Trouver le mot juste
Abrupte, sauvage, de Portbou à Blanes, la Costa Brava englobe l’Alt Empordà, la Baix Empordà et la Selva. Trois comarques qui elles-mêmes s’unissent dans une province plus large, le Gironès, sur une terre dont l’âme est définitivement catalane. Des paysages uniques chantés de tout temps, s’en souviennent le poème de Joan Maragall et l’adaptation en sardane de celui-ci par Enric Morera i Viura (1865-1942). Le premier est né Barcelonais en octobre 1860, et si on lui doit le Cant de la Senyera (Le Chant du drapeau) qui servit d’hymne à l’avant-gardiste chorale Orféo Català, il signa aussi l’histoire d’un berger des Pyrénées tombé sous le charme d’une sirène méditerranéenne. Des vers comme une déclaration d’amour, L’Empordà, puis une chanson dont Enric Morena i Viura promettait qu’elle nous ferait frères. Après la communion, et la leçon de géographie, vient le temps de donner un nom au littoral. C’est en 1908 qu’un poète et journaliste, Ferran Agulló, use le premier, dans la Veu de Catalunya, de l’expression « Costa Brava » dans une ode à la beauté d’une côte qu’il connaît bien puisqu’il possède une maison secondaire à Blanes. Le nom séduit les opérateurs touristiques qui s’en emparent très vite, néanmoins il n’a pas l’heur de convaincre tout le monde, à l’instar de Josep Pla, l’enfant du pays, qui ne cessera sa vie durant de s’insurger contre ce choix. Il affirmait d’une part que Agullò n’avait pas la paternité de l’expression, celle-ci ayant été récupérée, bien mal à propos, dans la bouche d’un restaurateur qui célébrait une victoire électorale, et que, d’autre part, elle était loin de rendre hommage à la spécificité du littoral. Pour sa part, « Côte du Corail » aurait parfaitement convenu. L’écrivain ne trouva pas l’écho escompté et Costa Brava fut définitivement adopté quand une stèle commémorative fut érigée en 1963 à Sant Feliu de Guíxols, à l’endroit même où, selon la légende, Ferran Agulló aurait été touché sinon par la grâce, du moins par l’inspiration. Le débat reste ouvert, il montre en tous les cas l’attachement de Josep Pla à son pays et à la valeur des mots. Né en 1897 à Palafrugell, au 49 de la rue Nou, il a œuvré – et cela est peu dire au vu 30 000 pages qu’il a écrites ! – pour la sauvegarde de la langue catalane et d’un patrimoine cher à son cœur. Fou de lectures depuis sa prime jeunesse, c’est lors de son entrée dans le journalisme qu’il affûte sa plume en devenir qui, déjà, exprimait son goût de la description, son sens de l’ironie à peine voilée, et son talent poétique. Son métier de correspondant l’amène à voyager et à s’intéresser à la politique, notamment à celle de la Catalogne, engagement qui aura pour conséquence de le contraindre à l’exil. De retour chez lui, déçu des hommes, la nature lui apporte son seul apaisement, à la limite de l’extase comme le révèlent ses magnifiques pages sur la mer. Ce retour chez soi, en soi, rime aussi avec l’affirmation de sa langue natale sur l’espagnol, et avec une sensibilité accrue au folklore local qu’il s’inquiète de voir tomber dans l’oubli. Prolixe, comme cela a été précisé, les lecteurs français seront bien en peine d’avoir accès à l’intégralité des 29 volumes qu’il a publiés, mais Le Cahier gris, aux éditions Gallimard, pourra faire office de synthèse et de porte d’entrée sur une œuvre qui gagnerait à être découverte de notre côté des Pyrénées. Josep Pla s’est éteint chez lui, à Llufríu, en 1981, il aura survécu 20 ans à deux de ses pairs, Frederic Pujulà i Vallès (1877-1962) et Víctor Català (1869-1966).
Combats et engagements
Frederic Pujulà aura marqué les esprits par son engagement envers l’esperanto, langue aux accents utopistes qu’il défendit ardemment lors de congrès internationaux, mais aussi pour avoir été le premier auteur à écrire en catalan une nouvelle de science-fiction, Homes artificials (1912), troublante satire d’un savant qui se rêvait dieu. Ce serait oublier qu’il a par ailleurs été un activiste catalan, comme le prouvent ses condamnations politiques et sa participation à la revue moderniste Joventut. Cet hebdomadaire, lancé en 1900 et disparu en 1906, s’affichait comme vecteur d’un catalinisme universel, c’est-à-dire une promotion de la culture catalane ouverte au monde et à la modernité. Une autre écrivaine, née à L’Escala en 1869, s’investit aussi pleinement dans cette publication, y faisant paraître de 1904 à 1905 son roman Solitude sous forme de feuilletons. Comme le prouve son pseudonyme masculin, Víctor Català, Caterina Albert i Paradis dût affronter d’autres problèmes liés à son époque. En 1898, elle se présente à Olot aux Jeux floraux, ces joutes poétiques dont la Catalogne s’était emparée au milieu du XIXe siècle. Les deux œuvres qu’elle propose sont primées, mais le jury s’offusque que La Infanticida, monologue théâtral dans lequel une mère avoue le meurtre de son garçon à un psychiatre, ait été écrit par femme. Dès lors, Caterina devient Víctor, parade qui lui permet de garder toute latitude dans le choix de ses thématiques, souvent très sombres. Le secret ne fera pas long feu, mais bien que cela la préoccupe, rien ne l’empêchera de devenir écrivain, et c’est ainsi que c’est sur ses pas désormais que les curieux et admirateurs suivent le circuit que lui a consacré le service des Archives de l’Escala. Elle s’essaiera à la poésie, mais c’est surtout dans le genre romanesque qu’elle s’épanouira, excellant notamment dans l’art de la nouvelle ce que laissait présager son recueil Drames ruraux dès 1902. Caterina connaîtra deux périodes de silence, à l’apogée du Noucentisme et pendant la guerre civile espagnole, mais toujours elle reviendra à l’écriture, comme une évidence. Une autre femme a laissé son empreinte dans la région, bien qu’elle n’en soit pas native. Née à Barcelone en 1908, Mercè Rodoreda s’installe à Romanyà de la Selva alors qu’elle a déjà un âge certain, mais c’est ici qu’elle acheva certains de ses plus beaux romans, et c’est là surtout qu’elle décida de reposer après sa mort survenue en 1983. La première partie de sa vie est un peu confuse, elle épouse son oncle à qui elle donne un enfant, mais le mariage ne fonctionne pas, elle s’ennuie, elle écrit quatre romans et finit par les renier ensuite, sauf un, Aloma, qu’elle réécrira complètement 30 ans plus tard. La guerre rime avec exil en France, puis en Suisse. Elle s’installe à Genève qui assiste à la naissance, en 1962, de ce qui est considéré comme l’un des plus grands romans catalans de l’après-guerre, La Place du diamant, l’histoire d’une femme ordinaire au temps du franquisme. Mercè Rodoreda rentre au début des années 70 en Catalogne et c’est donc à Romanyà de la Selva qu’elle écrit Miroir brisé, puis Tant et tant de guerre publié en 1980, l’année même où lui est décerné le Prix d’honneur des lettres catalanes. Le retentissement de son œuvre sera considérable, elle est traduite dans de nombreuses langues, dont le français, certains de ses ouvrages se découvrent aux éditions Gallimard.
Un brin de folie
Mercè Rodoreda avait pour contemporain Carles Fages de Climent, né en 1902 à Figueres, en Alt Empordà. Son nom nous est peu familier et pourtant tout le monde connaît son ami le plus cher, Salvador Dalí, qui vit le jour dans la même ville, et plus exactement dans la même rue, celle de Monturiol, deux ans après lui. S’il peut paraître étonnant de citer un peintre quand il est question de littérature, c’est que l’on sous-estime parfois à quel point Dalí était touche-à-tout, et combien cette amitié si particulière fut féconde. Carles Fages de Climent avait une imagination très vive, si vive qu’il n’hésita pas à créer un mythe autour de l’Empordà, à la façon d’un Tolkien il redessina son paysage familier, accordant à tel village le privilège d’être capitale du monde, désignant tel autre comme terre de sorcières. Et comme de bien entendu cette cosmogonie n’aurait pas eu de raison d’être sans un personnage central, il inventa El sabater d’Ordis, Le cordonnier d’Odis, légende qu’il mit en poésie dans un livre, publié en 1954, illustré par son camarade Dalí qui en avait même rédigé l’épilogue. Ce n’est pas la seule fois où ils ont collaboré, encore inconnu le peintre avait déjà signé les dessins accompagnant un poème écrit en 1924, Les Bruixes de Llers, bien plus tard ils travailleront ensemble sur Le triomphe et la rime de Gala et Dalí, œuvre qui met en lumière les propres obsessions symboliques du peintre. Enfin, celui-ci réalisera un tableau, El Crist de la Tramuntana, visible au musée qui lui est consacré à Figueres, en hommage à son ami trop tôt disparu en 1968. Mais Dalí, en plus du pinceau, maniait aussi la plume, il s’adonna à deux textes autobiographiques, aux titres aussi mégalomanes qu’un lecteur est en droit de l’attendre d’un tel personnage, La Vie secrète de Salvador Dalí et Journal d’un génie. Il se lança également dans un unique roman, Visages cachés, qu’il écrivit en français. En réponse au Marquis de Sade, créateur du sadisme et du masochisme, par cet ouvrage Dalí voulait clore la trilogie, inventant le clédalisme, du nom de son héroïne Solange de Cléda. Enfin, il ne sera pas possible de clore cette présentation littéraire de la Costa Brava sans évoquer un auteur qui y a passé les 20 dernières années de sa vie, et dont le talent est aussi fou que celui de l’artiste, Roberto Bolaño (1953-2003). Sa vie fut un long exil qui le mena du Chili, dont il est originaire, à l’Europe, il arriva finalement à Blanes qu’il ne quitta plus, étant devenu soutien de famille, et par ailleurs en proie à une grave maladie. Il réussit à mettre un point final à son chef-d’œuvre, 2666, quelques mois avant de succomber prématurément. Cet ouvrage, impressionnant par son ambition et par sa longueur, a pour fil rouge un mystérieux écrivain allemand, Benno von Archimboldi, et s’inspire en partie d’un fait divers réel, la disparition de plusieurs femmes aux alentours de la ville mexicaine de Ciudad Juárez. Un roman-fleuve idéal pour des vacances sur les lieux mêmes où il a été écrit.