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Des racines solides

Pauline Johnson naît le 10 mars 1861 dans la réserve des Six-Nations, anglaise par sa mère, mohawk par son père. Une dualité enrichissante qui se retrouve dans le nom de son grand-père, Tekahionwake (double wampum), qu’elle emprunte à l’âge adulte. Mais la jeune femme a un autre atout que cette richesse culturelle, elle excelle aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, et c’est d’ailleurs en déclamant son poème A cry from an Indian wife le 16 janvier 1892 au Young Men’s Liberal Club qu’immédiatement elle se fait remarquer. Une notoriété qui transcendera sa mort précoce des suites d’une longue maladie en 1913 puisque The Song my paddle sings est toujours enseigné aux écoliers. La chantre des Amérindiens et de la nature qu’elle aimait tant se lit en français, par exemple aux éditions poétiques Les 17 muscles de la langue. Autre exemple de double culture, l’Anglais William Kirby qui, adolescent, immigre aux États-Unis avec sa famille puis s’installe à Niagara-on-the-Lake à l’âge adulte jusqu’à sa mort en 1906. Il laissera en particulier à la postérité un roman historique, Le Chien d’or, qui s’inspire d’évènements survenus dans une maison québécoise et lui sert de prétexte pour donner une version loyaliste de la création du Canada.

Plus connue, et plus facile à se procurer en français grâce aux bons soins des éditions Omnibus qui l’ont rééditée, la série des Jalna (seize romans) décrit la vie d’une famille à la tête d’une grande propriété agricole, les Whiteoak, sur quatre générations et un siècle, de 1854 à 1954. Un immense plaisir de lecture dû à la plume de Mazo de la Roche (1879-1961), écrivaine finalement assez discrète, dont les personnages, aux caractères bien trempés, hantent encore les rues de London, ville ontarienne qui leur a dédié quelques sites.

Autre classique, Morley Callaghan, né en 1903 à Toronto où il poussera son dernier soupir en 1990, qui, bien qu’un peu négligé de ce côté-ci de l’océan, est pourtant entré en littérature en racontant ses frasques parisiennes en compagnie d’Hemingway et de Fitzgerald (la fameuse Lost Generation américaine à Paris dans les années 1920) dont il dresse un portrait mordant dans son récit autobiographique That summer in Paris. Issu d’une famille catholique irlandaise, la religion imprègne ses premiers romans qui se déroulent dans sa ville natale durant la crise des années 1930, une bonne morale peut-être un peu trop prégnante qui disparaît complètement dans la seconde partie de sa carrière, quand il revient à l’écriture après avoir dû exercer le métier de journaliste pour survivre. Dans The loved and the lost (1951), par exemple, il n’hésite pas à dépeindre les relations entre des êtres que, à l’époque, tout semble séparer : origines, classes et langues. Une ouverture d’esprit rafraîchissante qui lui vaudra d’être couronné par le prix littéraire du Gouverneur général du Canada.

L’Ontario des années 1930 se montre fécond et assiste coup sur coup à la naissance de trois géants à retrouver aisément dans les rayons de nos librairies, Timothy Findley en 1930, Alice Munro en 1931 et Margaret Atwood en 1939. Findley – dont Pilgrim, republié en Folio, est une merveille d’humour et d’érudition, raconte l’histoire d’un homme que la mort refuse et dont va s’occuper Carl Jung – fait ses débuts comme acteur à Hollywood après de très classiques études canadiennes. Il acquiert ses premières lettres de noblesse comme dramaturge et scénariste à défaut de gagner le haut de l’affiche pour ses romans systématiquement refusés. Le succès lui sera pourtant accordé tant son œuvre marque par les thèmes puissants, solitude ou folie, qu’il explore. Alice Munro, quant à elle, est l’auteure des petits riens, et si le prix Nobel de Littérature lui est remis en 2013 pour saluer sa carrière de nouvelliste, c’est bien parce qu’elle a l’art du détail et du réalisme qui sert ses étranges portraits de femmes. Un style particulier qui a l’heur de séduire, ou non, mais qui interpelle, et ce depuis son premier recueil, La Danse des ombres heureuses, publié en 1968. Portée par la publication en revues, elle inspirera également à Pedro Almodóvar son film Julieta.

Enfin, est-il encore besoin de présenter Margaret Atwood, tant le triomphe de l’adaptation en série de La Servante écarlate a remis en avant son œuvre ? Dans cette dystopie est décrit un système totalitaire où les femmes ne sont que part congrue de l’humanité, corvéables à merci et asservies à toutes les basses besognes. Ce roman, qui date de 1985, et qui se prolonge avec Les Testaments, ne doit pas faire oublier que l’auteure est aussi poétesse (Laisse-moi te dire… aux éditions Bruno Doucey), qu’elle a écrit pour la jeunesse (Tout là-haut dans l’arbre, chez Rue du Monde) et qu’elle s’est même essayée à la bande dessinée (Angel Catbird, éditions Glénat). Une autre écrivaine, Joy Fielding, née à Toronto en 1945, s’intéressera aussi aux femmes et campera ses héroïnes dans des romans plus noirs que noirs.

Un multiculturalisme important

Le siècle se poursuit et se montre tout aussi riche, tant dans son offre littéraire que dans sa pluralité multiculturelle, à l’image de Michael Ondaatje, né en 1943 à Colombo au Sri Lanka mais citoyen canadien établi à Toronto, l’auteur du Patient anglais (éditions Points), Prix Booker et source d’inspiration du film éponyme. Ou encore de Richard Wagamese, amérindien ojibwé, journaliste hors-pair et écrivain de renom dont la plume fulgurante – il n’aura écrit que très peu de romans avant de succomber à l’âge de 62 ans – s’est fait remarquer jusqu’au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo grâce au flair et à la sensibilité de Caroline Coutau, directrice des éditions Zoé, qui avait fait traduire Les Étoiles s’éteignent à l’aube dès 2016, puis qui a récidivé en 2017 avec Jeu blanc. Dans le premier ouvrage on rencontre Franklin Starlight, qui sera à nouveau dans Starlight (en 2019 pour la version française), un homme qui se confronte à ses origines indiennes en accompagnant son père dans son dernier voyage. Le second titre interroge lui aussi sur ces racines inaliénables qui forgent les destins, et est l’objet de cette même écriture intense qui s’apparente, par ailleurs, au courant dit du natural writing.

Le siècle fait vraiment montre de brassages fructueux. Ainsi Joseph Boyden, né en 1966, cultive ses origines irlandaises, écossaises mais aussi indiennes. Ancien punk et nouvel écrivain, il a conquis le cœur de ses lecteurs en 2006 avec Le Chemin des âmes (Le Livre de poche) qui suit la route de deux Amérindiens cris ayant combattu en France, dans l’armée canadienne, durant la Première Guerre mondiale, et refait parler de lui avec Les Saisons de la solitude puis Dans le grand cercle du monde. Boyden est également l’auteur de Louis Riel et Gabriel Dumont (éditions Boréal), prenant ainsi comme sujet l’illustre fondateur de la province du Manitoba. Une fascination qu’il partage, dans un tout autre style, avec le Montréalais d’origine et Torontois d’adoption Chester Brow, bédéiste à la renommée internationale qui n’a jamais hésité à se mettre en scène, de sa ligne épurée, parfois dans des situations un brin taboues (Le Playboy chez les fort belles éditions québécoises Les 400 coups, ou Vingt-trois prostituées chez Cornélius). Une voix contemporaine qui pourrait faire écho à celle de Craig Davidson dont le recueil Un Goût de rouille et d’os publié dans la collection Terres d’Amérique d’Albin Michel en 2006 a sonné comme une révélation, avant d’inspirer à Jacques Audiard un long-métrage en 2011.

Enfin, le brassage est aussi linguistique comme le démontrent les auteurs francophones - particulièrement la génération née après 1945 - qui, depuis quelques décennies, n’hésitent pas à affirmer leur identité, quitte pour cela à user de l’anglais pour accéder à la publication sans craindre pour autant l’assimilation. Un état d’esprit comme un geste politique qui a dû faire fi de ce vaste territoire qui n’aide pas au regroupement, et des institutions qui n’ont pas toujours encouragé ce particularisme. Néanmoins, la vie littéraire franco-ontarienne a su s’organiser, initiant des projets collectifs et s’articulant autour de différentes structures, notamment la revue Virages, fondée en 1997 par Marguerite Andersen, qui s’intéresse à l’art de la nouvelle, ou des maisons d’édition telles que Prise de parole créée par le précurseur Gaston Tremblay dès 1973, ou L’Interligne ouverte en 1981. Nous pourrions la faire remonter à l’époque coloniale et y inclure les récits des explorateurs, ou nous intéresser au XXe siècle où écrire en français était acte de résistance, sans avoir à minorer sa vivacité actuelle, et ce dans tous les genres, de la poésie ancestrale au théâtre contemporain, en citant par exemple Michel Ouellette, Pierre Berton, Jean-Marc Dalpé ou Jean-Louis Trudel. Une littérature à explorer sur place, plaisir d’un voyage dans le voyage.