L'Âge d'or
Il est curieux de constater que la Cathédrale de Cracovie héberge tout autant les os du dragon légendaire que la dépouille de certains des plus grands poètes du pays. Toujours est-il que les premiers ouvrages qui mentionnent la ville oscillent eux aussi entre fiction et réalité. Elle est ainsi tout d'abord citée par Ibrahim ibn Ya'qub, grand voyageur né au tout début du Xe siècle en Catalogne, qui la décrit comme une grande ville commerçante dans son Livre des Routes et des Royaumes. Elle réapparaît ensuite dans le manuscrit Vie de Méthode consacré au saint et à son frère, Cyrille, les inventeurs de l'alphabet glagolitique qui servira de base au cyrillique. Il y est dit que Cracovie était la capitale de l'état fondé par les Vislanes, la tribu slave qui occupait la région depuis le VIIe siècle. Puis, c'est un document inestimable, mais retrouvé complètement par hasard dans des archives ecclésiastiques, qui rappelle le baptême en 966 de Mieszko Ier, le premier souverain polonais, et l'importance de la Cracovie d'alors. Ce manuscrit, Dagome Iudex, est sans doute l'œuvre d'un moine copiste – bien peu méticuleux au vu des nombreuses coquilles – qui au XIe siècle donna un résumé d'un acte plus ancien plaçant la Pologne sous la protection du pape Jean XV. Enfin, Wincenty Kadlubek, qui fut l'évêque de Cracovie de 1207 à 1218, raconta notamment la légende de Krakus dans sa Chronica Polonorum, un ouvrage en langue latine qui possède par ailleurs une grande valeur historique car il récapitule les événements ayant marqué les débuts du Royaume de Pologne. Cette chronique médiévale contient également une biographie romancée de Stanislas de Szczepanów, l'évêque de Cracovie que le roi Boleslaw II aurait étranglé de ses mains en 1079 sur l'autel de l'église de Skalka (quartier Kazimierz) pour une sombre histoire de vengeance ou de jalousie. Érigé en martyr, Stanislas est désormais le saint patron de la Pologne. Bogurdzica, chant religieux qui servit d’hymne national, a sans doute été composé en son honneur entre le XIe et le XIIIe siècle. Ce texte fondateur est en tous cas considéré comme l'un des premiers textes littéraires polonais.
Tout juste remise des attaques tartares qui ont failli la détruire en 1241, Cracovie renaît avec force, en témoigne le fait que c'est au château de Wawel qu'est donnée à la fin du XIIIe la première traduction en polonais d'un texte biblique. Ce Psautier tient son appellation du monastère où il a été découvert en 1827 – Saint-Florian, en Autriche –, il a depuis été rapatrié dans son pays d'origine. C'est à Cracovie – encore ! – qu'est fondée en 1364 une Académie qui restera jusqu'au XVIe siècle la seule université du pays. Créée par Kazimierz le Grand, elle prendra au XIXe siècle le nom de Jagellon, en hommage au roi Wladyslaw qui entérina définitivement son existence en 1400. Centre névralgique de la vie culturelle, elle accueillit les plus grands intellectuels durant tout l'Âge d'or qui en Pologne perdura jusqu'au XVIIe siècle. Élèves ou professeurs, il faudra quoiqu'il en soit veiller à ne pas les cantonner au plus célèbre d'entre eux, Nicolas Copernic, puisqu'elle vit également passer entre ses murs des hommes aussi illustres que Matthieu de Cracovie (env.1335-1410) ou Stanislaw de Skarbimierz (env.1360-1431), connus tous les deux pour leur sermon, un genre particulier où les hommes de foi s'interrogeaient sur des questions de société, notamment la loi, en prônant la tolérance et l'égalité. L'Université eut également comme recteur Pawel Wlodkowic (1370-1435) qui défendit le droit de propriété des païens et s'opposa au prosélytisme forcené et violent, et comme élève Jan Dlugosz (1415-1480), futur chanoine et diplomate ayant rédigé une colossale Histoire de la Pologne en 12 volumes, précieuse source d'informations sur son pays. Citons encore, au titre des Humanistes, le grand poète allemand Conrad Celtes (Quatuor Libri Amorum, 1502) qui créa la société savante Sodalitas Litterarum Vistulana en 1488, et le philosophe Laurent Corvin.
L'époque connaît également la révolution de l'apparition de l'imprimerie, un procédé initié à Cracovie par le Bavarois Kasper Straube en 1473 qui met sous presse l'année suivante un Almanach cracoviense ad annum 1474, et qui fait rapidement des émules : Jan Haller publie à sa suite Les Statuts du Royaume de Pologne, puis Schweipolt Fiol est le premier au monde, en 1491, à réaliser des impressions en caractères cyrilliques. Deux anciens élèves de l'Université de Cracovie contribuent également à faire évoluer la langue polonaise : Mikolaj Rej (1505-1569) et Jan Kochanowski (1530-1584). Le premier naît en 1505 dans une famille noble et sera amené à devenir député de la République des Deux Nations, il fera surtout le choix de délaisser le latin – qu'il maîtrisait pourtant parfaitement et qui était en usage depuis la christianisation du pays – au profit du polonais. Il produira une œuvre éclectique, se faisant tour à tour piquant dans Court débat entre un seigneur, un maire et un curé, moralisateur dans Le Marchand, figure du jugement dernier, ou sensible dans Portrait véridique de la vie d'un homme vertueux, ce qui lui vaudra d'être considéré comme « Père de la poésie polonaise », un hommage qu'il se disputera avec Jan Kochanowski. Ce dernier, quant à lui, a vu le jour en 1530, également dans un milieu aisé. Grand voyageur ayant largement sillonné l'Italie, c'est là qu'il prendra la plume pour s'essayer à la poésie, en latin et en polonais. Son influence a surtout été notable d'un point de vue linguistique, il a en effet contribué à fixer des normes et une versification très rigoureuse, modernisant ainsi durablement la langue. Son recueil Thrènes, écrit suite au décès de sa fille, tient un rôle fondamental dans l'histoire de la littérature polonaise.
Déclin et renouveau
À dire vrai, il faudra attendre la toute fin du XVIIIe pour que naisse un poète qui aura un tel impact sur la langue polonaise, bien que le pays ait connu entretemps une belle période baroque – portée en particulier par Jan Andrzej Morsztyn, né en 1621 près de Cracovie et l'auteur de Luth, remarquable exemple du courant sarmatiste spécifique à la Pologne – et des Lumières qui virent l'épanouissement du théâtre. Ce grand poète, c'est Adam Mickiewicz (1798-1855) dont le corps repose désormais dans la crypte de la cathédrale de Wawel. Il incarne pleinement le Romantisme, dans le sens le plus politique du terme. En effet, trois ans avant sa naissance a été démantelée la République des Deux Nations et la Pologne est déjà le jouet des puissances extérieures qui se la partagent impunément. Adam Mickiewicz s'essaiera à creuser plusieurs veines poétiques avant de trouver son épanouissement en 1820 avec L'Ode à la jeunesse, œuvre radicalement romantique qui ne paraîtra que bien plus tard, étant jugée trop révolutionnaire. Son second recueil, Grażyna (1823), achèvera de lui conférer son rôle de chef de file du mouvement et de l'inscrire à jamais dans l'histoire des lettres polonaises. Henryk Sienkiewicz (1846-1916) sera lui aussi violemment attaqué – voire censuré par la Russie – pour ses romans à la portée patriotique, il lui sera alors interdit d'écrire sur l'histoire de son pays. Cela ne l'empêchera ni de connaître un immense succès international avec Quo vadis ? qui lui vaudra d'ailleurs le Nobel de Littérature en 1905, ni de réitérer en publiant en feuilletons dans les journaux Krzyżacy publié en français en deux tomes (Les Chevaliers teutoniques et Les Remparts de Cracovie).
En 1869, s'installent à Cracovie un père et son fils de 12 ans, Józef Teodor Konrad Korzeniowski. Si celui qui gagnera la postérité sous le nom de Joseph Conrad pour ses nombreux romans (Lord Jim, Au Cœur des ténèbres, Typhon, La Flèche d'or…) ne fera que rarement mention de la ville qui l'avait vu grandir, celle-ci ne lui en tiendra pas rigueur et continuera de cultiver sa mémoire tout autant que son admiration. En cette même année, Cracovie voit naître Stanisław Wyspiański, artiste aux multiples casquettes – de la peinture à la mise en scène, de l'écriture à l'architecture – qui deviendra la figure de proue du mouvement dit de la « Jeune Pologne ». Ce renouveau, qui se déploiera dans tous les arts à la toute fin du XIXe siècle, et tout particulièrement à Cracovie, pourrait être qualifié de Moderniste. Il était issu du choix de « l'art pour l'art », en violente opposition à une société jugée « fin de siècle », tant par les valeurs qu'elle prônait – capitalisme, domination de la bourgeoisie – que par l'angoisse qui l'étreignait. Le talent de ces écrivains d'un nouveau genre se cristallisera dans la revue Życie entre 1897 et 1900, sous l'impulsion et la direction de Stanisław Przybyszewski, éminent représentant du décadentisme.
Hélas, cette effervescence, qui avait presque réussi à se faire optimiste, sera rattrapée par la guerre, la première tout d'abord, mais surtout la seconde qui à Cracovie rimera avec ghetto, l'un des cinq instaurés par le Troisième Reich en Pologne. De ces années sombres subsistera l'histoire d'un homme non juif qui décidera pourtant de rester sur place quoi qu'il en coûte. Tadeusz Pankiewicz a livré ses mémoires et le fruit du journal qu'il a tenu jour après jour pendant la guerre dans La Pharmacie du ghetto de Cracovie qui a été traduit en français par les éditions Solin. La Seconde Guerre Mondiale sera également au cœur du travail de Michel Borwicz, né Maksymilian Boruchowicz en 1911 à Tarnów, non loin de Cracovie, et mort à Nice en 1987. Il participera activement à l'Armia Krajowa, Résistance polonaise, puis exercera un véritable devoir de mémoire en collectant de nombreuses archives et en publiant des recueils de témoignages, dont Écrits des condamnés à mort sous l'occupation nazie, toujours disponible en version numérique chez Gallimard. Enfin, il ne serait pas possible de parler de la Cracovie littéraire sans évoquer celle qui n'y est pas née mais y a passé la majeure partie de sa vie, Wisława Szymborska, poétesse majeure couronnée par le Prix Nobel de Littérature en 1996. Son œuvre sera à l'image de l'histoire de son pays, d'abord très imprégnée par le réalisme socialiste elle finira par s'en affranchir et se fera d'autant plus libre et critique envers un régime qui ne cédera place définitivement à une république indépendante qu'en 1989 seulement. Les poèmes que Wisława Szymborska a écrits entre 1957 et 2009 se découvrent en français dans la collection Poésie de Gallimard sous le titre De la mort sans exagérer.