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Patrimoine meunier

Des moulins, vous en verrez sur les quatre îles des Baléares. Si à Majorque et à Ibiza, ils sont trapus et leurs ailes sont courtes, ceux de Minorque et de Formentera exhibent de longues ailes et s'avèrent assez sophistiqués. C'est que ces moulins n'ont pas la même fonction. Les premiers moulins édifiés sur les îles remonteraient au XIIIe siècle, à l'époque de la conquête catalane et servaient à moudre le grain en farine, et étaient vraisemblablement mis en mouvement par la force animale. Plus tard, ils servirent à extraire l'eau des nappes phréatiques par pompage (c'est ce type de moulins que l'on retrouve en quantité à Majorque). Il est important de signaler ici que la force motrice d'un moulin peut être de trois types, voire quatre si l'on inclut la force électrique, nettement plus moderne. Les moulins les plus anciens étaient appelés molinos de sangre (moulins de sang) en raison du fait que les meules qui écrasaient le grain étaient actionnées par la force de la traction animale. Les molinos de viento (moulins à vent), munis de larges ailes et que l'on retrouve en quantité sur l'île de Minorque, étaient quant à eux mis en mouvement par la seule force du vent. Les molinos de agua (moulins d'eau), installés en bordure d'un cours d'eau, voyaient leur système mis en branle par l'action de l'eau. Les molinos de fuego (moulins à feu), enfin, sont les descendants de cette généalogie de moulins et fonctionnent à l'énergie électrique.

Moulin des Gymésies. Si Majorque est l'île qui compte le plus de moulins modernes (à partir du XVIIIe siècle) – sur les quelque 4 000 qu'elle comptait jadis, trois quarts d'entre eux servant à pomper l'eau et caractérisés par leur « flèche », entre 2 000 et 2 500 ont survécu (dont 650 dans la seule zone du Pla Sant Jordi) –, c'est à Minorque que sont dans un premier temps apparus ces hautes tours cylindriques de 7 à 8 mètres de haut tirant profit de la force du vent. Plusieurs pistes sont considérées quant à la provenance originale de cette technologie. L'une d'entre elles soutient qu'elle aurait été introduite par l'ingénieur hollandais Paul Bouvy, qui, au XVIIIe siècle, adapta le système des moulins à vent de son pays natal aux plaines méditerranéennes du Pla de Sant Jordi, à Majorque. Une autre attribue l'arrivée des moulins dans les Baléares aux Perses qui, de fait, ont historiquement vu le jour en Afghanistan vers l'an 620 et ont commencé à fleurir sur tout le territoire européen dès le XIIe siècle. Quoi qu'il en soit, les moulins se multiplient sur Minorque au XVIIIe siècle et deviennent des éléments centraux de la vie agricole. Sur la quantité de moulins minorquins qui furent édifiés au cours des siècles, seule une trentaine a résisté à l'usure du temps. L'un d'eux, emblématique de l'île, fut construit en même temps que la ville qui l'abrite, Sant Lluis, vers 1760, à l'époque de l'invasion française : le Molí de Dalt. Sa structure a si bien traversé les siècles (sa façade originale a fraîchement été restaurée) qu'il a été choisi comme siège du musée ethnologique, où sont exposés des outils agricoles de l'époque et d'où l'on pourra entamer un itinéraire thématique autour des moulins de l'île. À titre d'exemple, on pourra visiter le Molí des Comte de Ciutadella, construit en 1778 pour moudre le blé en farine, qui est également très bien conservé.

Moulins des Pityuses. Dans les Pityuses (Ibiza et Formentera), si quelques moulins étaient utilisés pour broyer céréales et légumineuses pour en faire des produits de consommation aussi bien pour les hommes que pour les animaux, les édifices les plus représentatifs du patrimoine rural sont très certainement les moulins à farine, essentiellement à énergie éolienne (les documents relatant l'existence des moulins à eau des Pityuses sont rares). Les archives historiques dont disposent les archéologues permettent de faire état de l'existence passée d'une soixantaine de moulins sur les deux îles, même si moins de la moitié d'entre eux sont encore debout aujourd'hui. À Ibiza, la zone de Puig de Molins (« Mont des Moulins »), où se trouve par ailleurs une précieuse nécropole carthaginoise, accueillit vraisemblablement vers la fin du XIIIe siècle, plusieurs moulins, dont quelques-uns sont parvenus jusqu'à nos jours. À quelques encablures, on trouve par exemple le moulin de Puig d'en Valls, qui a fonctionné jusqu'en 1940 et a été restauré mérite une visite : c'est le seul sur l'île dont le mécanisme entier est intact. Également restauré, le moulin d'Es Porxet fait l'objet d'une attention particulière de la part des autorités d'Ibiza. Concernant Formentera, il semblerait que les premiers moulins soient apparus au XVIIIe siècle, en même temps que l'île se repeuplait. Outre les six moulins à farine encore debout, les deux tours construites à la fin du XIXe siècle pour moudre le sel sont également préservées. Le seul qui soit ouvert à la visite, qui est par ailleurs le plus ancien de l'île (1778) et le dernier à avoir été en fonctionnement est le Molí Vell de La Mola, magnifiquement restauré.

Un office difficile

Anatomie d'un moulin de Minorque. Édifices imposants de forme cylindrique, les moulins à farine de Minorque étaient d'ordinaire construits en grès, qu'on trouvait en abondance sur l'île. Pour les faire fonctionner, on avait recours à une machinerie composée d'engrenages de tailles variables qui étaient situés au sommet de l'édifice et auxquels on accédait via un escalier en colimaçon. C'est autour du mât central (9 m de haut) que tout se joue : y sont reliées roues et courroies qui sont actionnées par le mouvement des antennes (ou pales) de 7 à 8 mètres d'envergure couronnant l'extérieur de la tour. Par un jeu de petites poulies, le meunier était en mesure de contrôler la vitesse du moulin, mais aussi l'élévateur, une grande roue munie de récipients qui servaient à piocher le grain stocké en dessous du moulin. Le grain était finalement broyé entre deux puissantes meules, puis entassé dans des sacs. Afin de pouvoir tirer profit de toute condition climatique, le mât central était équipé d'un levier permettant de diriger les pales du moulin dans la direction du vent. Avant de broyer le grain, il fallait d'abord le récolter, et si récolte et conditionnement des céréales étaient des activités estivales, il n'était pas rare, lors de fastueuses récoltes, que les meuniers dussent travailler toute l'année et parfois à des heures indues, leur office étant totalement dépendant du vent qui pouvait souffler à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Lorsque ce dernier était favorable, ils pouvaient moudre 150 à 200 kilos de farine par heure. Inversement, avec peu vent, une pleine journée de travail était nécessaire pour obtenir 50 kilos.

Marins de l'intérieur. Tout comme les marins, les hommes des moulins dépendaient intégralement des vents et les connaissaient. La rose des vents était leur boussole, leur permettant d'identifier les huit vents de Minorque : tramuntana, gregal, llevant, xaloc, migjorn, llebeig, ponent et mestral, autant de noms que pêcheurs, marins et meuniers psalmodiaient comme un mantra. Pour manier un moulin, il fallait en effet savoir déchiffrer les changements climatiques à l'avance, être capable d'anticiper pluies et tempête, sentir la brise tourner afin de diriger les ailes du moulin dans la direction du vent à l'approche. Par exemple, il n'était pas recommandé de broyer le grain à l'aide du mestral ou de la tramuntana, ces vents produisant de puissantes rafales capables de détruire les pales d'un moulin. C'est également en prévision des jours de gros vents que les moulins ont été équipés de deux portes : histoires orales et écrites relatent de nombreux accidents dus au choc des lames sur le corps de meunier sortant du moulin. La seconde porte permit à ces derniers de pouvoir s'extraire de l'édifice par le côté où les pales ne tournaient pas. À bien des égards donc, le maniement d'un moulin était comparable à celui d'un navire et du fait du vocabulaire très similaire propre à ces deux offices – les antennes et les voiles, le nom des nœuds –, naquit un dicton « Quand vous écoutez les meuniers, on croirait entendre des marins parler ».

Abandon (et renaissance ?) des moulins

La seconde moitié du XXe siècle et la modernisation des techniques de culture s'appuyant sur une vaste batterie de machines pensées pour diminuer, voire supprimer l'effort humain, ont signé la fin de l'ère des moulins. Ceux qui continuèrent de fonctionner, un temps, le firent à l'aide de moteurs fonctionnant à l'énergie électrique – les moulins à feu –, délaissant la force éolienne. À cela s'ajouta la culture intensive, qui finit par rendre les terres cultivables infertiles, mais aussi la compétitivité des produits importés, qui n'incita pas les agriculteurs à poursuivre l'éprouvant travail de semailles et récoltes. Si bien que les moulins des Baléares ne sont plus aujourd'hui que les témoins d'une époque révolue, que les anciens considèrent avec nostalgie quand les plus jeunes les voient comme des éléments historiques trônant dans leur paysage familier. Quelques-uns ont été transformés en logements, d'autres en restaurants, tandis que certains sont utilisés comme centres culturels ou musées, à l'image de celui de Sant Lluís (Minorque), qui fonctionne encore comme il y a un siècle. Les autres tombent doucement dans la désuétude.
À Majorque toutefois, il semblerait que les autorités aient des projets pour le Pla de Sant Jordi, qui compte quelque 650 moulins protégés, des moulins servant à pomper l'eau des sous-sols. Dans les années 1990, l'édification d'une station d'épuration dans la zone, doublée d'une crise agricole, poussa éleveurs et planteurs à délaisser cultures, bétail et moulins. C'est bien dans le but d'inciter les agriculteurs à valoriser leurs terres que le Conseil de Majorque a décidé en 2017 de subventionner la réhabilitation des moulins du Pla Sant Jordi, en leur rendant leur fonction originale, à savoir l'extraction d'eau. Le Pla de Sant Jordi est en effet battu par les vents, et il se trouve que c'est en été qu'ils s'avèrent plus réguliers. Qui plus est, c'est à l'époque estivale que le niveau des nappes phréatiques est le plus élevé, et donc que l'eau est plus facile à extraire, et c'est précisément à cette époque que les cultures horticoles ont le plus besoin d'eau. Mais la volonté des autorités est aussi d'ordre patrimonial : il s'agit de restaurer ces moulins dans le respect de leur mode d'édification d'autrefois, en faisant appel à des artisans qualifiés. Les 18 ailes des moulins à vent de Majorque auraient-elles le vent en poupe ? Cette initiative n'est pas le premier coup d'essai. Affaire à suivre…