte dès la prime adolescence, rédigea par ailleurs une chronique de sa ville : Annali di Ragusa (1522).

Multiplication des genres

Outre sa poésie, Dzore Drzić écrivit également un « églogue », sorte de poème pastoral qui souvent prend la forme d’un dialogue entre deux bergers. Ce texte, Radmio i Ljubmir, est donc volontiers considéré comme à l’origine du théâtre croate, un genre que son neveu, Marin Drzić (1508-1567), développa activement. Sa vie a tout d’un roman et est plutôt bien documentée, elle fut faite de voyages, de procès de toutes sortes et de quelques dettes, mais aussi d’un attrait certain pour les relations humaines et, plus spécifiquement, pour la scène puisqu’il apparaît qu’il officia également en tant qu’acteur. Sa première comédie, Pomet, imaginée vers 1548, a disparu bien que l’on sache qu’elle fut jouée et qu’elle donna son nom à sa compagnie théâtrale. Même si une seule de ses pastorales fut publiée de son vivant (Tirena, à Venise en 1551), des fragments de son œuvre ont traversé les siècles (Dzuho Krpeta, Grizula, etc.). Elle donne à voir l’image d’un Marin Drzić bon vivant, qui n’hésitait pas à faire preuve d’un humour féroce pour mieux critiquer la société dans laquelle il évoluait. Pour preuve, sa pièce Skup (1555) – publiée en français par les éditions Prozor en 2019 – croque la figure d’un avare, un bon siècle avant que Molière ne tire le portrait de son propre Harpagon en 1668.
De son parfait contemporain, Petar Zoranić, né à Zadar en 1508 et peut-être décédé à Raguse entre 1548 et 1569, il est dit qu’il écrivit le premier roman de son pays : Planine, imprimé à Venise en 1569. D’inspiration pastorale car elle campe la vie rêvée d’un berger, Zoran, l’histoire se fait bientôt allégorie de la Croatie et recension de ses mythes fondateurs, devenant ainsi message patriotique qui anticipera de plusieurs siècles le mouvement nationaliste « illyrien » qui se développera au XIXe siècle. Pour l’heure, la Raguse du XVIe siècle voit encore naître plusieurs poètes au titre desquels il faudrait citer Nicolas Naljesković (v. 1500-1587), Dinko Ranjina (1536-1607), Dinko Zlatarić (1558-1613) qui fut en outre un traducteur d’exception, et surtout Stipejo Durdević (1579-1632) qui est associé au baroque.

Ce courant s’épanouit tout particulièrement à Raguse, ce qui hisse la ville au rang de centre culturel majeur du pays. Il s’incarne notamment en la figure d’Ivan Gundulić dont les poésies, épique pour Osman et religieuse pour Les Larmes du fils prodigue, font la joie de ses concitoyens et assure sa grande renommée. La meilleure preuve de la pérennité de celle-ci est la statue qui le représente et qui a été inaugurée en juillet 1893 sur l’une des places centrales de la ville, elle est le fruit du travail du sculpteur Ivan Rendić (1849-1932). Pour autant, un autre écrivain, Ivan Bunić Vučić (1592-1658), n’est pas en reste puisqu’il est habituel d’entendre que son Plandovanja a révolutionné dans une large mesure l’esthétisme de la littérature croate et introduit de nouveaux thèmes majeurs. Quant à Junije Palmotić (1606-1657), même s’il use de motifs mythologiques, c’est bien de sa ville dont il décrit les arcanes dans une œuvre où il n’hésite pas à convoquer des héros serbes, invitant par là même à une certaine unité slave. Enfin, Vladislav Menčetić (Radonja, Tuzba Radmilova cijeć Zorke vile) contribue lui aussi à cet âge d’or baroque, voire patriotique (avec Trublja slovinska, 1665), ce qui s’explique par ces temps difficiles. Il ne serait pourtant pas possible de conclure sans citer Petar Kanavelić (1637-1719) qui, même s’il n’était pas originaire de Dubrovnik, entretint de forts liens avec la cité et avec ses intellectuels en intégrant l’Akademija ispraznih créée vers 1690. Outre le fait que ses écrits annoncent la période moderne, ils en font aussi l’un des écrivains les plus importants de cette période de l’histoire littéraire de son pays car il sut déployer son talent sous de nombreuses formes (poésies d’amour, lyriques, satiriques, louanges). Il faudrait veiller, tout au moins, à mentionner les textes consacrés à sa ville de cœur : Grad Dubrovnik vlastelom u tresnji (1667), qui évoque le terrible tremblement de terre survenu l’année de sa parution, ou encore Dubrovnik sloboden harača na blagdan ruke svetijeh Vlasi (1695), qui raconte la réconciliation avec Constantinople.

Des Lumières à l’époque moderne

D’aucuns pourraient prétendre que la Dubrovnik littéraire a alors connu ses plus belles années et qu’elle devra désormais céder le pas face à d’autres cités, quelques écrivains ont pourtant entretenu cette vivacité au fil des siècles à venir. Ainsi, Roger Joseph Boscovich (1711-1787), prêtre jésuite féru d’astronomie et de philosophe, se fit le parfait représentant des Lumières et le digne émissaire de sa ville natale au cours d’une existence bien remplie qui s’acheva à Milan après qu’il eut acheté sa nationalité française. Pour sa part, Ivo Vojnović, qui par le jeu des fluctuations politiques naquit en 1857 dans une Raguse appartenant à l’empire d’Autriche et décéda en 1929 dans une Belgrade du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, est considéré comme un très grand dramaturge et comme le chantre des courants modernes, du réalisme au symbolisme. Il entrera en littérature quand sa nouvelle Geranium paraîtra en 1880 dans la revue Vijenac et ne cessera alors de surprendre et d’innover, tout d’abord avec sa poésie (Lapadski soneti) puis surtout avec son théâtre, dont la fameuse Trilogie de Dubrovnik à retrouver en français encore une fois aux éditions Prozor. Ces trois pièces – Allons enfants !, Crépuscule et Sur la terrasse – se lisent, ensemble ou séparément, comme des instantanés de l’histoire de la ville : l’arrivée des troupes napoléoniennes, l’amour d’une femme de l’aristocratie déchue, et la bascule dans le XXe siècle. Ce dernier, justement, verra aussi éclore le talent de Vesna Krmpotić (1932-2018) qui sera couronnée en 1999 par le prestigieux prix Vladimir Nazov décerné par le ministère de la Culture. Malheureusement difficile à trouver en français, son œuvre peut s’enorgueillir de contenir le plus grand recueil de poèmes du monde : 108 x 108, composé de 11 664 textes ! Vesna Krmpotić composa en outre Brdo iznad oblaka, sa poésie la plus célèbre, et Bhagavatar, que lui inspira sa passion pour l’Inde. Il faudra de plus saluer la mémoire de Milan Milisić, « poète-troubadour », qui perdit la vie le 5 octobre 1991 dans la maison qui l’avait vu naître en 1941, victime d’une grenade symbolisant parfaitement l’explosion de la Yougoslavie. Enfin, Luko Paljetak semble posséder tous les talents : diplômé en philosophie, traducteur émérite de Joyce ou de Shakespeare, auteur dramatique, il a aussi composé des textes de chansons – pour enfants et pour adultes – qui sont devenues de véritables tubes. À en croire cet étonnant parcours, Dubrovnik réserve encore bien des surprises !