Une implantation difficile
Le Port spatial de l'Europe est le deuxième site le plus visité en Guyane. Locomotive économique pour les uns, « État dans l'État » pour les autres, ou véritable aberration écologique, le Centre spatial inspire toujours aujourd'hui des sentiments plutôt ambivalents, de l'enthousiasme au rejet en passant par la méfiance. Les procédures d'expropriation lors de la construction des infrastructures ont souvent frôlé l'intolérable, même si désormais des efforts sont réalisés pour compenser ces erreurs. Et le poids du CSG sur le territoire ne semble pas en passe de diminuer : les nouveaux lanceurs européens Ariane 6 et Vega-C, mais également son ouverture à de nouveaux opérateurs de lancement laissent préfigurer que l'aventure spatiale durera encore de nombreuses années.
Mais revenons un moment sur l'histoire du Centre spatial guyanais (CSG). Si la guerre d'Algérie n'avait pas eu lieu, Kourou n'aurait sans doute jamais connu cette aventure. En effet, lorsque les accords d'Évian sont signés en 1962, la France se trouve dans l'obligation de chercher un nouveau site de lancement pour remplacer celui qu'elle vient d'abandonner au milieu du Sahara algérien. Le choix du nouveau lieu d'implantation est une affaire très délicate puisqu'elle engage le pays pour de nombreuses années et implique la réalisation de gigantesques travaux. Les paramètres de sélection sont de plusieurs natures.
Considérations géographiques et climatiques... Tout d'abord, le site doit être situé le plus près possible de l'équateur afin de permettre des lancements plus économiques. En effet, c'est à partir de cette localisation que la fusée, avec son satellite, peut rejoindre l'orbite visée en consommant moins de carburant, grâce à la vitesse de rotation de la Terre. Cela permet à la fusée de soit emporter une charge utile plus importante (donc un satellite plus gros), soit de placer le satellite sur une orbite plus haute ou plus précise, ce qui lui permet ensuite de réduire la quantité de carburant nécessaire pour atteindre son orbite finale. Ceci lui assure ainsi une plus longue longévité. Outre le paramètre de la latitude, il est aussi indispensable de sélectionner un site qui soit géographiquement stable pour éviter les tremblements de terre et qui ne soit pas une zone de passage des cyclones. La question démographique est également à prendre en compte : en dépit de toutes les précautions que l'on peut prendre, un lancement présente des risques. Il était donc hors de question d'installer un centre de lancement à proximité d'une aire marquée par une forte densité de population ou une concentration d'activités économiques.
Et leçons politiques ! Le dernier paramètre, mais non le moindre, est politique. L'expérience algérienne a servi de leçon : la France ne pouvait pas se permettre d'installer un nouveau centre sur un territoire qui risquait d'échapper à son contrôle par suite d'agitations indépendantistes. Tenant compte de chacun de ces impératifs, le général de Gaulle décida finalement, en 1964, que le centre serait installé à Kourou, en Guyane française. Une latitude idéale, un sol très stable, un climat sans cyclone et une faible densité de population : autant d'atouts qui jouèrent en faveur de ce choix. 90 000 hectares furent réquisitionnés sur le sol de la « France américaine », dans des conditions parfois traumatisantes pour les populations créoles ou amérindiennes. En quelques mois, le site Fusée-Sonde, première zone de lancement, allait voir le jour. Mais la construction du centre lui-même ne sera que peu de chose à côté des gigantesques travaux d'aménagement et d'urbanisation à venir. Routes, ponts, immeubles, hôpital et écoles sortent de terre comme des champignons, modifiant profondément la physionomie du petit bourg traditionnel.
Des missions bien définies
Qu'on se le dise tout de suite pour que ce soit clair, s'il subsistait encore un doute : dans ce centre, il n'y a que des lanceurs qui envoient des satellites à visée commerciale, institutionnelle ou scientifique, mais pas d'humains à ce jour.
Et les principales missions du Centre National d'Études Spatiales (CNES) sont : d'assurer l'organisation et la coordination générale des activités opérationnelles de la Communauté Industrielle Spatiale de Guyane (CISG : organisation regroupant l'ensemble des industriels directement impliqués en Guyane dans le développement, la production et l'exploitation des systèmes de transports spatiaux, à savoir le CNES, Arianespace et quatre autres sociétés) ; d'acquérir et traiter les mesures liées aux lancements ; d'assurer la protection des personnes, des biens et de l'environnement lors des opérations à caractère dangereux et pendant les lancements ; de fournir le support logistique nécessaire à la préparation des lanceurs et des charges utiles. Mais ce n'est pas tout !
Le CNES remplit également les fonctions suivantes : définition et mise en œuvre des mesures de sécurité et de protection de toutes les personnes et installations dépendant du centre, ainsi que de celles des lanceurs, charges utiles et matériels associés présents en Guyane ; adaptation du centre aux missions inhérentes aux nouveaux programmes européens tels que Ariane 6 et Vega-C ; et poursuite et localisation des satellites pour le compte des réseaux du CNES et de l'Agence Spatiale Européenne (ESA, pour European Space Agency : organisation intergouvernementale créée en 1975 pour le développement des capacités spatiales de l'Europe). Le CNES est également propriétaire foncier de l'ensemble du site spatial de Guyane, et il contribue au développement du territoire aux côtés des élus locaux et partenaires publics.
Le CSG offre aux lanceurs et aux satellites tous les moyens techniques et logistiques dont ils ont besoin pour leur préparation et pour leur lancement. Pour ce faire, le CSG met à disposition d'Arianespace et de ses clients : l'ensemble des moyens pour la préparation des satellites depuis l'arrivée en Guyane jusqu'au montage sur le lanceur ; le centre de contrôle Jupiter, qui coordonne quant à lui tous les moyens mis en œuvre pendant le lancement et qui assure la surveillance en vol ; des stations de réception de télémesure installées en Guyane, complétées, pour les lancements vers l'est, par les stations implantées près de Natal (Brésil), sur l'île d'Ascension (Royaume-Uni), près de Libreville (Gabon) et près de Malindi (Kenya), qui enregistrent les données transmises au cours du vol par radar, permettant de restituer la trajectoire du lanceur et de fournir les informations nécessaires à la sauvegarde et au diagnostic de satellisation ; et enfin, une station météorologique qui fournit en temps réel les données sur la direction et la vitesse des vents (au sol et en altitude) et les risques de foudre (ces deux critères, s'ils ne sont pas optimaux, peuvent conduire à un report du lancement).
De Véronique à Ariane 6, l’épopée spatiale européenne
Au début des lancements. Les premières expériences spatiales françaises sont menées dans le désert saharien, en Algérie. Suite à l'indépendance du pays, la Guyane est choisie en avril 1964 pour l'installation d'une nouvelle base de lancement. C'est le 9 avril 1968 que le CSG inaugure son premier lancement, avec la fusée Véronique et le lancement de neuf fusées du programme Diamant. Puis le programme Europa, censé incarner les débuts de la collaboration européenne dans le domaine spatial, est lancé. Lourd, très peu performant, ce lanceur fut à l'origine d'un échec retentissant pour la communauté européenne de l'espace, avec un premier et unique lancement le 5 novembre 1971. Certains s'accordent même à penser qu'Europa aurait pu sonner le glas de cette épopée, si un autre programme n'avait rapidement vu le jour : Ariane.
L'épopée Ariane. C'est le soir de Noël 1979 que, pour la première fois, Ariane prendra le chemin de l'espace. Après Ariane 1, les lanceurs Ariane 2 (1984) et Ariane 3 (1986) assurent plusieurs missions avec plus ou moins de succès. Il faudra attendre l'apparition du lanceur Ariane 4, en juin 1988, pour enregistrer des progrès spectaculaires. Cette version du lanceur Ariane présente l'intérêt majeur d'être modulable en fonction de la charge transportée, pouvant mettre sur orbite un ou deux satellites d'un poids total de 4,7 tonnes. En l'espace de 24 ans, sur les 116 lancements d'Ariane 4 pour 183 satellites lancés, on ne compte que deux échecs. Le CSG devient le site de lancement le plus important du monde. Mais la concurrence russe, chinoise et américaine est rude et, afin de répondre à l'évolution des besoins des utilisateurs, mais aussi pour asseoir la suprématie européenne, un nouveau lanceur, Ariane 5, voit le jour au milieu de l'année 1996.
D'aspect plus trapu que son aîné, il est plus puissant et plus économique. La capacité de charge est désormais augmentée, permettant ainsi le lancement simultané de plusieurs gros satellites. La mise en œuvre du programme Ariane 5 conduit à la construction d'une usine qui fabrique sur place le carburant, appelé propergol. Ce mélange énergétique est utilisé pour alimenter les boosters du lanceur, qui contribuent à la propulsion au moment du décollage. Le 4 juin 1996, le premier lancement d'Ariane 5 est un échec. La troisième tentative, en 1998, sera la bonne, si bien qu'en décembre de l'année suivante, le tout premier vol commercial d'Ariane 5 est un succès. C'est dès lors Arianespace qui prend en charge la production, l'exploitation opérationnelle et commerciale du lanceur. Si la tentative de mise en orbite d'une charge de 10 tonnes en 2002 n'aboutit pas, le 9 mars 2008, le lancement réussi, avec l'ATV Jules Verne, établit un nouveau record avec une masse de 20 tonnes satellisées !
Les autres lanceurs. En 2011, l'Europe acquiert deux autres lanceurs. Le lanceur léger Vega est conçu pour mettre en orbite basse des charges utiles allant jusqu'à 1,5 tonne. Son premier lancement a eu lieu le 13 février 2012, et enregistre pendant une dizaine d'années un rythme d'un à deux par an. Considéré comme lanceur moyen, Soyouz est quant à lui un lanceur russe ayant une capacité de charge utile de l'ordre de 3,5 tonnes. Ses installations sont implantées dans l'enceinte de la base. Le premier Soyouz a décollé le 21 octobre 2011, et de nombreux lancements ont eu lieu pendant toute la durée du contrat, mais la guerre en Ukraine a stoppé de manière prématurée les derniers lancements programmés. Soyouz a décollé pour la dernière fois en 2022 avec 27 lancements à son compteur. Vega cède quant à lui sa place à Vega-C en 2024.
Ainsi, alors qu'on dénombrait environ un lancement par mois toute fusée confondue dans les années fastes, il n'y en a eu « que » 3 en 2023 (2 Ariane 5 et 1 Vega). En effet, le CSG a connu une baisse d'activité avec l'arrêt des lancements de Soyouz et la dernière Ariane 5 lancée le 5 juillet 2023. Le CSG a profité de cette période pour se moderniser et se préparer à accueillir de nouveaux lanceurs, en parallèle d'Ariane 6 et de Vega-C.
Pour son dernier lancement, Ariane 5 emportait en orbite géostationnaire à 36 000 km de la Terre deux satellites (un français et un allemand). Ce 117e lancement, le dernier de son histoire, a mis un terme à 27 années d'existence, marquées par plus de 80 succès consécutifs, parmi lesquels le lancement du télescope américain James Webb fin 2021. Un lancement qui a tourné les regards du Monde entier vers le CSG et la Guyane. Il était alors temps de laisser la place à son successeur et avec le premier lancement d'Ariane 6 réussi le 9 juillet 2024, le CSG s'apprête à remonter en cadence.
Vers Ariane 6 et le futur du CSG. La suite était déjà en cours de préparation : le 2 décembre 2014, un accord très important est signé entre les États membres de l'Agence spatiale européenne (ESA) pour lancer la nouvelle fusée européenne Ariane 6. Ce nouveau lanceur, dont le premier tir, initialement prévu en 2020 et qui n'aura finalement pas lieu avant 2024 (en raison de la pandémie de Covid-19 et de difficultés de mise au point), sera moins coûteux. Il doit permettre à l'Europe de conserver son autonomie d'accès à l'Espace et de rester dans la course spatiale face à la concurrence du chinois Longue Marche et celle de la société SpaceX d'Elon Musk.
Les deux principales raisons de passer à Ariane 6 sont donc financières et technologiques : le nouveau lanceur est conçu pour être plus économique et plus polyvalent que son prédécesseur. On pourra en outre envoyer plus de charges, et les emmener à différentes orbites. Les éléments du lanceur sont acheminés depuis l'Europe par Canopée, le tout premier cargo à voile conçu sur mesure pour assurer le transport d'Ariane 6 tout en limitant la consommation d'énergie et les émissions de gaz à effet de serre. Le Centre spatial guyanais semble donc avoir encore de beaux jours devant lui grâce à son nouveau programme Ariane 6, qui prend la suite dès 2024, d'abord avec un vol inaugural en juillet, puis un premier vol commercial en mars 2025, avant de monter en cadence et d'atteindre par la suite, le plus vite possible, le rythme de croisière de neuf à dix lancements par an. Un an avant ce vol commercial, en mars 2024, le président Emmanuel Macron s'était déplacé pour rencontrer et encourager les équipes pour le vol inaugural et ce, quelques semaines avant le transfert du corps central d'Ariane 6 depuis son bâtiment d'assemblage vers sa zone de lancement.
Mais à l'aube de cette nouvelle épopée spatiale, de nombreuses questions restent encore en suspens. Est-ce que cela sera suffisant face à un marché spatial qui évolue rapidement, notamment avec ses nouveaux acteurs innovants qui ne sont pas freinés par l'inertie de la coopération d'une vingtaine d'États ? Les nouveaux lanceurs réutilisables Falcon de SpaceX, par exemple, risquent d'asseoir encore un peu plus la suprématie de l'entreprise américaine… Et surtout, est-ce que des régulations ne devraient pas voir le jour dans les années à venir, à l'heure où cette conquête semble en totale opposition avec les contraintes climatiques et écologiques qui finiront par s'imposer de gré ou de force dans les décennies à venir ?
Le premier lancement d'Ariane 6. Après des années de mobilisation d'équipes diverses ayant pour but de réaliser les essais de système pour le développement et la qualification d'Ariane 6, une petite partie d'entre elles a pu se retrouver dans le fameux bunker de commande, le centre de lancement, le 9 juillet 2024, date du lancement historique d'Ariane 6.
À 20h00 heure locale (22h00 UTC), le lanceur a donc effectué son premier vol depuis le centre spatial guyanais à Kourou,
transportant une charge utile de 2 tonnes, composée d'un simulateur de masse équivalent à deux lancements doubles de satellites Galileo, huit petits satellites, cinq expériences scientifiques et deux capsules de rentrée. Le lanceur a atteint son altitude maximale de 1 500 km et a placé sa charge utile en orbite héliosynchrone. Ce premier vol d'Ariane 6 fut un succès. L'analyse de millions de données recueillies à l'occasion de ce vol inaugural ont confirmé les performances d'Ariane 6. Le tout premier vol commercial d'Ariane 6 intervenu en mars 2025 a pleinement mis en évidence l'excellence à toutes les étapes du vol.
Visite du CSG
Que l'on soit passionné ou non par la haute technologie et/ou par l'espace, la visite guidée du Centre spatial guyanais (CSG), d'une durée de 4h environ, est à la fois ludique, instructive et gratuite, attirant plus de 22 000 visiteurs par an. La superficie du site étant d'environ 660 km² dont la majorité est de la végétation (seulement 10 % du site est occupé par des bâtiments), c'est à bord d'un confortable bus et accompagné d'un guide que l'on sillonnera les vastes étendues séparant les diverses zones de lancement des fusées Ariane, Soyouz et Vega. Si l'agenda le permet, le bus pourra même stationner au pied des pas de tirs des lanceurs. Après une escale aux centres de lancement d'Ariane 6 où, dans une cabine en surplomb de la salle des commandes, on en apprend davantage sur les éléments qui composent une fusée et sur le déroulement à la seconde près d'un lancement, le circuit se termine dans la fameuse salle Jupiter, centre de contrôle principal du CSG.
La visite est très intéressante, on pourra poser toutes ses questions au guide et on y apprend par exemple que le poids des satellites envoyés ne représente en général que 1 % du poids total du lanceur, le reste étant constitué des ergols (la substance servant à fournir l'énergie de la fusée, représentant 90 % de la masse totale), la structure ne faisant que les 9 % restants. Ou que la vitesse que doit atteindre le satellite à sa séparation du lanceur pour ne pas retomber sur Terre est de 7,8 km/s. Et enfin, sachez que plus de 50 % des charges utiles lancées depuis le CSG sont des satellites de télécommunication.
Les cosmo-curieux pourront compléter la visite par celle de Guyaspace Expérience (Ex-Musée de l'Espace). Il a rouvert ses portes le 26 juillet 2024 après 18 mois de travaux de rénovation. Le CSG propose également une visite de ses espaces naturels pour apprécier la faune et la flore : de véritables endroits préservés car, comme il est précisé pendant la visite, "La société humaine du CSG est résolument engagée pour gagner l'espace sans perdre la terre". Pour les visites, la réservation est obligatoire et vous devez présenter votre pièce d'identité. Guyaspace Expérience peut être visité sans réservation, avec achat des billets sur place. Une billetterie en ligne est disponible.