Cavalier gaucho et son élevage (c) JohnnyGreig - iStockphoto.com.jpg
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Sur les bancs de l'école

Malgré un taux d’alphabétisation élevé (96 % au Chili et de 98,1 % en Argentine) dans deux pays au système éducatif plutôt efficace, la Patagonie fait figure d’exception en raison de son isolement et de sa faible densité de population. Au sein de cette vaste zone rurale, où les écoles se raréfient et les universités sont quasi inexistantes, les différences de scolarisation sont pour le moins notables comparés au reste de l’Argentine et du Chili. Depuis la réforme de Lagos en 2003 au Chili, la scolarité est obligatoire de 6 à 18 ans et l’accès vers l’université se fait grâce à l’obtention d’un examen, la Prueba de selección a las universidades (PSU). L’enseignement privé est assez courant au Chili et se partage les élèves avec le secteur public. En fonction de leur résultat à la PSU, les étudiants peuvent s’inscrire dans les universités, dans les instituts professionnels ou dans les centres de formation technique. Injuste et fortement critiqué, le système éducatif est aujourd’hui en crise : les familles doivent souvent s’endetter pour que leurs enfants puissent étudier, de plus la différence entre enseignement public et enseignement privé en termes de coût des études et de qualité d’enseignement est très grande. Ainsi, de plus en plus d’étudiants chiliens traversent la Cordillère des Andes afin d’étudier en Argentine, là où le système scolaire est reconnu comme l’un des plus avancés d’Amérique du Sud. Malgré quelques lacunes aggravées par la crise de 2001 et le favoritisme des institutions privées, les universités argentines sont plus accessibles que le système éducatif chilien. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’en Argentine le système universitaire, avec ses horaires du matin ou du soir et la possibilité d’étaler les cours sur plusieurs années pour un même examen, permet aux jeunes et moins jeunes actifs de continuer leurs études ou d’en commencer d’autres tout en travaillant. En Patagonie, les universités sont peu nombreuses : si l’université de Temuco ne compte pas loin de 10 000 étudiants, l’université de Punta Arenas en compte à peine 1 000. En Argentine, on compte seulement cinq universités : l’Université nationale de Tierra del Fuego a ouvert ses portes il y a à peine dix ans. Beaucoup d’élèves terminent l’école à 14 ans avant de reprendre l’affaire familiale ou de se spécialiser dans les travaux agricoles. Pour ce qui est de l’enseignement primaire, les infrastructures manquent encore. Détail intéressant : avant les années 80, lorsque la Carretera Austral chilienne n’était pas encore construite, les petits élèves chiliens devaient traverser la frontière afin d’aller étudier dans les écoles argentines. Dans les régions les plus isolées, des élèves se rendent encore à l’école à cheval, avalant des kilomètres de steppes sous un vent houleux. Enfin, les programmes scolaires s’adaptent parfois aux spécificités géographiques et culturelles de la région : s’occuper des animaux, se former aux techniques agricoles ou encore apprendre le mapadungun, spécificités des écoles mapuches.

Au boulot

Souvent propriétaires de leurs terres depuis des générations, héritiers d’un savoir-faire et d’une culture qui les marginalisent du reste du pays, les Argentins et les Chiliens de Patagonie échappent au métro, boulot, dodo des grandes métropoles. Sans négliger les emplois industriels qui existent dans le secteur minier ou la pêche, une bonne part de la population active vit de multiples petits boulots d’employés ou de travailleurs indépendants (ceux que l’on appelle ici des « monotributistas ») dans des activités de service. Selon où l’on se situe les domaines d’activités agricoles diffèrent : beaucoup de chiliens installés dans le nord de la Patagonie vivent des produits de la terre ou de la mer : les paysages sont verdoyants, les élevages de moutons abondent et les fjords regorgent de poissons. L’élevage de mouton est une industrie très active : sans prédateurs ni concurrence pour les pâturages, la Patagonie est la région la plus importante internationalement pour ce type d’élevage (jusqu’à 21 millions de têtes en 1951). Entre ostréiculture ou encore mytiliculture (élevage de moules), la pêche et l’aquaculture fournissent un emploi à 25 000 personnes. Enfin même si l’Argentine et le Chili comptent parmi les meilleures économies d’Amérique latine, les inégalités sociales perdurent... et la Patagonie n’y échappe pas. La plupart des habitants savent qu’ils doivent beaucoup travailler pour gagner peu et subvenir tout de même à leurs besoins. On ressent partout en Patagonie une morosité sociale qui se nourrit du rétrécissement des services publics et des aides sociales et d’un sentiment d’abandon des territoires ruraux et des petites villes par un gouvernement indifférent peu préoccupé par la condition des classes populaires.

Une identité forte et marquée

On se sent seul au monde dans ces grands espaces infinis, mais lorsque l’on croise le chemin d’un Patagon, on se sent vite bien entouré. La Patagonie est un territoire de rencontre avec ceux qui, à la fin du XIXe siècle et du début du XXe, se sont installés dans ces territoires autrefois inhospitaliers. Tous ont souffert de l’isolement, des intempéries, de la nature capricieuse, du travail acharné et de la dépendance à l’égard de leurs voisins. Pourtant, fiers de leur histoire des traditions qu’ils conservent encore, ces descendants de pionniers restés dans le Grand Sur ont hérité d’une identité unique. Longtemps, ils ont vécu de l’échange de produits au sein d’une communauté soudée, loin des intérêts géopolitiques, indifférents, même, au concept des frontières. Car si l’identité patagonne est évidemment nuancée par la nationalité (qu’elle soit chilienne ou argentine), elle est pour beaucoup un art de vivre porté avant tout par un esprit libre (incarné par les symboles forts que sont les gauchos et les huasos). Ainsi, dans le film « Mi Mejor Enemigo » d’Alex Bowen, des patrouilles militaires argentines et chiliennes se rencontrent lors d’un conflit en 1978 sans savoir de quel côté de la frontière elles se trouvent. Chiliens ou Argentins ? Non, Patagon. Une identité sans repère évident, allégorie de l’ensemble du concept de Patagonie – une région et une identité mystique partagée par les deux pays. Toute comme ses frontières, l’identité patagonne ne peut se décrire avec précision, toutefois il est possible de faire le portrait de certains traits de caractère. Humbles et discrets, les habitants de Patagonie se montrent à la fois généreux et désintéressés. Ayant entrepris des choix de vie particuliers, dans un territoire hostile, ils ont une capacité à relativiser, à aller de l’avant et à s’en remettre aux éléments qui les entourent. Ils vivent le moment présent sans être trop à cheval sur les horaires et l’organisation, rois de l’improvisation et du quilombo (le chaos, le bazar), une croyance qui invite à ne pas s’organiser, à laisser les choses se faire et les choses venir afin d’expérimenter le meilleur que la vie a à nous offrir. L’isolement est certain, mais la solitude l’est moins : toutes les occasions sont bonnes pour se rassembler et festoyer, autour d’un maté ou d’un asado. La famille est d’ailleurs la base de toutes relations sociales : les amis sont les cousins, l’entourage se résume aux connaissances depuis l’enfance. Les catégories sociales se mélangent très rarement ! Sur les routes australes, ils vous adressent un signe de la main et sont toujours partants pour échanger une discussion. Conservateurs et croyants, les hommes se révèlent parfois machistes et préféreront que leur fille se marie avant de se consacrer à une carrière. Et quand bien même les frontières ne semblent pas marquer de grandes différences, la personnalité du Chilien se détache de la mentalité argentine. Réputés pour leur bonne humeur et leur nonchalance, les Argentins sont passionnés, un brin séducteurs et ne manquent pas de donner leur avis sur tout. « Les Argentins sont des Italiens qui parlent espagnol, qui se prennent pour des Anglais et qui rêvent d’être français », dit le dicton. Que les personnes peu tactiles soient averties : il se peut que l’on vous décroche un « mi amor » dès vos premiers échanges où que l’on vous fasse un abrazo lorsque vous signalerez votre départ. De leur côté, les Chiliens sont hospitaliers, calmes et très attachés au rang social : il n’est pas rare de se faire interroger sur son nom de famille, son parcours de scolarisation ou encore ses diplômes. Peu apprécié par ses voisins d’Amérique latine, on parle souvent de desgarro chileno (la « déchirure » ou « fracture » chilienne) en conformité avec une nature tout aussi fracturée. Leur manière toute singulière d’aborder le monde viendrait des Mapuche. Car ces derniers ne construisirent pas de monuments illustres : leur monument fut la parole, le mapudungún. Pas de livre officiel d’histoire, mais un humour acide, des paroles en l’air, fières et vaines qui valorise plus « l’être » que « l’avoir ». Un proverbe dit ainsi : « l’humanité se divise en trois catégories : les Chiliens, qui ne savent rien ; les étrangers, qui savent un peu ; et les Mapuches, qui savent tout ». Pourtant, nous ne sommes pas loin de penser que le vent frais des nouvelles libertés sociales qui souffle aujourd’hui dans le pays trouve son expression (et sa naissance) dans la complexité d’une identité fière et guerrière héritée des Mapuches.

Droit de la femme

Malgré quelques avancées au cours des dernières années, le Chili et l'Argentine restent tout de même sous l'influence considérable de l'Eglise. Devant le sort abject des femmes maltraitées, le Chili a décidé de réagir en 1994 en promulguant la Loi des violences intrafamiliales, qui définit la violence au sein d’une même famille comme un comportement illicite et pouvant entraîner des poursuites judiciaires. Les chiffres montrent l’importance du rôle des femmes dans un pays comme le Chili, car près de 30 % d’entre elles subviennent entièrement aux besoins de leur foyer avec un salaire unique ou supérieur à celui de leur conjoint. C’est d’ailleurs pour ces femmes que le gouvernement a décidé de créer, en 1991, un programme de soutien, connu sous le nom de Service national de la femme (SERNAM). En 1989, le Chili avait ratifié la convention des Nations unies sur « l’élimination de toutes les formes de discrimination envers la femme ». Et, depuis 2004 seulement, le divorce a été légalisé. Il restait encore l’épineux problème de l'avortement, récemment dépénalisé. Après deux ans de débats parlementaires, le tribunal constitutionnel a enfin validé la loi de dépénalisation de l’avortement le 21 août 2017. Désormais, l’IVG est autorisée au Chili en cas de risque pour la femme enceinte, de non-viabilité du fœtus et de viol. Une victoire pour la présidente Michelle Bachelet, pédiatre de formation, qui a mené ce combat durant la totalité de son mandat sous le poids du conservatisme. Sur le plan législatif, depuis l'obtention du droit de vote en 1947, les femmes ont bénéficié de plusieurs lois de discrimination positive, même si la parité n'est pas encore à l'ordre du jour.

L'Argentine est devenue le premier pays au monde à adopter un quota minimal de participation des femmes dans le cadre du mandat législatif, même si les chiffres ont parfois du mal à être respectés dans la pratique. La Présidente Christina Kirchner, très impliquée dans la cause des femmes, a renforcé en 2008 la loi contre la traite des blanches et contre la prostitution en Argentine et a imposé en 2010 une loi contre les violences faites aux femmes. Cette loi permet, entre autres, de recenser les délits pour établir une photographie de la situation de violence envers les femmes dans le pays et de porter une assistance gratuite aux victimes. Selon l’association La casa del encuentro, 277 féminicides ont été répertoriés en 2014, dont certains aggravés par des actes d'une violence extrême, et 235 en 2015. Suite à plusieurs féminicides particulièrement atroces, un mouvement spontané naît dans les rues de la capitale au printemps 2015 qui s’insurge contre les violences faites aux femmes et essaime rapidement à travers le continent : « Ni Una Menos » (« Pas une morte de plus »). Pour ce qui est de l'avortement, un premier pas est réalisé en mars 2012 ; il est légalisé, mais seulement en cas de viol ou de menace sur la vie de la mère. Puis, en mars 2018 la loi visant à l'égaliser l'avortement est rejetée à la suite d’un vote défavorable du Sénat : l'Argentine rate l'occasion historique d'adopter une législation majoritairement réclamée par la population. Mais le nouveau président argentin, Alberto Fernández, qui avait prôné ouvertement la légalisation à l'avortement durant sa candidature, soutient un nouveau projet de loi présenté à la Chambre des députés qui est adopté le 11 décembre 2020. Le Sénat, renouvelé d'un tiers depuis 2018, valide le projet le 30 décembre 2020, ce qui met fin aux pas moins de 400 000 IVG clandestines par an. En novembre 2019, en pleine vague de contestations sociales au Chili, les mouvements féministes chiliens ont bousculé la scène internationale. En plein cœur de Santiago, le collectif chilien Las Tesis a entamé « Un Violador en Tu Camino » (un violeur sur ton chemin), une chorégraphie poignante accompagnée d'une chanson aux paroles incisives. Dénonçant les violences sexistes et sexuelles, la performance est vite devenue virale et a été reprise partout dans le monde, d'Istanbul à Sydney en passant par Paris, lors de la Journée Internationale de lutte pour les droits des femmes. L'hymne chilien est devenu un cri de ralliement mondial.

Diversité sexuelle

Région soumise à la politique de deux pays conservateurs et régulièrement sous la lumière des projecteurs ces dernières années à la suite de ses avancées en la matière, le Chili et l’Argentine mènent un combat de longue haleine pour la reconnaissance et les droits des homosexuels, bisexuels et transsexuels. Depuis 2012, une loi sanctionne enfin la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, mais l’égalité devant les genres et les orientations sexuelles est loin d’être acquise. Au Chili, en juin 2018 et 2019, se déroulaient les « Marcha del Orgullo », ou Marche des Fiertés de Santiago (Gay Pride). Sous des drapeaux arc-en-ciel, les personnes LGBT se sont réunies pour revendiquer leur identité et accuser les actes homophobes enregistrés l’année passée, en 2017. Surnommée « l’année de la furie », les chiffres enregistrés ont de quoi glacer le sang : avec 45,7 % de plaintes en plus par rapport à l’année 2016, ce fut l’année de tous les records en termes de violences homophobes et transphobes. Ces deux dernières années, les manifestants réclament également l’instauration du mariage et du droit à l’adoption pour les couples homosexuels. En effet, malgré un premier projet de loi en 2008, le mariage n’est toujours pas autorisé pour les couples de même sexe au Chili. Pour l’instant seule l’union civile est autorisée depuis 2015. En Argentine, depuis 2006, la ville est une révélation pour le public gay, si bien qu’on l’affuble de plus en plus du sobriquet « Buenos Gayres ». Des statistiques de la préfecture montrent que 20 % des touristes qui pénètrent sur le sol argentin tous les ans sont gays, soit environ 500 000 visiteurs chaque année. En 2008, la sécurité sociale locale étend le droit à la pension veuvage aux couples homosexuels justifiant d’au moins 5 ans de vie commune. En 2010, dans une ambiance de polémique et de valses-hésitations entre la justice et la classe politique argentine, les premiers mariages gays et lesbiens commençaient à se célébrer. Bien sûr, inutile de rappeler que, comme partout, la capitale et les grandes villes sont plus progressistes en la matière et que les campagnes restent plus conservatrices. En mai 2012, le Sénat approuve un projet de loi sur l’identité sexuelle qui autorise les travestis et transsexuels à déclarer le sexe de leur choix auprès de l’administration.