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Naissance d’une légende

Les premières traces du carnaval remontent au XIe siècle. Le doge est alors Vitale Falier et la puissance vénitienne triomphe sur la Méditerranée. Au XIIe siècle, par un curieux défilé d’un bœuf et de douze cochons promenés dans la ville jusqu’à la place Saint-Marc, on célèbre la victoire de la Sérénissime sur le patriarche d’Aquileia qui avait alors tenté de s’emparer de la ville de Grado. La viande des animaux exécutés sur la place est alors distribuée à la foule, marquant le début d’une période de paix et de liesse. Environ deux siècles plus tard en 1206, le jour précédant le carême, on déclare publiquement le carnaval ouvert. Depuis, cette fête a accompagné la vie de la ville, reflétant les diverses contingences historiques. La grande victoire de Lépante, remportée en 1571 par la Repubblica Serenissima contre les Turcs, est une  source d’inspiration pour les masques et un prétexte pour des festivités autour de ce thème au cours de plusieurs carnavals successifs. Parfois des cortèges de masques se forment, on les appelle des mascherate (mascarades). Ces joyeux défilés sont toujours particulièrement attendus : des personnages masqués et déguisés parcourent la ville en chantant et en jouant de la musique, se livrant à toute sorte d’excentricités.

Au XVe siècle, le sacrifice médiéval des animaux est remplacé par le plus pittoresque Vol du Turc : un funambule traverse la place en marchant sur un fil reliant le campanile à la Loggia Foscara du Palazzo Ducale. Par la suite et encore de nos jours, le Vol du Turc se transforme en Volo dell’Angelo ou Volo della Colombina : un acrobate vêtu de blanc descend le long d’un fil tendu entre la basilique Saint-Marc et le campanile du même nom. A mi-chemin, il laisse tomber, au-dessus de la tête des spectateurs, une myriade de confettis et de paillettes.

L’âge d’or du Carnaval de Venise

Mais ce sont les XVIIe et XVIIIe siècles qui marquent l’âge d’or du carnaval vénitien. Tel le cygne qui chante avant sa mort, c’est au moment où la puissance de Venise décline irréversiblement politiquement et économiquement que la ville donne le plus beau spectacle d’elle-même en matière de fastes et de festivités. Les fêtes de Versailles semblaient bien pâles devant les carnavals qui eurent lieu durant la seconde moitié du XVIIIe siècle dans la cité des doges.

Par décret du Sénat de la République, l’événement se prolonge désormais du 26 décembre jusqu’au début du carême. D’un seul coup, les barrières des palazzi, des casini, des ridotti et des tavernes, lieux habituels réservés aux plaisirs et aux loisirs, disparaissent et la fête s’installe à demeure dans les piazze, sur les campi, sous les arcades des Procuratiae et du marché de Rialto et le long du Grand Canal. Masques et déguisements, jusqu’alors plutôt sobres, gagnent en sophistication. Revêtus de leurs bauta et de leur tamarro, les patriciens nouent partout leurs grandes et petites intrigues, tandis que le peuple se délecte des processions des Polichinelles, des marionnettistes et des charlatans qui promènent leurs estrades à travers la cité. La noblesse se ruine au jeu, et le valet se sent l’égal de son maître. Mascarades, sérénades, travestissements et divertissements sont à l’ordre du jour. Les théâtres affichent tous les jours de nouvelles comédies et tout palazzo s’illumine d’une fête éclatante à chaque soirée. La réputation de telles festivités dépasse rapidement les frontières de la République : bientôt les seigneurs de l’Europe entière débarquent à Venise pour se divertir dans les calli et à travers les campi, dans les casinos, sur une altana ou juste le temps d’un voyage en gondole. On relate que même l’empereur d’Autriche François-Joseph, hôte des familles Tron et Rezzonico en 1769, participa incognito aux divertissements du carnaval, sous le nom de comte de Falchenstein.

Mort et renaissance des festivités

Au moment où la Repubblica Serenissima tomba et que la ville perdit de sa vitalité, la tradition du carnaval fut d’abord interdite par Napoléon et progressivement abandonnée même après la Restauration. Il faudra attendre bien longtemps, le XXe siècle et les années 1980, pour que le Carnaval de Venise soit de nouveau reconnu comme étant l’un des plus célèbres du monde.

A présent fini le temps où le carnaval durait quatre mois. Les festivités d’aujourd’hui s’étalent sur quinze jours ; la période la plus intense du Carnevale se concentre entre le giovedì grasso (jeudi gras) et le martedì grasso (le mardi gras) du mois de février ou de mars, selon la date annuelle de la Pâques chrétienne. Cela tombe généralement quand l’hiver est encore pinçant et il n’est pas rare qu’il pleuve ou qu’il neige. Mais il se peut également que le soleil brille et fasse scintiller de ses rayons les costumes chatoyants des personnages déguisés. Après un riche calendrier d’évènements et de spectacles orchestrés par la municipalité, le dernier jour on brûle l’effigie du Carnaval sur la place Saint-Marc.

Les masques vénitiens

Qui dit carnaval dit masque. Sans lui le carnaval n’aurait aucun sens. Mais son usage à Venise dépassait quelque peu le rôle de simple travestissement. Avec le costume, il faisait partie intégrante de la vie quotidienne et de la culture de la Serenissima, où il était communément porté même en dehors de la période du carnaval. A l’origine, le port du masque était autorisé pendant la seule période allant de Santo Stefano (le jour qui suit Noël, quand le Carnevale commençait) au mardi gras, quand les festivités touchaient à leur fin. Cependant, par la suite, le port du masque se fit de plus en plus fréquent. Symbole du divertissement et de la vie mondaine de la ville, on se masquait pour pouvoir sortir la nuit, pour faire usage de ses armes sans risquer d’être reconnu et jeté aux fers, pour jouer à des jeux de hasard, alors interdits… En somme, le masque permettait aussi de contourner les lois de la République. Voyant qu’une législation sur le sujet se faisait impérative, tout au long des siècles le Conseil des Dix se voit obligé de légiférer au sujet de l’usage des masques. La plus ancienne loi qui en limitait le port remonte à 1268. A partir de cette date, on peut compter par dizaines les lois qui régissaient son bon usage. Parmi les plus curieuses, celle de 1467 : elle interdisait aux hommes, déguisés en femmes, de s’introduire dans les monastères, afin qu’ils ne puissent s’y livrer à multas inhonestates avec les religieuses.

Le masque vénitien par excellence est la bauta. Blanche et lisse, elle est l’incontournable du carnaval. Le masque couvre le visage tout entier ; seuls deux trous sont prévus pour les yeux. Porté indifféremment par les hommes et les femmes, on s’en servait de façon habituelle au XVIIIe siècle quand on souhaitait entourer une rencontre de discrétion ou d’anonymat. Composé de trois éléments : une cape noire (le tabarro), un tricorne noir, souvent porté sur un capuchon de soie noire, légère prolongé d’un ourlet de dentelle, le merletto, et un masque blanc de carton bouilli, appelé larva, dont le bas proéminent laisse assez d’espace pour manger sans qu’il soit besoin de l’enlever. Le creux ainsi créé modifie la voix, ce qui préserve l’anonymat du porteur. D’autres masques étaient également très populaires, comme la moretta (un masque ovale noir, avec des trous pour les yeux) ou la gnaga (de gatto qui veut dire chat, qui effectivement a un aspect félin). Mais quel type de masque revêtir aujourd’hui si l'on participe au carnaval ? Qu’il soit traditionnellement vénitien ou complètement déjanté, pas de dress code. De nos jours les habits du XVIIIe siècle et les costumes traditionnels côtoient les déguisements les plus insolites. Si vous manquez d’inspiration, pensez aux masques de la commedia dell’arte, ou faites le tour des magasins de masques : les créateurs rivalisent d’originalité.

Les gourmandises de Carnaval

En période de carnaval, on ne se prive jamais des délices gastronomiques typiques de l’événement. Généralement très riches et sucrées, les friandises donnent du baume au cœur pour affronter l’air frais de la lagune. Les carnavaliers profitent de la période de festivités pour manger les frittelle, dites fritole en vénitien, beignets frits aux pignons et aux raisins secs. Ces derniers sont vendus dans les pâtisseries, tout comme les crostoli (ou chiacchiere), sortes de bugnes saupoudrées de sucre glace, ou encore la crema fritta, des boulettes de crème pâtissière ou de sabayon, frites et saupoudrées de sucre glace, qui collent aux doigts, très grasses mais délicieuses !

Le Carnaval aujourd’hui

Depuis les années 1980, Venise a retrouvé sa tradition et le carnaval est une festivité officielle. Les trains et les avions qui arrivent à Venise déchargent chaque année des dizaines de milliers de touristes masqués venant, en compagnie des Vénitiens, faire revivre la magie du Carnevale.

Un comité d’organisation établit chaque année un thème, fil conducteur des spectacles de rue, des expositions, des spectacles artistiques et culturels, dont l’épicentre reste la place Saint-Marc. Comparable à une immense kermesse, le carnaval propose tel qu’on le vit aujourd’hui de nombreuses manifestations (programme à l’office de tourisme et sur le site www.carnevale.venezia.it). Une grande régate est également organisée : les bateaux décorés portent les gens déguisés et masqués le long du Grand Canal, de San Marco à Cannaregio. La fête fait naturellement suite à la parade nautique. Dans le sestiere de Cannaregio, au nord de la ville, quand les gondoles arrivent chargées de leurs personnages bizarres, les feux d’artifice marquent le début d’une fête qui ne s’achèvera qu’au petit matin. Les Vénitiens argentés et les touristes viennent défiler vêtus de leurs plus beaux atours. Certains commencent dès le mois de mars à se préoccuper de leur costume pour l’année suivante. Ils y consacrent des sommes astronomiques. A défaut peut-être d’être aussi authentique que dans le passé, la renaissance du carnaval aura au moins permis la survie et le maintien d’un artisanat qui autrement était voué à l’oubli. De très beaux ateliers de fabrication de masques et des stylistes de renom créent des masques et des costumes de contes de fées. Parallèlement aux manifestations officielles, de nombreux évènements off sont organisés dans tous les hôtels, les palais et les restaurants de la ville. Payants, ils sont le plus souvent accessibles seulement aux participants inscrits et costumés. Mais les véritables fêtes ont lieu chez les particuliers, des soirées luxueuses où rien n’est laissé au hasard, privilège de quelques heureux élus.