Avant 1960

Il paraît tout simplement impossible d’évoquer la littérature togolaise en la faisant naître l’année où le pays, tel que nous le connaissons aujourd’hui, gagne enfin son indépendance, car la terre – au-delà des frontières inventées par les hommes – conserve ses racines qui toujours rejaillissent, à l’image du nom du pays qui tire son origine d’un mot éwé : togodo (au-delà de la berge du fleuve). Cette langue fascina les missionnaires, à l’instar de Diedrich Westermann, né à Baden (Allemagne) en 1875 et envoyé au Togo où il s’investit pleinement dans son étude – publiant un dictionnaire en deux tomes en 1905 et 1906, une grammaire l’année suivante – jusqu’à abandonner ses fonctions ecclésiastiques afin de devenir linguiste à temps plein et d’occuper la chaire des cultures africaines à l’université de Berlin. Ses travaux furent fondamentaux dans le sens où ils permirent à l’éwé d’être bien plus documenté que beaucoup de langues africaines. Néanmoins il n’était pas le premier à s’y intéresser, comme le souligna Paul Wiegräbe (1900-1996), également missionnaire au Togo de 1926 à 1939, dans son livre Gott spricht Ewe (Dieu parle éwé). En effet, celui-ci évoqua Bernhard Schlegel (1827-1859) envoyé sur place dans un but très précis : donner traduction de la Bible, une entreprise qui – dit-on – nécessita pas moins d’un demi-siècle, les problèmes de vocabulaire complexifiant la tâche. L’exemple le plus célèbre est sans doute la difficulté à trouver une correspondance pour l’étable qui avait vu naître le Christ, dans un pays qui en était dénué, et qui fut remplacé par l’équivalent de « là où dorment les chevaux », animaux que les missionnaires avaient importés avec eux, même si ceux-ci succombèrent très vite au climat tropical. Anecdote mise à part, l’éwé renaîtra à l’écrit à l’heure où l’indépendance se fera pressante, notamment sous la plume de Kwasi Fiawoo et de Sam Obianim – tous deux de nationalité ghanéenne sans que ce soit vraiment important puisqu’ils sont frères de langue avec les Togolais, l’éwé étant toujours utilisé de nos jours, notamment à Lomé. Le premier signera La Cinquième Lagune en 1937, le second Amegbetoa en 1949. À ce patrimoine originel, il conviendra évidemment d’ajouter la tradition orale qui ici n’a guère été retranscrite mais qui a continué à se propager, dans l’intimité familiale mais aussi dans la sphère culturelle plus large grâce au festival national des Griots (FESNAG) créé au début du XXIe siècle.

Ce n’est encore pas au Togo que naît celui qui peut être considéré comme le premier écrivain du pays et, plus globalement, l’un des premiers écrivains africains de langue française, c’est pourtant dans ce pays qu’il passera la majeure partie de sa vie jusqu’à devenir fonctionnaire des services de l’information après l’indépendance. Félix Couchoro voit le jour en 1900 au Dahomey, futur Bénin, et décédera à Lomé, en 1968. Professeur, il publie dans les journaux, en feuilletons ou non, des romans de mœurs, notamment dans le quotidien Togo-Presse mais aussi dans le journal colonial La Dépêche africaine, ce qui lui assure sans doute la notoriété suffisante pour voir son premier roman édité à Paris en 1929 sous le titre L’Esclave. Cette histoire campe la vie de Mawalouawé, un petit esclave de huit ans acheté par Komlangan qui l’élèvera comme l’un de ses propres enfants… jusqu’à ce qu’à l’heure de l’héritage les rivalités larvées, et une histoire d’amour interdite, fassent exploser la famille. Couchoro se montrera particulièrement prolixe à partir des années 1940, publiant une trentaine d’œuvres (Amour de féticheuse, Drame d’amour à Anecho, L’Héritage, cette peste, etc.) sans pour autant reconquérir la capitale française. Sans être considéré comme un écrivain engagé, il osa en tout cas s’immiscer dans la très sensible brèche ouverte entre l’Afrique et l’Occident, ce qui lui fut plus ou moins reproché, d’autant plus pour le choix de la langue qu’il adopta. À cette première génération littéraire, il conviendra également d’ajouter David Ananou (1917-2000) avec Le Fils du fétiche, publié par les éditions La Savane en 1955 et réédité en 1971. À travers l’histoire de Sodji, de ses épouses et de sa progéniture, il parodia l’animisme ou encensa le christianisme, au choix, là encore la frontière est poreuse et le débat sans doute politique…

Indépendance et théâtre

Des années 1960 aux années 1980, la période s’ouvre à de nombreux écrivains qui continuent d’explorer le roman, tandis que le théâtre commence lui aussi à s’imposer. C’est la génération d’Yves-Emmanuel Dogbé (1939-2004), poète et essayiste, qui en 1979 se fera éditeur en fondant Akpagnon, aussi celle de Victor Aladji, né en 1940, qui publie beaucoup, dont Akossiwa mon amour en 1971 et L’Équilibriste en 1972. Dans le premier roman, il donne au village qu’il décrit une véritable couleur locale, en usant notamment de mots en éwé, et surtout aborde le sentiment amoureux, ce qui n’avait alors rien d’une évidence. Dans le second, il se fait plus critique envers le régime postcolonial et imagine une sorte de Robin des Bois togolais. C’est aussi à cette époque que Tété-Michel Kpomassie écrit un récit autobiographique au titre évocateur, L’Africain du Groenland, où il raconte le long périple qui l’amènera à accomplir son rêve. Préfacé par Jean Malaurie, le célèbre explorateur et fondateur de la collection « Terre humaine » chez Plon, cet ouvrage est devenu le premier best-seller du Togo et est toujours disponible aux éditions Arthaud. Il faudrait enfin mentionner Pyabélo Chaold Kouly (1943-1995) qui se préoccupa de pédagogie et d’éducation, grâce à des essais, à des ouvrages jeunesse, mais aussi à un scénario de bande dessinée, fruit de l’adaptation de son propre roman Le Missionnaire de Pessaré Kouloum, et première du genre au Togo. Sa tâche ne lui fut jamais simplifiée et elle eut souvent à recourir à l’autoédition, mais elle a sans conteste ouvert la voie à la littérature réservée au jeune public ainsi qu’aux auteures féminines, notamment avec son roman Souvenirs de douze années passées en République fédérale d’Allemagne (1975) dans lequel elle aborda frontalement la question de la discrimination.

Du côté du théâtre, c’est Sénouvo Agbota Zinsou, qui vit le jour en 1946 à Lomé, qui fit figure de pionnier. Il cofonda sa première troupe à 22 ans et reçut le grand prix du Concours théâtral interafricain de Lagos à peine quatre ans plus tard, pour sa pièce On joue la comédie qui bénéficiera d’une tournée internationale. Il s’inspira également d’un genre qui s’est développé dès les années 1930 au Ghana, le concert party où, durant plusieurs heures, se succédaient sur scène des musiciens et des personnages qui n’avaient rien à envier ni au vaudeville, ni à la commedia dell’arte. Très populaires, ces pièces, souvent jouées en langues vernaculaires, étaient empreintes d’audace. Cette liberté de ton, parfois critique, inquiéta les gouvernements en place et se retrouva dans les textes de Zinsou qui, malgré les hautes fonctions qu’il occupa (directeur de la Troupe nationale) et ses nombreux succès, dut, comme tant d’autres, se plier à l’exil, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à exercer son art. Au moins deux de ses œuvres – La tortue qui chante et Le Médicament – se découvrent dans la collection « Monde noir » du groupe Hatier International.

Nouvelles voix

Malgré ces tentatives d’oppression, la parole s’était définitivement libérée, ce que démontra une nouvelle vague d’écrivains d’autant plus préoccupés par les questions sociales. Du côté des femmes, Lolonyo M’Baye publia sous le pseudonyme d’Ami Gad Étrange héritage en 1985. Dix ans plus tard, Jeannette Ahonsou était distinguée par le prix France-Togo pour Une longue histoire. Vingt ans plus tard, Christiane Ekué fondait les éditions Graines de pensées. Le Béninois Jean-Jacques Dabla, qui a vécu au Togo avant de partir enseigner en France, signa du nom de Towaly les nouvelles qu’il publia et dans lesquelles sa vision du monde, parfois désenchantée, se faisait universelle. Mais ce sont trois écrivains – tous trois nés entre 1960 et 1966, et tous trois récipiendaires du grand prix littéraire d’Afrique noire – qui définitivement donnèrent à la littérature togolaise ses lettres de noblesse : Sami Tchak, Kossi Efoui et Kangni Alem.

Doctorant en sociologie, diplômé à la Sorbonne, Sami Tchak affûta sa plume avec des essais que lui inspirèrent ses voyages (La Prostitution à Cuba, L’Harmattan, 1999) avant de faire grincer quelques dents avec un premier roman qui sera jugé au mieux inclassable, au pire dérangeant, à moins que ce ne soit l’inverse. Dans Place des Fêtes (Gallimard, 2001), diatribe incisive, un narrateur anonyme, dont on sait juste qu’il est Noir et né en France de parents africains, livre sa vision des choses sur tout ce qui lui déplaît. Si chacun en prend pour son grade et si l’ensemble est ponctué de quelques grossièretés, la carrière de Sami Tchak était bien lancée et se poursuivra notamment au prestigieux Mercure de France (Le Paradis des chiots en 2006, Filles de Mexico en 2008, Al Capone le Malien en 2011). Provocateur, Kossi Efoui l’était aussi certainement, sa contestation politique lui ayant d’ailleurs coûté l’exil vers la France. Faisant ses armes comme dramaturge, il devint un romancier plutôt exigeant mais vraiment fascinant, comme le prouve son Cantique de l’acacia paru au Seuil en 2017. Kangni Alem aura lui aussi débuté par le théâtre et marqué les mémoires avec ses mises en scènes de Bertolt Brecht ou de ses propres textes (dont Chemins de croix qui lui valut le prix Tchicaya U’Tamsi en 1990). Depuis Cola cola jazz (éditions Dapper, 2002), c’est désormais pour ses nouvelles (Un rêve d’albatros, Gallimard, 2006) et pour ses romans (Esclaves, Lattès, 2009 ; Atterrissage, Graine de Pensées, 2016) qu’il est célébré. À ces voix s’ajoute évidemment celle de Théo Ananissoh, publié par Gallimard, de Lisahohé en 2005 à Perdre le corps en 2021. La relève semble assurée par une nouvelle génération née dans les années 1970 et 1980, à l’exemple du dramaturge Gustave Akakpo (éditions Lansman) ou du romancier Edem Awumey (Port-Mélo en 2006 chez Gallimard, Les Pieds sales en 2009 chez Seuil, Explication de la nuit en 2014 aux éditions Du Boréal…).