L’origine des missions

Au milieu du XVIe siècle, le Paraguay cesse d'être une base d'exploration du Nouveau Monde pour devenir une terre de production agricole. Les Guaranis et autres peuples indigènes sont alors soumis au système colonial de l'encomienda. L'encomendero espagnol était chargé de « civiliser » et d'évangéliser les Indiens. En contrepartie, il percevait d'eux des corvées (la mita) et était soumis à l'impôt. Si ce système de semi-servage a fonctionné sans difficulté sur les sociétés andines de l'ancien Empire inca, qui l'appliquait déjà dans une certaine mesure avant l'arrivée des Espagnols, ce fut plus compliqué à mettre en place au Paraguay. Beaucoup de Guaranis refusèrent ce travail forcé, auquel ils furent soumis du jour au lendemain. Pour éviter un chaos grandissant, le roi d'Espagne fit appel aux congrégations religieuses. L'évangélisation des « païens » allait de pair avec la civilisation des « sauvages ». Il fallait convertir les Indiens pour mieux les ramener à la vie civile et les soumettre à l'autorité coloniale. Au milieu des années 1580, les Franciscains vont fonder les premières missions, ou « réductions ». Ce terme trouverait son origine du latin reductio, qui signifie « ramener », à la vie civile et à l'Église ), mais également du mot « réduit », un univers isolé et préservé. Dans les missions franciscaines, les Guaranis restaient soumis à l'encomienda, mais encadrés par les moines. De leur côté, les Jésuites vont se servir de l'expérience franciscaine pour perfectionner les réductions, en dehors du système administratif colonial.

De la Terre sans Mal au Paradis céleste

La Compagnie de Jésus est une congrégation catholique masculine, fondée en 1540 par Ignace de Loyola, avec ses compagnons Pierre Favre et François-Xavier. L'ordre repose sur une discipline rigoureuse et une exigence élevée, tant sur le plan intellectuel que physique. Peu après sa création, des missionnaires venus de toute l'Europe s'élancent à travers le monde, notamment en Amérique, pour y diffuser la foi catholique. De longues expéditions franchissent l'Atlantique, remontent les fleuves au cœur de la jungle. À Asunción, ces érudits aventuriers apprennent la langue et la culture guaranie. Ils comprennent et adaptent les croyances messianiques locales pour mieux s'en rapprocher. Tupá, le « dieu suprême », créateur de la lumière et de l'univers, fut identifié au Dieu chrétien. Et pour détourner les Guaranis du mythe fondateur, les Jésuites surent habilement remplacer la « Terre sans mal », que seuls quelques élus pouvaient atteindre, par le paradis céleste, auquel tout croyant avait droit. Les Guaranis acceptèrent facilement les pères jésuites, qui étaient vus comme des karaïs (prophètes), mais aussi comme des alliés, face à la violence des encomenderos et des chasseurs d'esclaves.

La République jésuite guaranie

En 1603, le roi d'Espagne, Philippe III, autorisa les Jésuites à fonder des missions indépendantes des règles coloniales, dans la région frontalière avec le Brésil. Au-delà de leur vocation religieuse, ces missions visaient à peupler une zone tampon face aux véhémences portugaises. C'était aussi une façon de contrecarrer la puissance locale des encomenderos. Dans les réductions jésuites, contrairement aux missions franciscaines, les Indiens étaient exemptés de la mita. Les Jésuites ne versaient pas d'impôts, mais un tribut au roi, proportionnel au nombre d'Indiens « mâles ». Tandis que les missions franciscaines étaient relativement ouvertes sur l'extérieur, les réductions jésuites se trouvaient à l'écart de la vie coloniale, des vices des Espagnols, et même du castillan. L'écriture du guarani était enseignée, tout comme la médecine, l'architecture et les arts. Entièrement autonomes, ces communautés reposaient sur une organisation sociale originale, pensée pour durer.

Le quotidien d’une société utopiste

Chaque réduction était sous la responsabilité de deux pères jésuites, secondés par une cinquantaine de caciques indigènes, pour gérer entre 2 000 et 8 000 Guaranis. Un gouverneur (corregidor), un conseil (cabildo) et diverses autorités – police, justice, finances – assuraient l'administration locale. Le code pénal, particulièrement progressiste, excluait la peine de mort et la torture, chose inédite à l'époque. Les missions étaient implantées à distance des villes espagnoles, sur des sites choisis avec les caciques, à proximité d'un cours d'eau. L'aménagement suivait un plan rationnel, autour d'une grande place rectangulaire (130 x 100 m), ornée d'une statue du saint patron. L'église, le cloître, l'asile-orphelinat, le cimetière, les ateliers et la résidence des pères occupaient un côté ; les autres côtés de la place étaient occupés par les maisons indigènes (casas de indios). À l'origine, les Guaranis vivaient dans de grandes maisons (oga guazú) pouvant accueillir 200 personnes. Cette promiscuité posant un problème aux pères, les casas de indios étaient donc formées de plusieurs pièces, séparées par des murs épais. Elles étaient entourées d'un large corridor couvert. Autour des missions, on trouvait des fermes pour l'élevage et la production de coton, de maïs, de canne à sucre ou de yerba mate. Le travail dans ces estancias était collectif, mais chaque famille disposait de son lopin de terre pour sa propre subsistance. Le fruit du labeur collectif était partagé, ou vendu à l'extérieur de la mission, pour payer le tribut au roi. Une partie était destinée aux orphelins, aux malades et aux invalides. Les Indiens travaillaient environ six heures par jour (deux fois moins qu'ailleurs). Le temps libre était consacré aux activités religieuses et artistiques enseignées selon les canons européens.

L’arts sacré jésuitico-guarani

Les missions représentaient d'extraordinaires centres intellectuels et artistiques. La première imprimerie du Río de la Plata est par exemple sortie d'une réduction jésuite. Elle circulait de mission en mission, pour l'impression de livres religieux, comme ceux de Nicolás Yapuguay, écrivain et musicien guarani. L'architecture forçait également le respect. Des édifices monumentaux, dotés de solides poutres, de murs en pierre et de colonnes composées de blocs de grès, ont remplacé avec le temps les premières églises faites de branchages et de boue. L'ornementation des églises provenait d'un mélange harmonieux entre les motifs tirés de l'imaginaire guarani (fleurs, plantes) et les symboles chrétiens. Une visite des ruines des missions de Trinidad et de Jesús, permet d'apprécier le talent architectural de l'époque. Quant aux sculptures en bois polychromes que l'on admire dans les musées de San Ignacio Guazú, de Santa Maria de Fé, de Santa Rosa de Lima et de Santiago, elles étaient l'œuvre d'artistes guaranis, qui reproduisaient avec leur propre sensibilité (les statues ont souvent plus de formes et des traits indigènes) des icônes amenées d'Europe. Ce style est aujourd'hui dénommé « baroque guarani ». Quant à la musique, les Européens étaient subjugués par les chants et la qualité vocale des Indiens ! Les Guaranis composaient et jouaient aussi à merveille de la flûte, du luth, du violon, du violoncelle, de l'orgue, et de la harpe, avec des instruments qu'ils fabriquaient eux-mêmes avec beaucoup de dévouement.

Bandeirantes et mamelouks

Cette main-d’œuvre indienne, abondante et bien formée, ne manqua pas d’attirer les convoitises des chasseurs d’esclaves portugais. Dans les années 1630, les bandeirantes, aidés de leurs mercenaires indigènes, les « mamelouks », saccagent plusieurs missions et capturent des milliers d’Indiens. Les missions se déplacent alors vers l’ouest, dans les départements actuels de Misiones et Itapúa. Pour se protéger contre de nouvelles attaques, les Jésuites obtiennent de la Couronne le droit d’armer les Guaranis. Dotée d’arcs et de flèches, puis de fusils et de canons, l’armée guaranie mettra en déroute les bandeirantes à plusieurs reprises.

La Guerre des Guaranis

Cette « République communiste chrétienne » fonctionna plus d'un siècle et demi. Les Jésuites y réunirent quelque 150 000 Guaranis dans une trentaine de réductions, les fameux Treinta Pueblos, réparties entre le Paraguay, l'Uruguay, le nord de l'Argentine et le sud-ouest du Brésil. Mais en 1750, le traité de Madrid, conclu entre l'Espagne et le Portugal, amorce le déclin des missions jésuites. Il redessine les frontières du traité de Tordesillas (1494), cédant au Portugal de nouveaux territoires à l'ouest, jusqu'au río Uruguay. Or, sur ces terres sauvages se trouvaient sept réductions jésuites. L'Espagne consent sans regret à faire expulser les occupants. Ces missions, devenues de véritables États dans l'État, dérangeaient à la fois l'administration coloniale et l'Église, qui accusait les Jésuites d'avoir créé une société à part, marquée par un syncrétisme déroutant. Au nom de la « volonté de Dieu », les Guaranis devaient quitter ces terres. Beaucoup refusèrent d'abandonner ces terres que des générations entières avaient fait prospérer. Soutenus par quelques pères rebelles, ils prirent les armes. Le rapport de force était inégal face aux armées portugaise et espagnole, mais la résistance dura trois longues années (1753-1756). Selon la légende, le cacique Sepé Tiarayú s'écria « Kouvy ore mba'e » (« cette terre est à nous ») avant de tomber, frappé d'une balle espagnole et d'une lance portugaise. Le film Mission, de Roland Joffé (Palme d'or 1986), sur une musique inoubliable signée Ennio Morricone, retrace ce tragique épisode de la « Guerre des Guaranis ».

La fin d'une aventure

Les tensions politico-religieuses avec la Compagnie de Jésus ne cessent de s'aggraver, jusqu'à aboutir à l'expulsion des jésuites du Portugal (1759), de France (1764), d'Espagne (1767) et de ses colonies (1768). Forte de 23 000 membres, 700 collèges et 300 missions dans le monde, l'ordre est finalement dissout en 1773 sur ordre du pape (il ne sera rétabli qu'en 1814). Les missions situées sur les terres portugaises sont détruites, tandis que celles sous domination espagnole sont reprises un temps par l'administration coloniale. Mais face à l'avidité des nouveaux gestionnaires, les Indiens s'enfuient. Les missions sont alors totalement pillées, puis abandonnées à la végétation pendant près de deux siècles.