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Un territoire fragile aux ressources convoitées

« La Patagonie est condamnée à être l’un des espaces les plus purs de la planète. Quand les qualités originelles de l’air ne seront plus qu’un souvenir dans le reste du monde, en Patagonie elles seront une réalité de chaque jour et cela lui donne une valeur facile à calculer » nous affirme Luis Sepulveda dans son ouvrage Nouvelles du sud. Car si cette région isolée semble encore échapper en partie à un monde qui gronde, elle semble aussi en sursis tant l’abondance de ses richesses naturelles attire les compagnies nationales et étrangères. Avec la demande énergétique mondiale en augmentation, la région a émergé comme un marché de première importance. Depuis plusieurs décennies, le nord de la Patagonie est criblé de puits de gaz et de pétrole. Chemin faisant, l’Argentine est devenue premier producteur de gaz naturel en Amérique latine avec une production de 37,1 km3 en 2017. Au Chili, la pêche est une activité florissante : le pays détient la 5e place mondiale avec 5 millions de tonnes annuelles. C’est le deuxième producteur de saumons au monde après la Norvège : les ventes à l’étranger de saumons ont bondi de 33 % entre 2012 et 2021, représentant près de 650 000 tonnes et plus de 5 milliards de dollars en 2021. Les quelque 2 400 centres d’aquaculture produisent en effet plus de 90 % de la production nationale. Pourtant, l’exploitation des eaux poissonneuses par des industries génère une pollution sans précédent et les petits pêcheurs, incapables de concurrencer la pêche industrielle ne se nourrissent même plus des coquillages :  les algues toxiques empoisonnent la faune et la flore alors que le saumon créé de gros ravage jusqu’au nord du Pacifique. Ses richesses naturelles détournées par différentes politiques économiques ont bien failli lui faire du tort : lors de la crise de 2001, le gouvernement argentin a même étudié la possibilité de donner la Patagonie aux Etats-Unis en échange de l’annulation de l’énorme dette contractée auprès du Fonds Monétaire International (!)

Le problème écologique

Pollution massive, exploitations des sols et catastrophes écologiques, les paysages de Patagonie ont été défigurés par les plus grandes entreprises mondiales venues s’installer dans la région au cours de ces dernières décennies. Entre projets de barrages hydroélectriques, parcs nationaux rognés et extractions minières, tous les grands du secteur sont présents au sein de cet immense territoire : Total, YPF, Tecpetrol, Chevron, Exxon… Et malgré l’intervention de différentes associations et ONG, dénonçant un mépris des règles environnementales et des droits des peuples autochtones, l’industrie pétrolière opère sans aucun contrôle. Ainsi, dans l’immense exploitation du gisement de gaz de schiste de Vaca Muerta, dans la province de Neuquén, Greenpeace a déjà alerté sur les dysfonctionnements de cette plateforme ouverte en 2010 sur le territoire mapuche. Le gouvernement a déjà reçu deux mises en garde de l’ONU, mais les décrets environnementaux sont malheureusement modifiés au profit des entreprises. En mars 2019, malgré les projets de réseau de parcs nationaux en Patagonie, des autorisations de concessions minières ont été délivrées en Patagonie chilienne, notamment concernant le projet minier Los Domos, comportant 19 plateformes de forage et 12 concessions minières. La conséquence ? Le projet minier a amputé 5 000 hectares au projet de parc national. Enfin en juillet 2019, un incident d’envergure s’est produit sur le site d’un des principaux groupes miniers du pays, Pacific Steels Company. La marine chilienne a été mobilisée après que 40 000 litres de diesel ont été déversés dans la mer au large de l’île Guarello, réputée pour ces eaux pures et son écosystème marin. La réaction des autorités a été immédiate et les dégâts ont été limités : 1/3 de l’eau souillée a été récupéré lors d’une grande opération de nettoyage.

La Patagonie n'est plus à vendre !

C’est dans ce contexte que deux visions opposées de l’usage des ressources naturelles s’affrontent : celle de l’exploitation et celle de la conservation des aires naturelles. Ces dernières ne reçoivent qu'une part minime des budgets chilien et argentin qui peinent à garantir leur gestion et leur mise en valeur. À la suite des nombreuses indifférences gouvernementales sur les graves impacts environnementaux et sociaux, plusieurs initiatives privées se sont alors lancées dans des projets colossaux afin d'assurer la protection de ces espaces sauvages. Ciblant l'économie du tourisme, la création de parcs privés s'est concrétisée au cours des décennies 2000 et 2010 : au Chili, trois parcs nationaux ont été créés en 2017 à la suite de la donation de plus de 400 000 hectares de terres par la fondation Tompkins. En Argentine, malgré les pressions des compagnies minières, une loi votée en 2010 promet de préserver de toute activité humaine les zones préglaciaires qui représentent à ce jour 10 % des réserves d’eau douce glacières de la planète.

La longue lutte des Mapuche

Avant l’arrivée des Espagnols, leur territoire s’étendait sur 100 000 kilomètres carrés : ils vivent aujourd’hui sur 5 % de leur territoire d’origine. Persécutés sous le régime de Pinochet au Chili et progressivement chassés de toutes leurs terres, les Mapuche s’organisent aujourd’hui pour retrouver l’usage et la propriété de leurs territoires. L’une de leurs « petites victoires » : la constitution argentine reconnaît depuis 1994 le droit des peuples indigènes, et notamment le droit au bilinguisme et aux organes de représentation. Au Chili, une décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme de 2014 souligne que les poursuites pénales invoquant des lois antiterroristes à l’encontre des communautés autochtones qui protègent leurs terres ancestrales sont dorénavant illégales. Ces dernières années, divers événements d’extrême violence ont entraîné la mort de nombreux Mapuche qui revendiquaient la restitution de leurs terres devenues peau de chagrin. Toutefois, le gouvernement de Michelle Bachelet s’est efforcé, avec l’aide de l’Église, de restituer un maximum de terres (66 000 hectares en tout) et a organisé en 2016 une commission spéciale consacrée à la question mapuche. Ceci s’est conclu par une demande de pardon aux Mapuche pour les horreurs commises lors des siècles passés. 

Côté argentin, un événement a mis le feu aux poudres et a profondément divisé le pays en 2017, lorsqu’un jeune activiste écologiste du nom de Santiago Maldonado disparaît alors qu’il participait à une manifestation de la communauté mapuche contre l’entreprise Benetton, propriétaire de 900 000 ha de terres dont certaines sont revendiquées par les Mapuche. Bien que le gouvernement affirmât la non-responsabilité de la police militaire, qui avait fortement réprimé le rassemblement, le corps de Santiago est retrouvé sans vie dans une rivière. Cette macabre découverte alourdit alors la colère des militants et des partisans de Cristina Kirchner – opposante numéro un au président Macri – qui comparaient cette disparition avec les méthodes de la dictature militaire. 

Au Chili, la loi antiterroriste octroie des pouvoirs spéciaux aux forces de l’ordre qui exercent sur le peuple un contrôle permanent et une répression systématique. Surveillés de près par l’État chilien, les Mapuche sont devenus méfiants et n’hésitent pas à agir en toute clandestinité. Ainsi, des groupes minoritaires mapuche, ayant incendié des entreprises forestières et des édifices religieux (43 attaques incendiaires ont eu lieu en 2017 en Araucanie), se sont retrouvés derrière les barreaux. En 2018 et 2019, la résistance mapuche se radicalise : les actions de sabotages liées à des revendications territoriales se poursuivent contre les compagnies privées. Les conséquences ne sont pas vaines : progressivement, la région ne reçoit plus de capitaux étrangers. Face à la chute des investissements, le président Pinera affirmait vouloir « rétablir l’ordre face à ces actes terroristes ». Ce n’est pourtant pas l’avis de La Commission des Droits de l’homme de l’ONU qui a condamné le Chili en 2013 pour l’usage injustifié de ce terme dans le conflit mapuche et qui a reconnu la légitimité de la protestation sociale mapuche. Ainsi, les interventions musclées de la police dans des communautés isolées se multiplient. Peu et mal compris par la nation chilienne, la situation semble au point mort : plus les autorités renforcent leurs répressions policières et judiciaires, plus les leaders mapuches se radicalisent.

Enjeux politiques et sociaux

Instable depuis l’arrivée des conquistadors, le climat politique et social, aussi bien chilien qu’argentin, est devenu électrique au cours de l’année 2019. Au sein de deux pays extrêmement inégalitaires, où une croissance économique importante n’a pas su rétablir l’égalité sociale, le néo-libéralisme semble être le point commun de toutes ces tensions. Pour autant, il faut bien évidemment s’attarder sur les situations singulières de chacun de ces deux pays. Présenté comme ayant l’une des économies les plus enviables du continent américain, le Chili a fait face à une explosion sociale aussi vive qu’inattendue après l’annonce de la hausse du ticket de métro le 18 octobre 2019. L’annonce de trop qui a poussé les citoyens à se réunir dans les rues afin de manifester et de contester les réformes mises en place par le président Pinera. Bien que stable politiquement et économiquement (une croissance de 3,5 % du PIB en 2019), le Chili fait partie de ces pays où la richesse se trouve entre les mains d’une minorité particulièrement fortunée : 1 % des plus riches du pays possèdent un peu plus d’un quart du PIB national là où 1/4 des Chiliens vivent sous le seuil de pauvreté. Et même si la pauvreté a diminué ces 30 dernières années, le fossé ne se comble pas assez vite puisque le Chili est le pays de l’OCDE le plus inégalitaire sur le plan des revenus avec un salaire minimum s’élevant à 370 euros seulement. Cette mauvaise répartition des richesses, fruit d’une politique ultralibérale qui remonte à la dictature, a réveillé la colère des Chiliens, bien décidés à réclamer une justice sociale. Paralysé par de nombreuses grèves et des manifestations massives ayant réuni jusqu’à un million de personnes dans la capitale, le pays faisait donc face à un mouvement social inédit, galvanisé par le retour des forces armées dans les rues : une première depuis la dictature de Pinochet. Après avoir annoncé l’état d’urgence et affirmé maladroitement que le pays était « en guerre », le président Pinera s’est installé à la table des négociations afin de proposer de nouvelles mesures capables de calmer les mécontentements. Malgré les concessions du président, le pays coordonna une grève générale en date du 12 novembre 2019. À Santiago, notamment, les violences et affrontements ont été extrêmes entre les forces de l’ordre et le peuple, frustré depuis des décennies par l’austérité. Après une première réaction brutale de la part du gouvernement (rétablissement du couvre-feu pour la première fois depuis 1987 et armée dans la rue) ; le président Pinera s’ouvre peu à peu à une série de réponses graduelles. L’annonce du renoncement à un certain nombre de réformes et de mesures économiques ainsi que le remaniement ministériel s’est poursuivi par l’annonce de l’augmentation de 20 % du minimum retraite. Au-delà des concessions adoptées dans l'urgence du mouvement social, le véritable défi gouvernemental semble être celui de la refondation sociale, tant espérée et attendue par la population chilienne. Il faut rappeler que les carences du pays découlent en partie de la Constitution actuelle, datant de la dictature. Santé, éducation, retraites, environnement, droits des nations autochtones, accès à l’eau… les débats sur le système de privatisation sont houleux. La véritable transition démocratique et sociale ne pourra, semble-t-il, avoir lieu que lorsqu'une nouvelle constitution aura été votée et mise en place pour rompre une fois pour toutes avec le modèle autoritaire néo-libéral hérité de Pinochet. Un an après le soulèvement populaire, le 25 octobre 2020, des dizaines de milliers de Chiliens ont célébré dans les rues de la capitale le résultat du référendum sur la nouvelle constitution approuvée à près de 79 % des suffrages. Les 15 et 16 mai 2021, les Chiliens étaient de nouveau appelés aux urnes pour désigner les 155 citoyens chargés de rédiger la nouvelle constitution. Un vote historique qui accorde au pays une institution représentative de la société (avec 17 sièges réservés aux nations indigènes et un mécanisme de parité entre hommes et femmes). Fin 2022, les partis négociaient encore les contours d’une nouvelle Assemblée constituante après le rejet par référendum d’un premier projet de texte soumis en septembre 2022. Reste désormais à savoir si le pouvoir constituant sera à la hauteur des espoirs du mouvement social de 2019 et des désirs des citoyens. De son côté, véritable balancier économique et politique, l’Argentine ne semble pas pouvoir sortir de la crise qu’elle traverse depuis près de vingt ans. Le 10 décembre 2019, le président néo-libéral Mauricio Macri laissait la place à Alberto Fernandez, nouveau président de centre-gauche ayant obtenu 47 % des suffrages. En récession depuis plus d’un an avec plus de 37 % d’inflation, l’Argentine assiste au retour du péronisme. Créé dans les années 1940 autour de la figure de Juan Perón, le péronisme incarne la volonté de justice sociale dans un pays de plus en plus inégalitaire. Face à une situation économique catastrophique et une politique sociale en perdition, les objectifs de ce nouveau président sont de taille. En effet, en 2018, le FMI a accordé le plus gros prêt de son histoire avec 57 milliards de dollars. Début 2022, après l'approbation d'un accord sur la renégociation de la dette argentine de 44 milliards de dollars, le FMI a reconnu le caractère insoutenable du prêt accordé en 2018. L'éternelle crise de la dette argentine semble se poursuivre aux côtés de difficultés économiques qui continuent de s'accumuler : pour tenter de contenir l'inflation qui a atteint plus de 100 % en 2022 (près de 7 % d’augmentation des prix par mois), le gouvernement a lancé, en novembre 2022, une mesure baptisée « prix justes ». Cette nouvelle initiative consiste en la gelée des prix de 1 700 produits de première nécessité pour une durée de cent vingt jours.