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Rencontres croisées en Cilicie

L’attrait exercé par la France sur les Arméniens s’appuie sur une longue tradition d’échanges, dont l’Arménie cilicienne fut le creuset. C’est dans ce royaume de Cilicie, qui prospéra du XIIe au XIVe siècle, entre Taurus et Méditerranée, à la faveur des Croisades, que Français et Arméniens apprirent à se connaître. Doté d’une façade maritime avec le port d’Ayas, ce royaume occupe une place de premier plan et des liens politiques étroits s’y tissent alors entre les noblesses arménienne et franque, consolidés par des mariages. La cour arménienne sera profondément marquée par les habitudes françaises, comme en témoigne l’usage actuel du mot « baron » pour dire « monsieur » en arménien. La personnalité et le destin du dernier roi arménien, Léon V, donnent une dimension symbolique à ces relations. Appelé à régner sur une Cilicie à l’agonie, ce prince de Lusignan, famille poitevine trônant sur le royaume latin de Chypre, accompagne les derniers jours du royaume, qui succombe en 1375 sous les coups des Mamelouks d’Égypte ; ceux-ci le font prisonnier avant de le renvoyer en France contre rançon. Le dernier roi arménien est donc un seigneur poitevin, et repose parmi les rois de France dans l’abbaye de Saint-Denis. Avec la disparition de la souveraineté arménienne, le commerce pérennise les liens avec la France. Dominant le commerce entre l’Orient et l’Occident, les riches négociants arméniens deviennent les ambassadeurs de leur pays oublié en Europe, où ils établissent comptoirs et colonies, singulièrement en France, où l’Arménie incarne au XVIIe siècle une certaine image de cet Orient fascinant et inquiétant. Les Arméniens intègrent l’imaginaire français, et Corneille et Racine leur donnent les premiers rôles dans Polyeucte et Bajazet. Les Arméniens, eux, espèrent que la France pourra aider leur pays déchiré entre les Perses et les Ottomans et croient à nouveau en la prophétie médiévale de Saint Nersès d’une délivrance de l’Arménie par les Francs. Louis XIV serait le « restaurateur de la liberté » ; mais l’époque des Croisades est révolue, et les projets arméniens visant à créer une coalition associant la Perse, l’Occident et les chrétiens d’Orient contre l’Empire ottoman, tournent court.

L’Arménie à la mode de Rousseau

Le siècle des Lumières éclaire d’un jour nouveau les Arméniens. En France, où ils sont installés en Provence et à Marseille, plaque tournante du commerce entre l’Orient et l’Occident, les Arméniens suscitent un intérêt croissant. Parmi eux, Jean Althen, un Arménien né en Perse en 1711 et mort en 1774 à Avignon, où le musée Calvet rend hommage au « premier cultivateur de la garance en Avignon ». C’est aussi aux négociants arméniens que l’on doit la mode des « cafés ». Le premier café parisien, le Procope, a été ainsi fondé par l’Arménien Pascal, ou Artin, en 1672. Ces quelques Arméniens connus produiront un « effet de mode » auquel sera sensible Jean-Jacques Rousseau, qui s’habilla à la mode arménienne. Vers la fin de sa vie, le philosophe se faisait appeler « l’Arménien », justifiant le port de son costume, confectionné en 1756 par son tailleur arménien de Montmorency, par de prosaïques problèmes de santé. Mais sa tenue « arménienne » obéit moins à des impératifs d’hygiène qu’à une attirance du philosophe pour un style vestimentaire qui séduisit Eugène Delacroix, qui écrit en 1850 à son ami Soulier : « Voilà une conformité de plus que tu me trouveras avec ton cher Rousseau. Il ne me manque plus que l’habit d’Arménien… ». Il est vrai que l’Arménie est passée de mode au XIXe siècle !

La France et la question arménienne

L’Arménie, où s’affrontent Perses et Ottomans, sombre dans les ténèbres, tandis que décline le commerce en Méditerranée, qui fit la fortune des négociants arméniens. Les Arméniens se tournent vers la Russie qui s’implante au Caucase, oubliés de la France. Que le fidèle mamelouk de Napoléon, Roustan, ait été arménien n’y changera rien. Mais peut-être a-t-il inspiré à l’empereur l’idée de créer une chaire d’arménien à l’École des langues orientales vivantes, en activité à l’INALCO ? De plus, Napoléon, impitoyable lors de l’occupation de Venise, épargna au couvent arménien mkhitariste de San Lazzaro, les pillages des grognards.

Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, et la question d’Orient, pour que les Arméniens réexistent en France. Ils se cherchent d’autres protecteurs que les Russes, qui ont certes soustrait l’Arménie caucasienne à la tutelle perse et se posent en défenseurs des chrétiens d’Orient, et la France offre une alternative pour régler une question d’Orient devenue l’otage des rivalités russo-turques. Sans doute la diplomatie française sera elle aussi tentée d’instrumentaliser la question arménienne, tandis que les Puissances rivales se portent au chevet du sultan, « l’homme malade de l’Europe ». Mais au début du XXe siècle, s’exprimera en France un réel élan de sympathie pour les Arméniens victimes de massacres dans l’Empire ottoman. Pourtant, les horreurs de la Grande Guerre étoufferont les condamnations, par les politiques, des massacres perpétrés en 1915 par les Turcs alliés de l’Allemagne. La France en deuil oublie les Arméniens ; le traité de Versailles (1919) l’intéresse plus que celui de Sèvres (1920) prévoyant la création d’un État arménien sur les ruines des Empires ottoman et russe, et elle entend défendre ses intérêts au Moyen-Orient plutôt que ceux de l’Arménie, tombée dans l’orbite soviétique et dans l’oubli, comme le montrera le traité de Lausanne (1923), fossoyeur de Sèvres. La question arménienne appartient au passé quand les Arméniens fuyant les massacres dans l’Empire ottoman, puis dans la Turquie de Kemal, débarquent à Marseille au début des années 1920.

Les réfugiés arméniens, de Marseille à Paris

Pour ces réfugiés traumatisés par le génocide, qui ont échoué à Marseille après avoir erré de campements syriens en camps de transit grecs, la France porte l’espoir d’une vie nouvelle. Mais le mythe de « l’Arménie sauvée par les Francs » s’est envolé avec les navires français qui évacuent les Arméniens de Turquie, brisant le rêve d’un « foyer national arménien de Cilicie » sous protectorat français.

Partagés entre le sentiment d’avoir été trahis par un pays dont ils attendaient le salut, et la reconnaissance pour son accueil, ces Arméniens, porteurs, comme les Russes, du « passeport Nansen » des réfugiés politiques apatrides, ont une priorité, l’intégration. Paysans illettrés souvent, avec pour seuls bagages leur foi dans l’amitié franco-arménienne, ils font face au rejet d’une société meurtrie par la guerre. C’est donc dans la discrétion que ces Arméniens travaillent à leur intégration, ou plutôt à celle de leurs enfants, pour former une communauté forte aujourd’hui de 600 000 membres. De Marseille, ils remontent le Rhône jusqu’à Paris, travaillant partout où l’on a besoin d’une main-d’œuvre faisant défaut après la Guerre, se regroupant en communautés soudées à Valence, Saint-Étienne, Lyon ou Grenoble. Mais ces anciens paysans ou artisans sont plutôt individualistes. À Paris, ils préfèrent la banlieue, où ils construisent leurs pavillons avec jardin. À l’usine, ils préfèrent le travail à domicile en famille, ou les petits commerces. Réfugiés « Nansen », ils accomplissent leurs devoirs militaires de Français en 1939-1945, s’illustrant parfois dans la Résistance, comme le communiste Missak Manouchian, fusillé au mont Valérien avec ses camarades de l’« Affiche rouge ».

De la lutte pour l’intégration au désir de reconnaissance

Ils sont dès lors citoyens français, même si quelques milliers, succombant aux sirènes de la propagande, s’installent en Arménie soviétique. Affichant une volonté farouche d’intégration, ils ne renient pas leurs origines, trahies par la désinence en « ian » de leurs patronymes, parlent l’arménien, pratiquent leur religion, sans ostentation. Ils ont une vie associative et politique intense, articulée autour des trois partis nationaux en exil, qui a contribué à l’émergence d’une forte conscience nationale dans la 3e génération, celle du « droit à la différence », qui les sort de l’anonymat : de 1975 à 1983, une vague d’attentats visant les intérêts turcs dans le monde réactualise la question arménienne. Tout en réprouvant ces attentats, les Arméniens ont vu dans ces terroristes issus de la diaspora des justiciers qui appelleraient le monde à réparer la grande injustice faite à leur nation. Des organisations prennent la relève, menant un combat pacifique pour faire connaître la « cause arménienne » et faire pression sur la classe politique. Ce lobbying, dont le premier relais se situe au niveau des municipalités à forte population arménienne, vise à une reconnaissance du génocide par la France, alors que la Turquie multiplie les pressions pour l’en dissuader. Mais l’Arménie revient au-devant de l’actualité avec le séisme du 7 décembre 1988, qui suscite un vaste élan de générosité, et son accession à l’indépendance en 1991 ouvre un nouveau front pour la communauté, qui se mobilise pour son développement et la défense du Karabagh.

Des relations d’État à État

La France sera le premier État occidental à ouvrir son ambassade à Erevan, en 1992 ; elle s’implique aussi dans le processus de règlement du conflit du Karabagh, en coprésidant le groupe de Minsk de l’OSCE. Le 19 janvier 2001, le Parlement français adopte une loi établissant la « reconnaissance par la France du génocide des Arméniens en 1915 ». Pour les Arméniens, c’est une avancée dans un processus international visant à convaincre la Turquie d’assumer son passé et de se réconcilier avec l’Arménie. Pour mener ce combat, la communauté se dote d’un Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF), au moment où l’« Année de l’Arménie » présente ce pays au public français de septembre 2006 à juillet 2007. Le coup d’envoi en est donné par la visite en Arménie du président Chirac, la première d’un chef d’État occidental à Erevan, où il inaugure la place de la France, symbole de l’amitié. En octobre 2011, N. Sarkozy se rend aussi à Erevan, suivi par F. Hollande, principal leader occidental présent, le 24 avril 2015, au centenaire du génocide et par E. Macron qui participe en octobre 2018, au 17e sommet de l’Organisation de la Francophonie, dont est membre l’Arménie. Peu avant, il rendait un hommage national, aux Invalides, à Charles Aznavour, disparu le 1er octobre, qui fut l’occasion de rappeler le lien spécial entre la France et l’Arménie qu’incarnait l’artiste franco-arménien, sacralisé en Arménie, comme l'atteste l'existence du Centre Aznavour à Erevan. Sacrifiant à une tradition inaugurée par F. Hollande, E. Macron, assiste aussi aux dîners du CCAF, grand rendez-vous annuel de la communauté arménienne ; c’est là qu’il annonçait en février 2019, la désignation du 24 avril comme Journée du génocide arménien, marquée chaque année par un rassemblement unitaire devant la statue à Paris du compositeur Gomidas, rescapé du génocide. En 2018 aussi, l’émergence d’une « Nouvelle Arménie » a fait naître l’espoir dans cette communauté, frustrée de n’être qu’une force d’appoint dans les relations d’État à État entre Erevan et Paris, d’une participation plus active à la vie de l’Arménie, au-delà de l’aide financière et du lobbying.