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Héritage colonial

Face à cette page presque blanche qu’est Singapour à son arrivée, Sir Stamford Raffles voit l’occasion d’y dessiner les contours d’une cité idéale. Dans la plus pure tradition anglaise, il planifie les différents quartiers de la ville selon leurs fonctions. Le point focal de cette cité idéale est le Civic Square, inspiré des grands Padang malais, vaste esplanade destinée aux parades et aux manifestations du pouvoir. C’est autour de ce centre ordonnateur que s’érigent les grands édifices de l’administration coloniale. En parallèle, Raffles met en place des normes visant à donner à la ville cohérence et uniformité. Les édifices de la zone urbaine doivent être construits en maçonnerie et disposés en ordre continu le long des voies rectilignes se croisant à angle droit. Raffles édicte également des normes en matière de largeur des voies, nombre de bâtiments par îlots, hauteur et largeur des édifices. Ces derniers doivent impérativement ménager, côté rue, un passage couvert mais ouvert en permanence prenant la forme d’arcades protectrice contre le soleil et la mousson. Ce passage est connu sous le nom de Five Foot Way.

Le grand architecte de l’époque est George Drumgold Coleman qui popularise les styles néoclassique et néo-palladien, empruntant aux canons antiques leur monumentalité, leur recherche d’harmonie et de symétrie, et leur art du décor tout en colonnades. Les plus célèbres représentants de ce style sont le City Hall et la Cour Suprême, réunis aujourd’hui par un voile de verre et d’acier signé Jean-François Milou et abritant la National Gallery. En parallèle de ce classicisme, l’éclectisme très à la mode durant l’époque victorienne fut également utilisé comme le prouvent l’église arménienne, Armenian Church, baptisée Saint-Grégoire-de-l’Illuminateur ou bien encore le bâtiment accueillant le National Museum of Singapore tout en dômes et richesse ornementale. En matière résidentielle, la période coloniale voit naître de grandes demeures aux allures de palais antiques (mais empruntant toutefois quelques éléments aux cultures asiatiques comme les toits en pagode) à l’image de la très impressionnante Beaulieu House ou bien encore du plus légendaire des édifices coloniaux, le Raffles Hotel avec ses sublimes colonnades en marbre, sa véranda en teck et ses majestueux escaliers.

En parallèle, Singapour se dote également d’élégants bungalows. Ces derniers tirent leur nom du bangala, la cabane des populations du Bengale dont les Anglais se sont inspirés. Structure surélevée sur des fondations en maçonnerie (généralement des murs en brique ou en ciment recouverts de chaux), porches en saillie avec arches et colonnes classiques, hauts plafonds, larges vérandas, toits en croupe, beaux escaliers de bois et balustrades en fonte, décor et mobilier en marbre, céramique et bois précieux… telles sont les caractéristiques de ces bungalows dont les plus célèbres sont dits « en noir et blanc » du fait de leurs murs blanchis à la chaux d’où ressortent des éléments en bois foncé ou rehaussés de peinture noire. Au début du XXe siècle, l’architecture coloniale délaisse les courants historisants pour se tourner vers la modernité de l’Art déco tout en épure et en volumes géométriques simples. C’est notamment le cas dans l’architecture commerciale et industrielle (Usine Ford, aéroport de Kallong…) Avec leurs auvents en saillie aux allures de nageoires faisant office de protection contre le soleil, et leurs mâts et autres balcons aux formes arrondies, les silhouettes de nombreux édifices ne sont pas sans rappeler des navires !

Joyaux multiculturels

Parmi les grandes cultures qui ont dessiné le visage de Singapour se trouve d’abord la culture malaise. La ville conserve d’intéressants exemples de maisons traditionnelles. Les kampong sont les maisons de village construites sur pilotis. Leur ossature est faite de poteaux et poutres en bois dur. Les panneaux muraux, eux, sont réalisés en bambou tressé et le toit, à forte pente, est réalisé en chaume de palme. Les façades peuvent être ornées de panneaux en bois sculptés selon d’élégants motifs organiques. Les kelong sont des constructions offshores surtout utilisées par les pêcheurs. Elles ont la particularité de n’utiliser aucun clou mais uniquement du rotin pour relier les différents éléments de la structure en bois. Certaines sont reliées à la terre par des passerelles, tandis que d’autres peuvent être totalement flottantes. L’île de Pulau Ubin abrite encore de beaux exemples de cette architecture des origines. Aujourd’hui, l’influence malaise se lit surtout dans la présence de superbes mosquées, dont la plus ancienne, Masjid Sultan, la grande Mosquée du Sultan, impressionne par son somptueux dôme doré et ses murs recouverts de carreaux de mosaïques et d’inscriptions calligraphiques. Les ouvriers indiens qui contribuèrent à la construction des premières routes et infrastructures de la cité, principalement originaires d’Inde du Sud, s’installèrent dans différents quartiers, dont Little India, et firent souffler sur la cité un tourbillon de couleurs. Sculptures complexes, motifs peints à la main, décoration finement ciselée, couleurs chatoyantes… ouvriers et artisans indiens sont les maîtres de l’architecture décorative, comme le prouve le superbe Sri Mariamman Temple. Voyez son enceinte protectrice d’où émerge un gopura (tour-portail) aux étonnantes figures polychromes. Chinatown porte la marque de la très influente culture chinoise et de sa science ancestrale du Feng-Shui. Les marches en bois que l’on doit enjamber avant de pénétrer dans une maison sont là pour protéger des esprits rampants, tandis que les panneaux-écrans placés aux entrées et formant une sorte de chicane sont là pour barrer la route aux esprits avançant en ligne droite. Et les miroirs placés sur les encadrements des portes et fenêtres sont là pour renvoyer à l’esprit sa propre image et le faire fuir ! Elégants temples taoïstes, comme le Thian Hock Keng Temple et ses dragons protecteurs sur le faîte du toit ; et somptueux temples bouddhistes aux stupas (monuments funéraires) et statues de Buddha dorées, comptent également parmi les superbes témoins de la culture chinoise. Tout comme les shophouses, ces petits immeubles composés d’un rez-de-chaussée commercial et d’un étage résidentiel. L’administration anglaise taxant les constructions en fonction de leur largeur, les commerçants ont opté pour des façades étroites (3 à 5 m), qu’ils ont compensées par des longueurs pouvant atteindre 60 m ! Ces shophouses possèdent des arcades en façade, le fameux Five Foot Way, et s’organisent autour d’une ou plusieurs cours. Les premières shophouses étaient plutôt simples et réalisées en matériaux locaux. Puis progressivement, leur style s’est étoffé, notamment sous l’impulsion de la communauté Peranakan. Signifiant « ceux qui sont nés ici », le terme Peranakan désigne la communauté formée par les descendants des premiers immigrants chinois s’étant liés avec des femmes malaises, que l’on désigne également par le terme Baba Nyonya. Riche et prospère, cette communauté de commerçants a créé son propre style architectural que l’on pourrait résumer ainsi : échelle grandiose, décor somptueux. Souvent surnommé baroque sino-malais, ce style mêle des influences chinoises, malaises et occidentales dans une étonnante abondance décorative. Frises peintes ou sculptées sous les avant-toits en bois d’inspiration malaise ; carreaux de céramiques aux motifs géométriques ou floraux et tuiles vernies d’inspiration chinoise ; pilastres et colonnes antiques ornés de plâtrages décoratifs comptent parmi les grands attributs de ce style. Le Peranakan Museum, abrité dans la superbe Baba House, les très belles shophouses aux couleurs pastel de Koon Seng Road et d’Emerald Road comptent parmi les plus beaux exemples de cette culture sino-malaise. Au début du XXe siècle, certaines intégrèrent même des éléments Art déco, comme les jeux de courbes ou bien encore les motifs en zigzag. Bukit Pasoh Road en conserve de beaux exemples.

Naissance des logements collectifs

Au tournant du XXe siècle, Singapour fait face à une très forte croissance urbaine et démographique. De nouveaux bâtiments inspirés des shophouses sont alors construits pour accueillir jusqu’à 200 résidents, mais face à l’afflux constant de population, ils sont subdivisés en minuscules logements où s’entassent les habitants dans des conditions de grande insalubrité. Dans les années 1920, pour pallier ce problème, l’administration coloniale crée l’Architect Ordinance et le Singapore Improvment Trust qui établissent de nouvelles normes de salubrité et de confort. Mais cela ne suffit pas à endiguer le problème et en 1947 Singapour se voit même affublée du surnom de « plus grand bidonville du Sud-Est asiatique ». Pour remédier à cela, l’administration coloniale lance les premières grandes campagnes d’urbanisation avec création de grands ensembles modernistes et surtout de nouvelles villes satellites, à l’image de Queenstown. Mais c’est surtout à partir des années 1960 et sous l’impulsion du Premier ministre Lee Kuan Yew que cette politique de logement va connaître un nouvel essor. Le Housing Development Board est l’organisme chargé de mener à bien cette politique urbaine et sociale. Au milieu des forêts naissent de grands ensembles de béton où sont relogées les populations dont les logements traditionnels jugés insalubres ont été démolis, tandis qu’au cœur de la ville se multiplient de grands immeubles sociaux dits « à quotas », c’est-à-dire destinés à intégrer les différentes cultures de la cité-État. Pour ce faire, le HDB met en place ce que l’on appelle les « void deck » ou « plateformes vides », grands espaces ouverts construits au pied des immeubles via un système de colonnes soutenant l’édifice. Lieux d’échanges entre les cultures, oasis d’ombre et de fraîcheur, ces espaces illustrent parfaitement l’atmosphère multiculturelle singapourienne. Symbole des aspirations et ambitions d’une nation nouvellement indépendante, ces grands ensembles, qui ont alterné entre style international, brutalisme et modernisme tropical plus adapté au climat, sont aujourd’hui menacés. Sous la pression spéculative et les transformations constantes de la ville, beaucoup ont déjà été détruits. Mais nombreuses sont aujourd’hui les voix qui s’élèvent contre la destruction de ce patrimoine. Un engagement qui a notamment permis de sauver de la destruction le célèbre Golden Mile Complex. Le quartier de Tiong Bahru est également un parfait exemple de la préservation de cette architecture sociale.

Effervescence contemporaine

Du fait de sa faible superficie, Singapour est très vite devenue la ville des gratte-ciel, voyant naître partout des géants de béton, de verre et d’acier… dont la hauteur maximum autorisée a tout de même longtemps été limitée à 280 m pour permettre aux avions de survoler la ville sans difficulté ! Très vite, les plus grands architectes et créateurs internationaux y ont rivalisé d’audace pour redessiner le visage de la cité. Ieoh Ming Pei y a réalisé d’étonnantes tours hôtelières et résidentielles, tel le Gateway avec ses deux bâtiments de 150 m de haut, de forme trapézoïdale, conférant à l’ensemble finesse et élégance. L’architecte Kenzo Tange a dessiné les édifices de nombreuses banques du Central Business District dont le One Raffles Place, gigantesque monolithe de verre. Avec ses deux dômes de verre couverts de milliers d’auvents triangulaires en aluminium, l’Esplanade Theatre a été surnommé « le Durian », sa silhouette ressemblant à ce fruit très populaire en Asie. Autre structure étonnante : l’Artscience Museum en forme de lotus aux pétales géométriques incurvés. Mais c’est sans aucun doute l’architecte Moshe Safdie qui a doté Singapour de ses édifices les plus fascinants. C’est à lui que l’on doit le complexe résidentiel Sky Habitat composé de 2 tours reliées par 3 ponts dont le plus élevé abrite… une piscine ! Mais voilà qui n’est rien comparé à la prouesse de son Marina Bay Sands et son Sky Park. Ce luxueux hôtel se compose de 3 tours de 55 étages sur lesquelles l’architecte a posé une sorte de navire de plus d’1 ha (pouvant donc contenir plus de 3 Airbus A380 !) qui abrite notamment une piscine à débordement de 150 m de long. Norman Foster, lui, a installé ses studios singapouriens dans une élégante shophouse réhabilitée. C’est à son agence que l’on doit le bâtiment de la nouvelle Cour Suprême qui impressionne par sa grande salle ronde supportée par le reste de l’édifice. C’est également à Foster que l’on doit le superbe Capella Resort sur l’île de Sentosa. Ancien complexe militaire britannique, cet hôtel fait la part belle aux courbes douces et aux élégantes canopées abritant une luxuriante nature. Des courbes que l’on retrouve dans les réalisations de Zaha Hadid qui a imaginé le Leedon, complexe composé notamment de 7 tours incurvées aux étages pensés comme les pétales d’une fleur. L’agence a également récemment dévoilé les plans du futur Science Centre de Singapour qui devrait ouvrir en 2027 et dont les volumes végétalisés semblent flotter au-dessus du lac. Depuis de nombreuses années déjà, Singapour est engagée dans une politique environnementale qui transparaît dans son slogan : « la ville dans un jardin » ! Les grands symboles de cette politique durable sont bien sûr les Gardens by the Bay, jardins botaniques futuristes créés sur les terres gagnées sur la mer grâce à la poldérisation, où l’on admire notamment des Super Trees, immenses structures d’acier allant jusqu’à 50 m de haut où croissent d’étonnantes plantes grimpantes, et des dômes monumentaux de verre servant de serres tropicales. Sublimes plateformes d’acier et de bois perchées à des centaines de mètres de haut, les Southern Ridges donnent l’impression de voler au-dessus de la ville et de sa nature omniprésente (chaque habitant se situe à moins de 400 m d’un espace vert !). Le Parkroyal Collection Pickering avec ses tours sur pilotis reliés par des balcons de verdure, imaginé par l’agence WoHa qui se donne pour objectif de lier durabilité et haute densité urbaine ; l’Oasia Hotel Downtown avec ses jardins suspendus et son ossature végétalisée ; l’aéroport de Changi et son complexe baptisé Jewel, qui abrite un jardin tropical aux allures de cathédrale de verdure ; ou bien encore l’étonnant CapitaSpring de l’agence BIG, oasis de 280 m de haut surplombée d’un sky garden… voici quelques exemples de réalisations durables. Et ce n’est pas fini ! La ville a récemment lancé le Singapore Green Plan 2030 qui vise notamment à tripler les kilomètres de pistes cyclables, augmenter de 50 % la superficie des parcs, quadrupler le développement de l’énergie solaire et réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre… autant de défis lancés aux architectes. La célèbre agence SOM va d’ailleurs tenter de les relever avec son gratte-ciel baptisé « 8 Shenton Way » dont les 305 m et 10 000 m2 d’espaces verts sont en train de sortir de terre !