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Un peuple issu de l’immigration

Au Ier siècle, alors que les Romains s’installent sur le continent, les Gaulois trouvent refuge dans les îles. Plus tard, c’est au tour des Britanniques des Cornouailles de fuir l’invasion des Anglo-Saxons.

En 911, Charles le Simple cède la Normandie, dont faisaient partie les îles Anglo-Normandes, à Rollon, un chef viking, en signant le traité de Saint-Clair-sur-Epte. C’est alors que les Normands viennent s’y installer. Ils sont nomades, pirates et païens et, en venant dans les îles, ils deviennent agriculteurs et se convertissent. Entre les XVIIe et XIXe siècles, de nombreux exilés huguenots viennent de France dans les îles pour fuir les guerres de religion ; ils seront suivis par d’autres fuyant la Révolution française. Bientôt l’immigration prend un caractère plus économique. Vers 1840, ce sont les Bretons qui, chaque saison, arrivent en masse pour travailler sur les terres. Ils sont à l’origine de nombreux noms de famille à consonance française qu’on trouve encore sur l’île. À Saint-Hélier, l’actuel High Grove Street était ainsi autrefois surnommé French Lane, et considéré comme le lieu de rendez-vous des Bretons de Jersey.

Il a fallu attendre l’abolition de l’impôt sur le revenu et la navigation à vapeur en 1820 pour que les Anglais commencent à s’y installer. L’archipel, jusqu’alors tourné vers les côtes françaises, s’emploie désormais à entretenir des liens étroits avec Londres. La langue française se meurt, la livre sterling est adoptée tout comme le système de poids et mesures anglais, et la plupart des échanges commerciaux se font avec la Grande-Bretagne.

Les nouvelles migrations

Aujourd’hui, les autochtones délaissent le travail manuel et celui de l’hôtellerie et cherchent à travailler dans le secteur bancaire ou les assurances pour obtenir un meilleur salaire. Bon nombre d’entre eux restent aussi en Angleterre où ils peuvent exercer leur métier après y avoir effectué leurs études supérieures. Il faut pourtant bien que soient assurés les services essentiels à la vie de l’île, aussi la main-d’œuvre dans l’agriculture, la gastronomie ou l’hôtellerie est aujourd’hui principalement originaire des pays de l’Est. Autrefois, elle venait du Portugal. C’est pourquoi les Portugais représentent une assez forte proportion de la population locale. Ils sont principalement originaires de l’île de Madère. Ils ont remplacé les Bretons et les Italiens autrefois employés mais repartis dans leurs régions d’origine. Cela explique ces curieux vols charters Jersey-Madère directs. Cela explique aussi le double affichage anglais-portugais dans certaines administrations, des bars aux noms ensoleillés, des enseignes où le nom des patrons sont Da Silva, Da Cunha, une équipe de football portugaise, des clubs, et ces réunions animées, le samedi matin près du marché de Saint-Hélier. C’est une population assez bien intégrée qui a su trouver sa place dans l’économie locale.

Les enfants de parents portugais ou issus de couples mixtes et nés à Jersey sont de plus en plus nombreux et créent une génération multiculturelle. Plus récemment, les patrons d’hôtels et restaurants ont fait appel à une main-d’œuvre polonaise. Les Polonais sont ici appréciés pour leur niveau d’études souvent élevé et leur facilité à parler l’anglais. Beaucoup d’entre eux (ou d’entre elles) ont ainsi des diplômes universitaires importants, mais préfèrent venir travailler ici comme réceptionniste ou cuisinier car cela est plus rentable. Ces nouveaux arrivants éprouvent naturellement le besoin de se rassembler. Vous verrez ainsi certains établissements (restos, bars, commerces) proposant des plats polonais, des journaux polonais, des soirées karaoké en polonais, etc. D’autres travailleurs immigrés complètent la population locale : Lettons ou Kenyans par exemple. Quant aux Anglais, aux Italiens et aux Français, ils occupent surtout des postes de direction ou de chefs cuisiniers. Enfin, le domaine de l’horticulture est confié en grande partie à des Hollandais.

Le rendez-vous de milliardaires

Mais l’immigration dans l’archipel anglo-normand ne concerne pas seulement les travailleurs manuels, elle est aussi le fait de milliardaires attirés par des taux d’imposition paradisiaques. Il est de plus en plus difficile de s’installer fiscalement à Jersey. Chaque candidat doit prouver que son compte en banque se monte à quelques millions de US$, à déposer bien sûr dans une banque de l’île, et que ses revenus annuels sont de l’ordre de 1 million de US$. Pour s’installer à Guernesey, il n’est pas nécessaire d’être aussi fortuné. Il suffit de disposer de £200,000 minimum pour acheter une belle demeure sur le marché et de pouvoir prouver que l’on a de quoi vivre. Aurigny et Sercq ne présentent pas les mêmes réglementations immobilières que les grandes îles et le seul obstacle à l’achat d’une maison tient au nombre limité d’offres sur le marché.

La lutte contre l’immigration illégale

Avec une économie florissante et un statut de paradis fiscal, les îles attirent beaucoup de candidats à l’immigration aux passés les plus divers. À Jersey – où seulement la moitié de la population est née sur place –, les hostilités sont ouvertes contre ceux qu’on appelle les « immigrés illégaux ». C’est pourquoi les conditions pour devenir citoyen des îles sont draconiennes. Un passé obscur y est un obstacle, tandis qu’un savoir-faire particulier est le bienvenu. Le problème d’une telle demande de naturalisations réside en ce que la vie est chère et particulièrement le marché de l’immobilier. Aussi bien pour les autochtones que pour les émigrés, il est difficile pour les jeunes de s’y installer, bien que les lois qui leur sont appliquées soient différentes. Les bailliages dépensent donc l’essentiel de leur budget en aide aux logements, crèches, école, hôpitaux…

L’anglais et les dialectes locaux

On parle bien sûr anglais, mais pas seulement. Des dialectes locaux existent encore (un peu).

Français et jèrriais. Le français, d’abord sous sa forme normande – les insulaires ont parlé longtemps un dialecte français du Moyen Âge qu’on appelle Norman French en anglais, ou jersiais/jèrriais –, a régné sur les îles durant une longue période. Les mots de ce dialecte viennent en général du bas latin, mais on y retrouve des origines gauloises, bretonnes et scandinaves. Au XIXe siècle, tandis que les anglicans réclamaient des offices en anglais, nombre d’émigrés huguenots, antirépublicains ou révolutionnaires, parlaient français. L’enseignement était assuré en partie dans cette langue, par des précepteurs d’origine française, souvent des religieux. Le français était à cette époque la langue la plus cotée en Europe auprès des monarques, des diplomates, des littérateurs et des hommes d’esprit. La francophonie, pour utiliser un terme d’aujourd’hui, s’étendait jusqu’en Russie et en Pologne et jusqu’en Écosse, mais pas dans les pays anglo-saxons ennemis de la France.

Au XIXe siècle, la langue scientifique était encore le latin, plus universel mais pas très moderne. Après la Première Guerre mondiale, l’anglais a fait une percée dans les mondes des affaires et scientifique en tant que langue internationale, tandis qu’en France, au début du siècle, l’organisation de l’enseignement visait à éliminer les langues régionales au profit du francilien. C’est dire que, même en Normandie, le normand a fortement régressé, sauf peut-être dans le nord du Cotentin. Ainsi, depuis le début de ce siècle, la pratique de l’anglais s’est généralisée dans les îles. Aujourd’hui, des sociétés savantes et des associations (la Société jersiaise par exemple) essaient de faire revivre cette langue dont il reste des vestiges dans les îles et en Normandie, où elle a ses revues. On la retrouve encore dans les histoires et contes locaux, dans les mesures d’arpentage ou les titres officiels, dans la langue populaire et dans les noms de rues ou de famille. Dans la vie quotidienne, le jèrriais est utilisé dans les actes officiels qui sont dans leur ensemble rédigés en vieux normand ou en français, et les avocats peuvent aller étudier l’ancien droit normand à la faculté de Caen. À l’école primaire, ou plus tard, certains enfants choisissent le patois en option. Le jèrriais a même droit à une page hebdomadaire dans le quotidien local, mais l’anglais est bien implanté dans le monde des affaires. Pour ceux qui sont intéressés par cette langue qu’on peut dire ancienne, citons en particulier le Dictionnaire jersiais-français de Franck Le Maistre, aux éditions Don Baleine Trust, Jersey, hélas de 1966 et introuvable en librairie : il faudra le dénicher en bibliothèque.

Petit lexique jèrriais. Voici quelques mots et expressions du cru encore en usage, surtout chez les anciens. Bailliff : chef magistrat et président des États (d’abord nommé par le gouverneur, puis directement par le roi d’Angleterre) ; boulevard : palissade de troncs d’arbres pour protéger de la mer ; cauchie : port, route, chaussée ; clios : champ clos, entouré de haies ; connétable : dans chaque paroisse, à la fois chef de la police, législateur et président du conseil municipal ; fief : terres données par le souverain aux hommes qu’il désirait récompenser ; mais wai, mais nonnain : évidemment ; mess : monsieur ; mon Dou : mon Dieu ; mon viow : mon vieux ; par il lo : par là ; perquage : chemin de 8 m de large menant de chaque église à la mer et par lequel tout criminel avait le droit de s’enfuir de Jersey sans être inquiété par les soldats ; pourchay : cochon ; rat : taxes paroissiales ; seigneur : propriétaire de fief ; villais : habitants de Saint-Hélier.

Le guernesiais. Ce patois n’est plus employé que dans quelques familles, dans le sud-ouest de l’île, à Torteval en particulier. Son enseignement n’est pas obligatoire et très peu répandu. Cependant, Radio Guernsey (BBC), la radio officielle de l'île veille à ce que le guernesiais ne disparaisse pas complétement des ondes.