Les origines
Il est difficile pour nous d'imaginer la profondeur des racines qui unit le peuple juif à Cracovie. En fait, c'est même à un Juif que l'on doit l'inscription de la ville dans les annales de l'histoire, quand le voyageur Ibrahim ibn Ya'qub (Abraham ben Jacob, un Juif, ou converti d'origine juive originaire de la lointaine Andalousie) visite celle qui s'appelle alors Karkwa, autour de 966. À l'époque, la cité n'est qu'une petite bourgade commerciale, qui ne fait même pas encore partie de la Pologne dont elle deviendra la ville royale. C’était la capitale du peuple des Vislanes, alors tributaires de la Grande Moravie (le grand royaume des Tchèques). À ce moment-là, il n’y a pas de communauté juive à Karkwa, le centre confessionnel se trouve à Prague. Cependant, Cracovie fait partie d'un réseau commercial qui ne fera que se renforcer et deux siècles plus tard, vers la fin des années 1200, on voit les premiers signes d'une présence juive dans la ville. Mais ce n'est finalement pas à Cracovie que la majorité de l’histoire de ces Juifs va s'écrire.
Kazimierz : une ville pour le peuple juif
La véritable histoire des Juifs de Cracovie commence hors des murs de la ville. Le grand roi Casimir III, à partir de son couronnement en 1333, va fonder près de soixante-dix villes dans son royaume. En 1335, la première et plus grande de ces nouvelles villes sera Civitas Kazimiriensis ou bien « ville Casimir ». Cette nouvelle ville réunit trois villages préexistants et est séparée de Cracovie par un bras de la Vistule, aujourd'hui asséché. Pour peupler la cité, qui est à peine plus petite que sa capitale (50 ha contre 65 ha pour Cracovie), le roi se tourne vers les Juifs, persécutés dans tout le reste de l'Europe mais tolérés dans son royaume depuis près d'un siècle. La légende veut que cette décision ait été prise par amour : on prête au roi une liaison avec une femme juive, Esterka, qui l'aurait poussé à étendre sa protection aux israélites. Malheureusement, cette histoire est fausse, apparue un siècle après la mort de Casimir.
La légende d’Esterka
Nous avons tellement de détails et d’anecdotes sur la vie d’Esterka qu’il est très surprenant d’apprendre qu’elle n’a jamais existé. C’est un personnage fictif, né de légendes du folklore local, qui a pris vie au fur et à mesure des années. D’ailleurs, l'ambiguïté autour de la belle Juive est maintenue de nos jours et de nombreux lieux, musées ou tours-opérateur mélangent volontiers cette histoire avec des faits historiques, sans trop se soucier de vous dire ce qu’il en est vraiment. Vous trouverez autour de Cracovie de nombreux mémentos à son nom : une maison où elle aurait vécu (au 46 ul. Krakowska), un passage secret sous le Wawel que le roi aurait emprunté, son lieu de dernier repos… Il y a même une rue Esterka à Kazimierz, la seule rue du quartier qui porte le nom d’une femme. Alors d’où nous vient ce conte et pourquoi est-il devenu si populaire ? On trouve plusieurs explications. La première pointe du doigt les similarités entre l’histoire d’Esterka avec son patronyme biblique, Esther. Les deux femmes, belles, séduisantes et d’origine juive, attirent le regard d’un roi puissant (du côté d’Esther, c’est le roi perse Assuérus, soit Xerxès Ier) qui, au nom de leur amour, accueille les Juifs dans leur royaume. Cette légende séduit aussi parce qu’elle renvoie à la relation inégale entre les peuples juifs et polonais. Malgré des siècles passés sur les terres polonaises, les Juifs sont d’éternels invités, soumis au bon vouloir et au plaisir du roi, de la même façon que le serait sa maîtresse. Enfin, le succès d’Esterka à l’époque moderne doit aussi à l’inspiration qu’elle a donnée à de nombreux artistes juifs qui en ont fait un sujet classique.
Mais quelle est donc l’histoire d’Esterka ? Elle commence à Opoczno, dans la maison du pauvre tailleur Rafael, son père. Esterka était d’une beauté et d’une intelligence sans égales, nous dit-on, ce qui lui a valu le regard, puis l’amour et le respect du roi qui passait par là après une chasse. Très vite, la jeune femme va s’installer à la cour, vivre à ses côtés… Ou alors vivre dans une maison en ville ? Ou bien dans un château ? Même deux !, construits pour elle par son galant et reliés par un passage secret aux appartements royaux. La légende dit que, alors que Casimir est le dernier de sa dynastie et aura quatre épouses différentes, Esterka sera la seule qui lui donnera des enfants (quatre en tout). Les deux premiers, Pelko et Nemir, sont des garçons, baptisés et élevés dans la tradition catholique. Les deux jeunes princes auront même des responsabilités et iront fonder leur propre famille (de nombreuses familles nobles s’enorgueillissent de cette origine). Pelko s’occupera des bonnes relations commerciales entre les communautés marchandes de Cracovie, Nemir, lui, ira fonder un ordre de chevalerie en Ruthénie (Ukraine, Biélorussie actuelle) en 1363. Les deux filles du couple seront, elles, élevées dans la tradition juive et n’auront pas autant d’attention populaire.
La fin de l’histoire est plus floue. Une version est tragique : Casimir se serait finalement lassé de sa maîtresse au profit d’une autre et la belle Juive se serait suicidée par dépit. Une autre version lie faits historiques et fiction : après la mort de Casimir, au moment de sa succession, une série d’attaques antisémites ont eu lieu dans le pays. Esterka aurait trouvé la mort aux mains d’une foule qui se serait introduite chez elle.
Une dernière version, enfin, voit cette femme mourir dans la fleur de l’âge et être enterrée sur les ordres du roi dans un tumulus funéraire qui portait son nom au large de la rivière Rudawa, à quelques kilomètres du centre-ville de Cracovie.
Kazimierz dans le monde juif
Les juifs habitent des shtetl, avec leurs représentants et leur tribunal pour les conflits avec les catholiques. À Kazimierz, la partie juive est axée autour de l’Ulitza Szeroka et de la vieille synagogue, tandis que la partie chrétienne est centrée sur la place de l'hôtel de ville (aujourd'hui musée d’ethnographie) entourée d'églises : la Plac Wolnica.
Les communautés les plus grandes deviennent politiquement autonomes. À Kazimierz, c'est le cas après l'Oppidum Judaeorum donné en 1495. La partie juive s'entoure de murailles (encore visibles) qui la sépare des catholiques. En 1564, elle obtient le privilège de non tolerandis christianis, soit d'exclure les chrétiens de leur partie de la ville en leur interdisant l'accès à la propriété.
Ainsi, Kazimierz est devenu un centre de la culture juive, sans jamais qu'ils ne dépassent 50 % de la population. C’est au XVIe siècle que ce système atteint sa pleine maturité.
Kazimierz dans le royaume
Avec une implantation aussi proche de la ville royale, la communauté juive de Cracovie va devenir membre important du Yiddishland. Qu’est-ce que le Yiddishland ? Pour résumer, c'est le surnom qu'on donne aujourd'hui au « pays sans frontières », où les Juifs de Pologne, de Lituanie, de Biélorussie, d’Ukraine, de Roumanie et de Hongrie vont prospérer et provoquer une Renaissance du yiddish, leur langue et leur culture. Ce renouveau est possible grâce à la couronne polonaise qui encourage l'indépendance juive et protège leurs droits depuis le statut de Kalisz, un texte fondateur édicté en 1264. Les Kahal, les plus influentes des communautés, élisent des représentants pour un « parlement des peuples juifs » : le Conseil des quatre pays ou Va’ad Arba Arastsot. Au plus fort de son influence, ce Conseil négocie directement avec le roi et le parlement pour lever des impôts sur les Juifs et défendre leurs droits. Les juifs au sein de la République polonaise se réfèrent directement au roi et échappent à la juridiction des nobles et autres autorités féodales. C’est ce qui s'apparenterait le plus à un État pour les Juifs depuis leur départ de la Palestine, il y a plus de mille ans.
Un âge d’or
Entre 1560 et 1700 l'âge d’or de Kazimierz est en fait un âge d’or partagé avec les catholiques, à Cracovie et dans le reste de l’union de Pologne-Lituanie. Le système de communautés, en apparence hermétique et peu amical, cache en réalité de nombreux échanges, mariages interconfessionnels, entreprises commerciales et initiatives artistiques et scientifiques. Ces échanges n'existent aujourd’hui que par fragments précieusement conservés dans les musées du quartier, la mémoire humaine ayant été détruite par la Shoah. Pour le monde juif, un des apports les plus importants de Kazimierz est celui du rabbi Remuh. Grand kabbaliste, philosophe, maître du Talmud, il est considéré comme le plus grand rabbin ashkénaze. Ses enseignements vont pouvoir s’imposer à travers toute l'Europe par la yeshiva (école talmudique) fondée à Cracovie et sa tombe à la vieille synagogue, qui a miraculeusement échappé aux nazis, est toujours un lieu de pèlerinage juif.
Cracovie avant la Shoah
Suite aux partitions de la Pologne au XVIIIe siècle, Cracovie rejoint l’Empire austro-hongrois. En 1800, Kazimierz et Cracovie sont réunies et les Juifs des deux villes sont forcés de vivre dans le quartier communautaire. En 1860, le pouvoir met fin à la discrimination des Juifs et ils sont à nouveau libres de s’installer où ils le souhaitent. Les pauvres restent dans l’enclave tandis que les nantis s'installent dans les beaux quartiers. Si vous êtes attentif, vous pouvez voir ici et là la marque que les mezuzahs juives ont laissé sur les chambranles de portes, principalement autour de l’Uliza Miodowa.
Ainsi, avant la Seconde Guerre mondiale, Cracovie comptait une minorité juive importante et dynamique. Selon le dernier recensement de la population de la ville avant la guerre, en 1931, 55 000 Juifs habitaient Cracovie, soit 25 % de la population de l’époque dans cette cité comptant 250 000 habitants.
Prémonitions
Parmi les célébrités juives de Cracovie, on compte le grand artiste, musicien et poète yiddish Mordechaï Gebirtig, né à Kazimierz et tué par les nazis dans le ghetto de Cracovie lors de l'aktion du jeudi sanglant, le 9 juin 1942. De son œuvre, on retient la chanson Unzer Shtetl brent (« Notre shtetl brûle »), qui allait devenir un hymne pour tous les résistants juifs à la barbarie nazie et le cri de ralliement des résistants du ghetto de Cracovie : « Il brûle, petit frère, il brûle ! Oh, notre pauvre shtetl brûle. »
Tragique et mélancolique, ce poème chanté est devenu un des textes mémoriels les plus utilisés lors des commémorations post-1945. Seulement, il n’a pas été écrit pour l’occasion mais fait référence à la vague de pogroms attisés par le nationalisme polonais entre 1935 et 1937. Ainsi, il est à la fois une prémonition des drames à venir et du réveil de l’antisémitisme polonais dans cet ancien sanctuaire juif.
La déportation des Juifs
En 1945, à Cracovie, on trouve moins de 3 000 Juifs. En moyenne, ce sont 35 personnes qui trouvent la mort chaque jour ou quittent la ville pour ne plus jamais y revenir. À son arrivée dans la ville, l’occupant nazi entreprend de rafler et d’expulser 35 000 Juifs hors des murs, vers les camps de travaux forcés et d’extermination. Les rafles avaient lieu en pleine journée à une heure et une date déclarées publiquement. La population juive, avec bagages et meubles, se rendait sur place en bon ordre accompagnée des forces de l’ordre. Toutes les places publiques du sud de la ville ont vu passer ces scènes de rafles. Les Juifs cracoviens raflés ont principalement été envoyés à Płaszów, lieu de la célèbre usine de Schindler et camp d’extermination après 1942. Les reste, environ 15 000 Juifs, fut envoyé le 3 mars 1941 dans le quartier de Podgórze. Ici, on y installa leur ghetto.
Le ghetto de Cracovie
Installés dans des conditions inhumaines, les Juifs étaient tenus à un régime de travaux forcés très soutenus dans des ateliers et usines, en échange de quantités minimes de nourriture et de soins. À Cracovie, le ghetto était entouré d’un mur maçonné érigé en 1940, surmonté d’une forme de matzevot — la pierre tombale juive — et entouré de barbelés. Un morceau encore debout se trouve au 27, Uliza Lwowska. La communauté collabore avec l’occupant via son Judenrat (conseil juif, désigné par les juifs eux-mêmes) et est encadrée par sa propre police, dont les 200 membres (siégeant au 1 Rynek Podgórsk) en 1942 ont raflé et déporté en une nuit 5 000 coreligionnaires. Puis, en une journée, du 13 au 14 mars 1943, le reste du camp est liquidé par la SS vers Płaszów et 2 000 Juifs sont exécutés sur place. Fait exceptionnel, les nazis ont laissé un « aryen » travailler dans le ghetto. Sa pharmacie de l’Aigle, Plac Bohaterów Guetta, devient rapidement un lieu de résistance.
L'expérience communiste
Malgré l'expérience nazie, le régime soviétique en Pologne a poursuivi les tendances antisémites de la politique d’avant-guerre. Des campagnes antisémites venues de Moscou, alors en plein stalinisme, vont cibler les Juifs survivants en les accusant d’être des cosmopolites et des bourgeois. Pour se concilier les Polonais réfractaires à l’URSS, Moscou place Gomułka, héros national, à la tête du parti. Celui-ci s’associe à la religion catholique et s’allie avec le clergé en remettant au goût du jour la dimension catholique du nationalisme polonais. Alors que son régime devient de plus en plus autoritaire, les étudiants se mobilisent en masse. Gomułka décrète que ce mouvement est « sioniste impérialiste » et déclenche une vaste répression, accompagnée d’une grande purge antisémite. Ainsi, la quasi-totalité des Juifs de Pologne qui avaient survécu à l’Holocauste, dont bon nombre d’intellectuels, sont arrêtés, expulsés ou s’enfuient en Israël.
Une difficile mémoire
Si les violences entre Juifs et Polonais ont toujours existé, les accès antisémites du nationalisme polonais laissent un arrière-goût amer chez les Juifs qui considèrent encore la Pologne comme la terre de leurs ancêtres. À ce problème de fond, s’ajoute la question des collaborateurs polonais pendant la Shoah, que la Pologne refuse tout bonnement de traiter. Ainsi restent les tabous qui empêchent les Juifs, les Polonais ou les Juifs-Polonais de célébrer la richesse de leur héritage commun. Ces dernières années, le PiS au pouvoir, tenté par le révisionnisme, a même aggravé cette fracture. Malgré tout, Cracovie fait peu à peu renaître sa culture juive. Alors qu’une centaine de Juifs, dont une majeure partie immigrée, font revivre la communauté religieuse, le Centre communautaire (JCC), majoritairement non juif, anime la vie culturelle. Malgré leurs désaccords, ces groupes permettent aux Cracoviens de renouer avec une identité qui leur a été arrachée.