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Un fleuve frontière

C’est dans les montagnes du Fouta-Djalon, en Guinée-Conakry, que les rivières Bafing et Bakoye prennent leurs sources avant de se rejoindre près de Baloufabé, au Mali, à environ 900 km de l’océan Atlantique. Là, se forme le fleuve Sénégal qui continue sa traversée jusqu’à croiser à 30 km en amont de Bakel son affluent le plus important, la Falémé, qui naît à 650 km de là dans la partie nord du Fouta-Djalon. Le fleuve marque alors jusqu’au barrage de Diama, près de Saint-Louis, la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. Entre le Diéri, zone sèche propice à l’élevage, et le Walo, zone inondable aux terres fertiles, se sont développés de nombreux villages peuls, wolofs et maures. Parfois même, certains villages sénégalais et mauritaniens se font face, séparés seulement de quelques mètres par le fleuve Sénégal. Ces riverains partagent bien souvent des traits culturels, tissent des liens et se sentent parfois même autant Mauritaniens que Sénégalais. À l’instar de Rosso et son homonyme mauritanien, les échanges commerciaux entre ses villes jumelles y sont nombreux, des produits du quotidien au matériel électronique en tout genre, très prisés des Sénégalais qui en tirent quelques avantages au niveau des prix. Ainsi, tout au long de la journée, pirogues et bacs motorisés font des allers-retours incessants, transportant marchandises, passagers et véhicules. Deuxième porte d’entrée au Sénégal après l’aéroport Blaise Diagne, Rosso se verra d’ailleurs prochainement doter d’un pont reliant les deux rives, afin de faciliter la libre circulation et les échanges entre les deux pays. Cependant, malgré la bonne entente qui semble régner, le fleuve fut aussi une source de conflits entre les deux pays. En 1989, de violents affrontements éclatèrent entre les paysans sénégalais et mauritaniens, qui virent s’appauvrir leurs conditions de vie à la suite des barrages réalisés sur le fleuve Sénégal. Les relations diplomatiques furent rompues et la frontière sénégalo-mauritanienne fermée jusqu’en mai 1992.

Un fleuve au glorieux passé

Dès le XVIIe siècle, tous les regards sont tournés vers Saint-Louis, qui abrite alors un port commercial de grande importance, notamment de la traite négrière, de l’or et de la gomme arabique. Le fleuve Sénégal, navigable en toute saison jusqu’à Podor, et durant l’hivernage jusqu’à Kayes, au Mali, permit de développer un commerce florissant à l’intérieur des terres, désenclavant ainsi plusieurs villages. Au début du XIXe siècle, le commerce de la gomme s’intensifie, attirant de nombreux négociants français, notamment bordelais et marseillais, qui élèvent le long des quais des entrepôts où l’on stocke et s’échange les marchandises. Richard Toll, Dagana, Podor, Matam et Bakel deviennent ainsi des escales fluviales incontournables et des pôles commerciaux d’importance. Cependant à la fin du XIXe siècle, le négoce de l’arachide détrône peu à peu celui de la gomme arabique, et se développe à Dakar et Rufisque, plus proches des centres de production. Ce commerce prospère tend alors à décliner, de même que la capitale de l’Afrique de l’Ouest, jusque-là Saint-Louis, est transférée à Dakar en 1902. Le transport fluvial se réduit aux personnes et au courrier, oubliant ainsi son prestigieux passé de négoces. En 1935 sont créées les Messageries du Sénégal qui détiennent alors le monopole du trafic sur le fleuve. Pour défier cette navigation spécifique, est conçu dans les chantiers hollandais le Bou el Mogdad, un navire de 52 mètres de long doté d’une coque en excellent acier. À partir des années 50, le bateau sillonne le fleuve de Saint-Louis à Kayes au Mali, en passant par Richard Toll, Podor et Bakel, et devient l’un des principaux moyens de transport et de communication entre les villages les plus reculés du nord du Sénégal, le pays étant dépourvu de routes à cette époque-là. À son arrivée dans les comptoirs, c’est toute une population qui s’agite et qui vient à sa rencontre pour récupérer courriers et marchandises. Mais le transport routier se développe dans le pays, et le Bou devient moins utile aux populations. Abandonné sur les quais de Saint-Louis pendant plusieurs années, il est acheté par un Français, Georges Consol, qui lui offre une nouvelle jeunesse. En 1980, il devient un bateau de tourisme qui effectue des croisières entre Saint-Louis et Podor. Cette période ne dura qu’un temps, car à la suite de la construction du barrage de Diama, il quitte le fleuve Sénégal pour rejoindre la Casamance puis la Sierra Leone, la Guinée-Bissau et le Sine-Saloum. Éloigné pendant plusieurs années de sa chère région de Saint-Louis, il faudra attendre 2005 pour que le Bou retrouve son fleuve d’origine, racheté par Jean-Jacques Bancal, un Saint-Louisien passionné, et plusieurs associés. Le 16 octobre 2005, toute la population saint-louisienne attend impatiemment son retour, agglutinée sur les quais, lorsque le Pont Faidherbe, fermé depuis plus de 20 ans, pivote lentement pour laisser rentrer ce bateau légendaire, sous le regard nostalgique, mais joyeux des badauds. À peine un mois plus tard est organisée la croisière inaugurale entre Saint-Louis et Podor, la première de toute une série, qui se déroule depuis toutes les semaines d’octobre à mai, retraçant ainsi son parcours historique.

Une coopération interétatique unique

Alors que de terribles sécheresses s’abattent sur la vallée du fleuve Sénégal et que les cultures sont menacées par la remontée des eaux salées sur près de 250 km, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie décident en 1972 d’unir leurs efforts pour maîtriser les ressources en eau, tout en les exploitant de manière rationnelle, avec des aménagements nécessaires. Naît alors une coopération solidaire entre les États et l’Organisation pour la Mise en Valeur du fleuve Sénégal (OMVS), que la Guinée rejoindra en 2006. L’une des premières réalisations de l’Organisation est la construction du barrage de Diama, à 27 km en amont de Saint-Louis. Mis en exploitation en 1985, il a pour vocation principale de bloquer l’avancée du sel marin à l’intérieur afin de rendre les terres propices à l’agriculture. Ainsi, en période de crue, ce barrage mobile s’ouvre pour assurer l’écoulement habituel du fleuve, et se ferme en période d’étiage pour éviter la remontée des eaux salées. Il sert aussi de réservoir d’eau potable, lui qui alimente entre autres le lac de Guiers, lui-même fournissant Dakar en eau à 60 %. Bien que cette construction ait sauvé l’agriculture dans la vallée, elle a cependant, comme tout barrage, engendré une modification des écosystèmes. C’est ainsi qu’à l’embouchure, l’eau douce peine à s’écouler et le fleuve se fait envahir par l’océan, quand en amont du barrage, les eaux qui désormais stagnent, entraînent la prolifération de plantes envahissantes, à l’instar du typha. Né également de cette coopération, le barrage de Manantali, au Mali, construit sur l’un des affluents du fleuve Sénégal, le Bafing, permet aussi de réguler les débits du fleuve et de favoriser l’irrigation des terres. De plus, depuis 2001, il produit de l’électricité, qui est ensuite répartie entre les pays actionnaires, dont le Sénégal reçoit 33 % de cette production. Le rêve de l’OMVS ? Rendre le fleuve navigable via un chenal long de 905 km, reliant Saint-Louis au port fluvial d’Ambidédi, ville située à 40 km de Kayes au Mali, afin de désenclaver certaines villes et stimuler le commerce. Mais ce projet ambitieux, à l’étude depuis 40 ans, nécessite des investissements si coûteux et des travaux si conséquents, qu’il faudra attendre encore plusieurs années avant que ce rêve devienne réalité.

Une vallée fertile

Traversant des régions semi-arides, la vallée alluviale du Sénégal, qui s’étend de Bakel à Dagana, constitue l’une des principales zones d’inondation du fleuve. Son lit, qui déborde parfois jusqu’à 25 km de large en période d’hivernage, fertilise des millions d’hectares de terre. Ses rives sont ainsi devenues un centre vital de première importance, attirant depuis la nuit des temps de nombreuses tribus venues y pratiquer l’élevage et l’agriculture. Avec près de 40 000 hectares cultivés en 2018, la riziculture irriguée est l’activité principale de la vallée durant l’hivernage, dont les aménagements se sont multipliés ces dernières années. Le pays qui vise l’autosuffisance en riz a placé la vallée du fleuve Sénégal au cœur de ce défi, et depuis, la production ne cesse de croître, jusqu’à atteindre près de 60 % de la production nationale. L’autre moteur économique de la région est sans aucun doute la production de sucre de canne, dont les champs de la Compagnie Sucrière Sénégalaise s'étendent sur plus de 12 000 hectares aux portes de Richard Toll. Créé en 1970, son complexe agro-industriel, qui emploie jusqu’à 8 000 personnes en pleine saison, permet de réaliser sur place tout le processus des opérations de transformation de la canne, en sucre raffiné dont la production a atteint près de 145 000 tonnes en 2018. En octobre, commence la décrue qui laisse derrière elle des terres exondées et fertiles, permettant ainsi différents types d’exploitation horticole. Tomates, aubergines, potirons, pastèques et maïs, une grande variété d’espèces y est cultivée par les paysans. Bien que la production locale soit loin derrière celle du riz ou de la canne à sucre, l’horticulture attire de plus en plus de multinationales qui y voient un avenir dans la vallée. Outre les Grands Domaines du Sénégal, la Société de cultures légumières, implantée depuis 2006 à Diama, s’est également imposée comme leader dans le secteur, en exportant plus de 90 % de ses fruits et légumes.

Mame Coumba Bang, la déesse du fleuve

Dernière ville arrosée par le Sénégal, construite sur une île estuaire du fleuve, Saint-Louis serait sous la protection d’une déesse, Mama Coumba Bang, qui vivrait dans les eaux douces du fleuve. Selon une croyance animiste locale, cette belle femme, vêtue d’un magnifique boubou coloré, avertissait des dangers qui guettaient les habitants de Saint-Louis, lorsqu’elle venait faire son marché. Pour éviter ces malheurs, elle leur recommandait de faire des offrandes, avant de s’enfoncer, la calebasse sur la tête, dans les eaux profondes. Ainsi, pour chasser le mauvais œil, les Saint-Louisiens prirent l’habitude de faire des libations, en versant du lait caillé pour rendre hommage à celle que l’on surnomme « grand-mère ». Son histoire, inscrite dans la légende populaire, a inspiré plus d’un artiste, comme les griots qui chantent ses mémoires au rythme du balafon ou de la kora. Peut-être d’ailleurs croiserez-vous lors de votre séjour à Saint-Louis, musicien, conteur ou écrivain longer les rives du fleuve Sénégal, en déclamant quelques bribes d’une future composition ? Car Saint-Louis inspire les artistes du monde entier, qui une fois le Pont Faidherbe franchi, s’imprègnent de cette atmosphère si magique, entre fleuve et océan.