PF0315201.jpg

Le XIXe siècle, les prémisses

En règle générale chaque pays peut se targuer de faire figurer au palmarès de sa littérature une œuvre fondatrice à laquelle est associé, très logiquement, un écrivain. Pourtant, en Guyane, le XIXe siècle est marqué par deux événements notables, mais distincts : d’une part la naissance d’un futur auteur qui quittera le sol natal très jeune, d’autre part la publication d’un texte, sous pseudonyme, qui révolutionnera la perception mondiale de la langue créole. Thomas Appoline naît en 1812 à Cayenne et meurt à Alger en 1884 sous un autre nom, Ismaÿl Urbain. Dans ce changement d’identité réside sans doute l’une des clefs pour appréhender la personnalité complexe d’un homme dont la mère était une affranchie métisse et dont le père, négociant, n’acceptera que fort tard de lui léguer son prénom en guise de patronyme, un homme qui rejoindra les saint-simoniens avec qui il partira pour l’Orient, puis qui se décidera à embrasser l’Islam à 23 ans. Traducteur et interprète de l’arabe, bénéficiant de l’écoute des puissants quand il s’installe en Algérie en 1845, Urbain est avant tout un essayiste humaniste qui usera de sa plume pour promouvoir ses idées anti-colonialistes, notamment dans L’Algérie pour les Algériens en 1861 et dans L’Algérie française : indigènes et immigrants neuf ans plus tard. Si la postérité a retenu son engagement à défaut de sa poésie, le roman qui paraît en 1885 est avant tout littéraire, mais pas seulement. Cette œuvre emblématique est également empreinte d’un certain mystère puisque derrière le nom affiché sur sa couverture, Alfred Parépo, officiellement né à Cayenne en 1841 et décédé dans la même ville en 1887, se cacherait, au gré des hypothèses toujours en vigueur aujourd’hui, soit Alfred de Saint-Quentin, ayant par ailleurs publié Introduction à l’histoire de Cayenne suivie d’un recueil de contes, fables et chansons en 1872, soit Félix Athénodor Météran, écrivain de la Marine, orpailleur et homme politique. Mais finalement qu’importe, Atipa possédait une particularité qui lui valut sa réputation, bien au-delà de l’identité de son auteur, il s’agissait en effet du premier roman écrit en créole, à ce titre il a été promulgué œuvre représentative de l’humanité par l’UNESCO. Certes, Atipa ne sera vraiment encensé que cent ans plus tard grâce à Auguste Horth qui le citera dans Le patois guyanais qu’il publiera en 1949, néanmoins il est impossible de nier son impact ou de ne pas lui reconnaître une force politique à une époque où l’égalité entre les différentes populations qui habitaient la Guyane était encore une utopie, d’autant plus que ce récit est critique fine et drolatique d’une société en pleine transition post-coloniale. Le XIXe siècle, décidément fécond, assiste enfin à une naissance dont les circonstances ont déjà l’allure d’une légende. Ainsi il se dit que René Maran poussa son premier cri sur le bateau qui menait ses parents de la Guyane à la Martinique, sa naissance sera d’ailleurs enregistrée à Fort-de-France en novembre 1887. Un premier voyage pour un homme qui en connaîtra mille autres, ce qui le rend particulièrement insaisissable et n’a certainement pas contribué à assurer sa postérité posthume, lui qui fut pourtant le premier Noir à recevoir le Prix Goncourt en 1921 pour Batouala dont l’action se déroulait dans un village africain.

Le XXe siècle, la confirmation

En Guyane, le XXe siècle salue le travail de deux hommes qui auront une influence notable, le premier est Constantin Verderosa, né en 1889 à Cayenne d’un père alsacien et d’une mère italienne, qui écrira une dizaine de pièces de théâtre en créole, le second est René Jadfard (1899-1947), touche-à-tout hyperactif, qui sublimera son pays dans Nuits de cachiri après s’être essayé au roman policier dans Drôle d’assassin. Mais c’est surtout son acolyte en politique qui franchit un nouveau cap en littérature bien que l’histoire l’ait malheureusement un peu oublié, Léon-Gontran Damas (1912-1978) fut en effet, comme le soulignait Aimé Césaire dans son Hommage posthume, « un poète de la Négritude, sans doute le premier d’entre eux ».

Sous ce terme est désigné le courant par lequel les peuples noirs revendiqueront leur propre identité culturelle et s’affirmeront face à l’assimilation forcée engendrée par l’esclavage et le colonialisme. Un combat que Léon-Gontran Damas mènera en poète – ses recueils Pigments (éditions Présence africaine) et Black-Label restent des incontournables, et que poursuivra Bertène Juminer (1927-2003) en romancier avec un titre lapidaire, Les Bâtards (1961). Dans ce récit semi-autobiographique, il évoquera sa propre expérience de médecin formé en France pour dénoncer la persistance des rapports de domination entre les colons et les colonisés dans le Paris des années 30.

La question, difficile et politique, restera au cœur de l’œuvre de nombre d’écrivains, à l’instar de Serge Patient (1934-2021), professeur et militant, qui dans Le Nègre du gouverneur mettra en scène les déséquilibres de l’ordre colonial, ou du métropolitain André Paradis, né en 1939 près de Paris, qui s’investira pour l’indépendance et s’inspirera de sa terre d’accueil pour écrire le recueil de nouvelles Marronnages en 1998 ou encore le roman Des hommes libres (2005, éditions Ibis rouge) dans lequel un Parisien se découvre un ancêtre esclave.

C’est l’histoire encore qui éveillera chez Lyne-Marie Stanley l’envie d’écrire. Elle qui vit le jour en 1944 à Cayenne publia à la cinquantaine un premier roman où elle s’attachait à trois générations de femmes issues de la même famille, La Saison des abattis devient alors prétexte pour mettre en exergue la délicate question de la couleur de peau avec toutes ses conséquences. Son travail d’auteure, également pour les éditions Ibis rouge, se poursuivra en 2001 avec Mélodie pour l’orchidée, évocation de l’effervescence culturelle des années 70, et en 2006 avec Abel… qui ressuscite le terrible bagne. Celui qui fut son mari, Élie Stephenson, choisit pour sa part la poésie et le théâtre pour explorer la veine ouverte par Damas en continuant de porter la fameuse « torche de résine ». Enfin, la politique s’invite également chez l’une des plus célèbres Guyanaises contemporaines puisque c’est dans ses fonctions officielles que les métropolitains ont tout d’abord découvert Christiane Taubira, mais celle-ci – après avoir publié des essais et un récit autobiographique, Nuit d’épine – est désormais romancière comme le confirme Gran Balan publié en 2020.