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Maison dans le quartier The Annex © BobNoah - shutterstock.com.jpg
Sharp Center for Design ©  Melissa.r - shutterstock.com.jpg

Héritage du passé

Village fortifié iroquois avec palissades et maisons longues puis comptoir commercial français (le légendaire Fort Rouillé) : la cité a connu plusieurs vies avant de devenir une ville clé de la province du Haut-Canada créée en 1793, sous le nom de York, par les Anglais qui y appliquèrent avec une rigueur toute militaire un tracé quadrillé. De cette époque ne subsistent que deux témoins : la Scadding Cabin et le John Cox Cottage. À partir du XIXe siècle, la ville devenue capitale entame sa croissance. Tandis que les populations modestes continuent à vivre dans des maisons en rondins, les élites loyalistes se dotent de maisons cossues de style georgien dont le style palladien est l’une des « branches » les plus célèbres. Harmonie, équilibre et référence assumée à l’Antiquité caractérisent cette architecture qui se veut la traduction du pouvoir colonial britannique. Les plus beaux représentants de ce style sont The Grange, avec son large fronton surplombant de superbes baies centrales, la Maison William-Campbell et la Montgomery’s Inn, plus vieil hôtel de la ville devenu un musée. Ce style tout en sobriété ouvre la voie au néoclassicisme que l’on retrouve dans les édifices publics comme le Osgoode Hall, siège du barreau du Haut-Canada, que l’on reconnaît à ses portiques classiques posés sur des arcades. Si les bâtiments symboles de pouvoir conservent le style néoclassique, les résidences privées tout comme les industries vont progressivement recourir au très éclectique style victorien. Le Distillery Historic District est le plus grand exemple d’architecture industrielle de l’ère victorienne. Avec sa riche ornementation, le St. Lawrence Hall est un autre puissant témoin de l’ère victorienne, tout comme les superbes maisons des quartiers comme Cabbagetown, Yorkville ou Rosedale où l’on peut admirer une forme de style victorien typiquement torontois, le style baie et pignon, caractérisé par une large baie vitrée en façade et un haut toit à pignons, référence à la verticalité gothique et forme parfaitement adaptée à l’étroitesse des parcelles. C’est aussi à cette époque que la ville se modernise, se dotant d’égouts et d’éclairage public au gaz.

Naissance d’une métropole

À la fin du XIXe siècle, Toronto devient un puissant centre industriel et commercial. En matière architecturale, cela se traduit par un recours aux styles historicisants, sorte de vision romantique d’un passé idéalisé, en particulier pour les édifices de pouvoir. Le néo-roman, ou Romanesque Revival, avec ses arches puissantes et ses ornementations en pierre est très populaire. C’est ce style qui est privilégié par Richard Waite pour l’imposante Assemblée législative de l’Ontario, point de fuite de la grande University Avenue. Mais le grand architecte de la période est E. J. Lennox à qui l’on doit l’ancien hôtel de ville, le Gladstone House et surtout l’incroyable Casa Loma dominant la colline de Davenport. Cette demeure est un véritable pot-pourri architectural mêlant style normand, néogothique et roman tardif dans un ensemble inspiré du château écossais de Balmoral. On apprécie surtout sa polychromie, entre le gris du grès de l’Ontario, le gris bleuté de la pierre romane et le rouge des tuiles. Si les styles sont historiques, le confort, lui, est résolument moderne : la demeure possède l’électricité ! Lennox a même donné naissance à un autre style torontois, spécifiquement dans le quartier The Annex et baptisé style « Annex House ». Tourelles et toits mansardés caractérisent ces superbes demeures de brique qui empruntent autant au néo-roman qu’au style Queen Anne à l’ornementation plus subtile, que l’on retrouve également dans les rangées de maison de brique rouge à l’est et à l’ouest du centre-ville.

À côté de ces influences européennes se développe aussi une architecture inspirée par les courants venus des États-Unis, à commencer par le style Beaux-Arts, tout en rigueur et élégance néoclassiques, utilisé dans les édifices publics et surtout les banques qui, avec leurs frontons et colonnades, deviennent les temples du nouveau siècle qui s’annonce. Autre très bel édifice de style Beaux-Arts, la gare Union Station avec sa large façade et sa longue colonnade dorique encadrée de portiques. Autre courant venu des États-Unis, le style commercial et ses premiers gratte-ciel. Le plus célèbre est l’immeuble de la Confederation Life (réalisé par des architectes de Chicago, là même où furent inventés les gratte-ciel) avec son ossature de métal encore masquée par une façade romano-gothique. Le grand magasin Robert Simpson traduit l’évolution du style de Chicago vers plus de sobriété, notamment dans l’ornementation. Il est aussi le premier immeuble à posséder une ossature métallique ignifugée, structure qui n’est cette fois-ci plus masquée par une façade historiciste. La modernité est en marche, comme en témoignent les nouvelles réflexions en matière d’architecture domestique qui s’inscrivent dans un retour à un courant plus naturaliste inspiré de la simplicité et de la rusticité du mouvement anglais Arts and Crafts et des premières cités-jardins dont on encourage la création à la périphérie de la ville, comme le montre le travail d’Eden Smith qui a conçu les logements du très bucolique Riverdale Courts.

Triomphe de la modernité

Dans la première partie du XXe siècle, les courants historicistes sont encore très populaires sur les campus universitaires qui emploient le style collège gothique à foison, comme en témoigne la Hart House de la University of Toronto avec sa tour carrée et ses fenêtres à arc brisé, mais aussi dans les hôtels comme le Royal York aux allures de château ou dans les gratte-ciel comme celui de la Banque Canadienne Impériale du Commerce. Puis, progressivement, ces formes vont gagner en sobriété comme le montre bien le Temple Holly Blossom dont les arches rappellent le néo-roman, mais dont la structure de béton puissante et exposée à la vue annonce la modernité, notamment l’Art déco. On retrouve les formes géométriques sobres et simples et l’art de l’ornementation de ce dernier dans la Bourse de Toronto ou dans les grands magasins, de même que dans le Horse Palace sur le site du Canadian National Exhibition. Également inspiré de l’architecture industrielle, le Horse Palace étonne par sa composition angulaire, ses formes cubistes et ses frises décoratives.

Puis la modernité va prendre les traits du fonctionnalisme, également appelé style international. Les formes sont simplifiées à l’extrême - on pourrait presque parler de boîtes -, l’usage du verre, du béton et de l’acier est systématique et la fonction prend le pas sur l’ornementation. Les deux plus célèbres représentants de ce courant sont le nouvel hôtel de ville de Toronto et le Toronto Dominion Centre. Le premier, imaginé par John B. Parkin et Viljo Revell, étonne avec ses deux tours courbées et sa Salle du Conseil circulaire placée entre les deux. L’extérieur alternant entre grandes surfaces vitrées et béton nervuré ainsi que les arches et passerelles se reflètent dans le plan d’eau de la place qui précède l’hôtel de ville et qui témoigne d’une réflexion nouvelle sur l’importance des grands espaces publics. Le second, tout du moins ses deux premières tours (d’autres tours y seront ajoutées par la suite), sont l’œuvre du légendaire Ludwig Mies Van der Rohe qui laisse s’exprimer dans sa dernière grande réalisation son style tout en sobriété, légèreté et modularité qui consacre l’alliance du béton, de l’acier et du verre. Là encore, les immeubles sont conçus autour d’une place pavée centrale.

Cette période est aussi celle de l’expansion des banlieues. Dans les années 1940, les banlieues se développent de façon planifiée selon des plans en damier. Puis dans les années 1950, de nouvelles réflexions urbanistiques se font jour comme en témoigne l’étonnant quartier Don Mills à l’architecture inspirée du style très épuré du Bauhaus et première ville nouvelle véritablement conçue sur le modèle des cités-jardins, où la primauté est donnée à l’humain. Le quartier est lui-même divisé en quatre parties comprenant chacune une école, une église et un parc, et organisées autour d’un grand centre de commerce. Une ceinture verte relie les différents parcs entre eux. Mais la pression démographique se fait toujours plus pressante et il faut pouvoir construire plus et plus vite. C’est ainsi que naît le projet de Flemingdon Park avec ses hauts immeubles à grande densité libérant de l’espace pour des voies piétonnes et des espaces verts. Mais ce plan fait un peu figure d’exception car la plupart des nouveaux quartiers fleurissent comme des champignons avec moult gratte-ciel et grands ensembles entraînant la destruction de nombreux quartiers historiques. À cette époque, un architecte va sortir du lot avec ses immeubles d’habitation uniques inspirés des « towers in the park » de Le Corbusier, mais à l’architecture très expressionniste : c’est Uno Prii, à qui l’on doit des immeubles comme le Vincennes avec sa façade blanche évasée et sa canopée ou bien encore le 44 Walmer Road avec son jeu de courbes, sa canopée semi-circulaire et sa fontaine à arches paraboliques. Cette expressivité amorce la transition vers le post-modernisme que des architectes tels que John Lyle et sa Runnymede Library combinant architecture classique et motifs autochtones ou bien RJ Thom et son étonnant Massey College qui combine simplicité du plan et richesse de l’ornementation, notamment dans le travail ciselé du béton, annonçaient déjà.

Renouveau contemporain

Toronto a très rapidement attiré les plus grands penseurs de l’architecture et de l’urbanisme, à commencer par la célèbre philosophe et urbaniste Jane Jacobs qui a toujours protégé les quartiers historiques d’un renouveau urbain brutal créant, selon elle, des espaces sans âme. Au contraire, Jacobs prône la richesse et la complexité des quartiers à usages multiples accueillant la modernité tout en préservant la richesse patrimoniale. Elle fut également une farouche opposante à l’expansion de la voie rapide. La ville actuelle lui doit beaucoup et pour la découvrir, vous pouvez participer à l'événement annuel « Jane’s Walk » en mai. Autre composante de l’architecture postmoderne, l’intégration des contraintes de l’environnement qui donne naissance à des villes dans la ville imaginée pour se prémunir des rigueurs du climat. Le plus bel exemple : le Toronto Eaton Centre, vaste système de cours intérieures à plusieurs étages avec une couverture de verre, relié au métro et aux rues extérieures. L’autre figure clé du renouveau torontois est l’architecte Barton Myers, passionné par la ville et par la création d’environnements urbains riches mêlant harmonieusement tradition et modernité. Grâce à lui, de nombreux quartiers furent sauvés de la démolition. On lui doit notamment l’étonnante Wolf House, maison sur pilotis d’acier donnant à voir pour la première fois ses « entrailles ». Il inspira très largement les créations de l’agence KPMB qui donne aussi une place très importante au contexte et à l’histoire du lieu. L’agence est à l’origine de la place King James et des bureaux Tudhope qui incorporent harmonieusement des éléments historiques dans l’édifice contemporain, ou bien encore l’École nationale du ballet du Canada et sa haute tour vitrée.

Ce renouveau architectural s’accompagne d’un renouveau urbanistique. Les anciens sites industriels sont réhabilités et transformés en logements ou en boutiques, et l’accent est mis sur les espaces publics et les voies piétonnes, comme le montre bien l’important réseau de promenades qui sillonne la ville et qui offre aux piétons des points de vue sur la cité chaque fois renouvelés. Les jeunes architectes d’aujourd’hui se placent dans cette lignée tout en prônant un style qui fait la part belle à la linéarité, la sobriété et les matériaux naturels.

Mais si Toronto est célèbre aujourd’hui, c’est peut-être d’abord pour sa skyline en constante transformation. La ville compte des centaines de gratte-ciel, qu’ils soient déjà construits ou encore en projet. Cette frénésie de construction est la traduction de la jeunesse de cette gigantesque métropole qui connaît actuellement son pic de construction. Parmi les gratte-ciel les plus célèbres, notons l’emblématique Tour CN dont les 553 m dominent la ville depuis les années 1970 ; la non moins célèbre First Canadian Place et ses 355 m ; la Commerce Court West réalisée par le célèbre architecte Ieoh Ming Pei ; la Scotia Plaza ou bien encore la TD Canada Trust Tower et la Bay Wellington Tower, toutes deux réalisées par la célèbre agence américaine SOM et le non moins célèbre architecte espagnol Santiago Calatrava. Toutes ces tours se situent dans le Financial District, quartier qui contient le plus grand nombre de gratte-ciel au pays. Mais en réalité, tous les quartiers et surtout toutes les banlieues périphériques comptent aussi leur centre regroupant des gratte-ciel. Parmi les futures tours à ne pas manquer : The One par Norman Foster qui, avec ses 338 m, devrait être le plus grand immeuble résidentiel du monde (ouverture prévue en 2024).

À côté de ces cathédrales de verre et d’acier, Toronto abrite également des trésors réalisés par les starchitects du monde entier. Daniel Liebeskind a imaginé l’extension du Musée royal de l’Ontario, superbe structure en acier revêtue d’aluminium et ponctuée de grandes baies vitrées ; Frank Gehry a transformé la Art Gallery of Ontario avec sa Nouvelle Galerie bleu titane au long toit ondulé couvert de panneaux de verre, soutenu par des poutres en bois incurvées laissant entrer la lumière et traversé par un étonnant et sculptural escalier en colimaçon ; Will Aslop a imaginé le surprenant Sharp Center for Design, sorte de table couverte de pixels noirs et blancs soutenue par des piliers d’acier multicolores de 26 m de haut ; sans oublier l’agence MAD à qui l’on doit les Absolute Towers que les Torontois ont surnommées « les tours Marilyn » du fait de leur courbes étonnantes et généreuses animant les façades et les rendant presque vivantes. En 2023, ce fut le grand Renzo Piano qui réalisa son premier projet canadien avec le parachèvement du nouveau palais de justice conçu selon les principes de transparence et de durabilité. Ville sans cesse en mouvement, Toronto imagine l’avenir avec d’étonnants projets prônant une architecture durable. Le Centennial College devrait voir sortir de terre le premier bâtiment universitaire en bois massif et zéro carbone, dont la structure empruntera aux cultures autochtones et occidentales dans un souci de vérité et de réconciliation (ouverture prévue en 2023). De son côté l’agence 3XN a dessiné les plans du plus grand immeuble de bureaux en bois massif dans le quartier émergent de Bayside. Mais les regards sont aujourd’hui tournés vers le quartier de Quayside où est en train de s’imaginer une communauté dynamique, inclusive et résiliente qui jouera un rôle central dans la réorientation de la ville vers le lac Ontario. Toronto nous réserve donc encore bien des surprises !