Création d’un Royaume
Au tout début du Xe siècle, des tribus magyares menées par Árpád investissent la plaine de Pannonie située à deux pas des Carpates. Le campement qui se voulait provisoire perdure, absorbe les populations déjà implantées sur place, se renforce militairement. À la fin du siècle, Géza, descendant d'Árpád, se convertit au catholicisme romain. Son fils – Vajk, rebaptisé Étienne – est sacré, avec la bénédiction du pape, premier roi de Hongrie : en ce jour de Noël de l'an 1000, le Royaume de Hongrie vient officiellement de naître. Ces changements politiques et religieux ont une incidence sur le hongrois qui se détache progressivement des autres langues ougriennes en puisant davantage dans le latin. Les runes seront à leur tour abandonnées au profit de l'alphabet latin sur décision d'Étienne Ier, même si leur usage perdurera dans certaines régions jusqu'au milieu du XIXe siècle. Toutes ces évolutions sont autant d'indices utiles aux chercheurs pour retracer une histoire lacunaire, elles expliquent également pourquoi en français les locuteurs de la langue hongroise sont appelés magyarophones.
Seuls des éléments du folklore oral, des contes et des chants, gardent mémoire de la période païenne, les plus anciens documents écrits retrouvés ne remontent qu'au XIe siècle et ont, sans surprise, un lien avec la religion. C'est ainsi que quelques mots de hongrois apparaissent dans la Chartre de l'abbaye de Tihany, et que le premier texte d'un seul tenant dans cette langue est une oraison funèbre datée de 1192, mais nous pourrions également mentionner une adaptation des Lamentations de Marie, « poème » retrouvé dans un codex du début du XIVe. À dire vrai, même pour les chroniques retraçant l'histoire de la Hongrie (Gesta Hungarorum, Gesta Hunnorum, Chrinicon Pictum de Marco de Kalt, etc.) le latin reste la langue d'usage et de prédilection durant la période médiévale puis pendant une partie de la Renaissance. Au XVe siècle, cet état de fait évolue progressivement. Une traduction de la Bible est donnée par deux prédicateurs hussites (bien avant la célèbre Bible Vizsoly de Gáspár Károlyi achevée en 1589 !), la ville de Buda devient l'une des premières d'Europe à héberger une imprimerie dès 1472 grâce à András Hess, la poésie de l'humaniste (et latiniste) János Kesencei (ou Janus Pannonius, 1434-1472) rayonne bien au-delà des frontières du Royaume de Hongrie. L'occupation ottomane, qui débutera en 1526, ne freinera pas cet élan : les traditions culturelles et religieuses seront préservées, se conjuguant avec celles des colons musulmans. Les traductions magyarophones de textes latins se multiplieront au même rythme que les livres d'histoire, certains poètes produiront des œuvres originales, tels Sebestyén Tinódi Lantos (1510-1556), Bálint Balassi (1554-1594) ou Miklós Zrínyi (1620-1664). Le premier fut un ménestrel chroniquant à la cour du roi les événements politiques, le second est considéré comme le père de la poésie lyrique hongroise, le troisième est célébré pour son Péril de Sziget. Cette épopée nationale, en quinze parties, raconte comment à Szigetvár, en 1566, les Hongrois et les Croates résistèrent aux Ottomans pourtant bien plus nombreux.
Vers l’indépendance
À peine deux siècles plus tard, la Hongrie se retrouve sous la domination des Habsbourg… et dans l'héritage de Marie-Thérèse d'Autriche. Parmi les gardes du corps de l'Impératrice, certains se distinguent par leur talent littéraire : ils composent le groupe testőr írók. C'est le point de départ d'une littérature dite moderne incarnée notamment par l'œuvre de György Bessenyei (Ágis tradédiája, A filozofus). La langue prend également un virage décisif sous l'influence de Ferenc Kazinczy (1759-1831) qui l'enrichit et la réforme, la déploie dans le Magyar Muzeum, premier périodique écrit en hongrois. Figure des Lumières, Mihály Csokonai fait quant à lui office de poète maudit, sa courte vie de misère s'achève à 31 ans mais ses vers pleins d'amour sont toujours chéris aujourd'hui. Au carrefour du Romantisme et du Classicisme, Dániel Berzsenyi (1776-1836) souffrit de ses multiples contradictions mais laissa lui aussi une œuvre marquante. Pourtant, ce n'est vraiment qu'au XIXe siècle que les écrivains acquirent une réputation qui leur survécut et perdura à l'international, preuve s'il en faut les multiples traductions disponibles en français. Le premier – et non des moindres – à ouvrir la marche est Sándor Petőfi, témoin et acteur de la Révolution hongroise de 1848, disparu sur le champ de bataille l'année suivante. Lui qui sut mettre ses vers à la portée du peuple, en se défaisant des tournures empesées et des références trop anciennes, exacerba le Romantisme dans ce que ce courant peut avoir de nationaliste. Nuages, aux éditions Sillage, en est la démonstration. De quelques jours son cadet, Imre Madách (1823-1864) fut prisonnier et membre du Parlement, un parcours en zigzag couronné par le succès de sa pièce de théâtre La Tragédie de l'homme (1862) abondamment mise en scène. Issu lui aussi de cette génération éminemment politique, Mór Jókai se fit connaître pour ses romans populaires que certains comparent aux écrits de Dickens. Libre à chacun de se faire une idée de son style avec Le Nouveau seigneur (éditions Phébus), sa propre autocritique de la Révolution de 1848, bien qu'il ne nous sera pas donné de découvrir dans notre langue son fameux roman d'anticipation, Jövő század, paru en 1872.
La seconde moitié du XIXe siècle voit naître successivement Kálmán Mikszáth (Le Parapluie de Saint-Pierre chez Viviane Hamy), Miklós Bánffy dont la Trilogie transylvaine a été traduite par Phébus, Ferenc Molnár à qui l'on doit un classique, Les Garçons de la rue Pál, réédité par Tristram en 2024, et surtout Gyula Krúdy (1878-1933). Ce dernier raconta son enfance atypique dans N.N. (La Baconnière), une belle façon de s'immerger dans l'œuvre abondante (plusieurs centaines de nouvelles et plusieurs dizaines de romans !) d'un journaliste devenu écrivain qui, véritablement, donna ses lettres de noblesse à sa langue. Zsigmond Móricz est lui aussi un enfant du XIXe qui mettra sa plume au service de la presse et de la littérature. Repéré dans la revue Nyugat (« Occident ») qui de 1908 à 1941 ouvrira ses colonnes à la nouvelle garde, ethnologue en milieu rural puis correspondant de guerre, ses deux recueils parus chez Cambourakis (Les Barbares, Un Déjeuner) convoquent ses inquiétudes et ses désillusions. Le même éditeur a repris une partie de l'œuvre luxuriante de Dezső Kosztolány (1885-1936) qui sut manier comme nul autre pareil une ironie nimbée de mélancolie, la rencontre avec son alter-ego Kornél Esti mérite que l'on s'attarde sur cet écrivain qui fut l'un des plus lus de sa génération. Son cousin, Géza Csáth, connut une destinée bien plus sinueuse, comme en témoigne Opium publié par L'Arbre vengeur. Enfin, le siècle s'acheva en beauté avec la naissance en 1887 de Frigyes Karinthy et en 1888 de Milán Füst. Amis dans la vie, ils divergeaient dans leur style, l'humour caustique de l'un répondant aux tourments existentiels de l'autre. Un point commun les réunit malgré tout aujourd'hui : ils se lisent chez Cambourakis qui décidément promeut la littérature venue de Hongrie !
Un siècle tourmenté
Le XXe s'ouvre également en majesté : en 1900 naît Sándor Márai, en 1917 Magda Szabó. La décennie qui les sépare salue bien sûr, elle aussi, la naissance de grands auteurs – Antal Szerb (La légende de Pendragon chez Viviane Hamy), János Szekely (L'enfant du Danube, Folio), Attila József (Ni père ni mère, éditions Sillage), Arthur Koestler (Le zéro et l'infini, Le Livre de poche), István Örkény (Le chat et la souris, Cambourakis) – mais ces deux noms continuent tout particulièrement de résonner. Il faut dire que la vie de Sándor Márai est étroitement liée à l'histoire de son pays qu'il regagne en 1928 après avoir vécu à Berlin et à Paris avec son épouse. Durant cette période d'entre-deux-guerres, les vieilles rancœurs se ravivent et l'écrivain, encore encensé, assiste aux sombres alliances que noue la Hongrie. Après la prise de Budapest et l'installation du nouveau régime, il n'aura d'autres choix, en 1948, que de s'exiler vers les États-Unis où il décèdera en 1989. Il faudra encore attendre quelques années pour qu'il soit enfin réhabilité, grâce à la réédition en France de son livre le plus célèbre, Les Braises. De nos jours, il est reconnu comme l'un des plus grands auteurs européens de son siècle, et ses écrits – autobiographiques (Mémoires de Hongrie, Journal) ou romancés (La Nuit du bûcher, Les confessions d'un bourgeois, La conversation de Bolzano, etc.) – sont devenus des classiques.
Les livres de Magda Szabó (1917-2007) sont eux aussi toujours en bonne place dans les librairies, notamment La Porte (Prix Femina étranger 2003), Abigaël ou Rue Katalin. L'autrice aura longtemps été empêchée d'écrire avant qu'elle n'obtienne le droit, en 1957, de recommencer à publier, mais uniquement de la littérature jeunesse. Deux ans plus tard, très appréciée de la critique pour son acuité psychologique, elle fera de l'écriture son unique activité en abandonnant l'enseignement. L'année suivante, elle connaîtra l'honneur des traductions à l'international. Miklós Mészöly (1921-2001) est tout aussi populaire dans son pays natal, bien qu'il commence tout juste à être connu en France. De lui, il faut tout de même mentionner Le Pardon paru chez Cambourakis en 2025. Né la même année que lui, Ferenc Karinthy sera à trois reprises récipiendaire du prestigieux Prix Attila-József, mais c'est surtout grâce à son remarquable Épépé qu'il n'en finit pas de conquérir des lecteurs. En français, on pourra se procurer aux très belles éditions Zulma ce chef-d'œuvre mi kafkaïen, mi absurde.
De l'absurde au désespoir, il n'y a qu'un pas. Imre Kertész (1929-2016), en digne admirateur d'Albert Camus, préférera s'abandonner au premier, bien que ce tragique XXe siècle aurait pu le condamner au second. Déporté à Auschwitz alors qu'il n'avait pas 15 ans, il sera transféré à Buchenwald. À son retour à Budapest en juillet 1945, il apprendra le décès de son père et le remariage de sa belle-mère, c'est chez sa mère qui vivait dans une grande précarité qu'il trouvera refuge. Malgré son adhésion au Parti Communiste, il est à plusieurs reprises licencié. De journaliste, il se fait alors traducteur et écrivain. Il lui faut deux décennies pour mettre le point final à ce qui est aujourd'hui considéré comme son plus grand livre, pourtant Être sans destin paraît en 1975 sans vraiment se faire remarquer. C'est cependant la pierre angulaire de l'édifice qu'il s'apprête à construire, en usant de l'ironie comme d'un moyen certain de tenir le pathos à distance, et du matériau autobiographique pour plus largement parler de l'humanité. Enfin reconnu dans son pays au mitan des années 80, Imre Kertész est le premier – à ce jour, le seul – auteur hongrois à avoir été couronné par le Prix Nobel de Littérature, en 2002. Les éditions Actes Sud assurent en France la diffusion de ses nombreux travaux, dont Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, Dossier K., Le Refus, Journal de galère, Le Spectateur : notes 1991-2001, etc.
György Konrád (1933-2019) démontrera lui aussi combien les événements et les engagements auront une influence à long terme sur la vie des auteurs, ce qu'il décrira notamment dans Le Rendez-vous des spectres (Gallimard). Lui qui fut président du Pen Club international de 1990 à 1993 n'oubliera pas les difficultés (emprisonnement, licenciements) auxquelles il dut se heurter bien après avoir pris part à l'insurrection de Budapest en 1956. Cette même révolution fut la raison du changement de vie d'Agota Kristof. Comme 200 000 de ses concitoyens, elle dut se résoudre à quitter sa terre natale avec son mari et leur fille âgée de quelques mois à peine. Réfugiée en Suisse romande, elle s'exila aussi dans sa langue en adoptant le français pour écrire ses pièces de théâtre et ses romans, dont La Trilogie des Jumeaux (Le Grand cahier, 1986 ; La Preuve, 1988 ; Le Troisième mensonge, 1991) qui la rendit célèbre et lui valut plusieurs prix. Plutôt discrète, elle reviendra néanmoins – non sans humour – sur son parcours personnel dans L'Analphabète, paru en 2004 aux éditions Zoé, puis dénoncera le « mensonge identitaire » que constituait pour elle l'abandon de sa langue maternelle, avant de bientôt renoncer totalement à l'écriture. Agota Kristof est décédée à 75 ans à Neuchâtel en 2011, l'année-même où elle reçut le Prix Kossuth, le plus renommé des prix littéraires hongrois. Avec ses trois romans-mondes (La Fin d'un roman de famille, Le Livre des mémoires, Histoires parallèles) qu'il mit des décennies à achever, Péter Nádas se place à la jonction du passé et de l'avenir, du rêve et de la réalité, de l'Histoire et du quotidien. Une œuvre ambitieuse que l'on compara à celle de Proust, et qui fut couronnée par le Prix Kafka en 2003. Elle se découvre encore en partie aux éditions Le Bruit du temps (Mélancolie, Chant de sirènes), aux Belles Lettres (Amour) et chez Noir sur Blanc (La Mort seul à seul), mais ses titres chez Plon sont malheureusement épuisés.
La seconde partie du siècle ne sera pas moins politique et tout aussi féconde : l'année 1950 vit à elle seule naître Péter Esterházy, Miklós Vámos et Zsuzsa Rakovszky. Très réputé à l'étranger, le premier fut traduit par Gallimard (Pas question d'art, Revu et corrigé, Harmonia Caelestis, etc.) tandis que le second, également romancier, se retrouva avec Le Livre des pères au catalogue de Denoël. La troisième est poétesse : VS est paru chez Actes Sud en 2013 et rencontra un bel accueil. Tous trois incarnent un renouveau de la littérature hongroise, un nouveau souffle que confirme l'œuvre inclassable de László Krasznahorkai (Gyula, 1954). Pur écrivain postmoderniste – et par ailleurs scénariste – celui-ci campe des ambiances pesantes, entre dystopies et questionnements métaphysiques. Dans La Mélancolie de la résistance (Folio), il imagine par exemple une ville où l'arrivée d'un cirque va faire exploser la violence latente, tandis que Guerre&Guerre (Cambourakis) évoque un mystérieux manuscrit et quatre anges aux prises avec le Mal. Un style unique et une imagination débridée qui lui valurent l'International Man Booker Prize en 2015. Nous pourrions enfin citer Szilárd Borbély, poète et dramaturge précocement disparu à l'âge de 50 ans en 2014, pour l'incontournable La Miséricorde des cœurs (Folio) qui revient sur les événements tragiques du XXe siècle en Hongrie, ou Benedek Totth, né en 1977, pour ses deux romans noirs traduits à ce jour dans notre langue : Comme des rats morts, sombre peinture d'une adolescence en proie à l'ennui, et La Guerre après la dernière guerre, post-apocalyptique sans concession aucune. Ces deux titres ont été publiés chez Actes Sud. Qui voudra se tenir au courant des sorties hongroises, littérature foisonnante et généreusement disponible dans notre langue, pourra se tenir informé grâce au site www.litteraturehongroise.fr.